Tribunal de l’Union européenne, 28 février 2017, NF, NG et NM/Conseil européen, aff. T-192/16, T-193/16 et T-257/16

Louvain-La-Neuve

L’accord UE-Turquie devant le Tribunal de l’Union européenne: Une incompétence lourde de conséquences ?

Le Tribunal de l’UE se déclare incompétent pour connaître des recours de trois demandeurs d’asile à l’encontre de la déclaration UE-Turquie tendant à résoudre la crise migratoire au motif qu’il a été négocié et conclu par les représentants des Etats membres, agissant en leur qualité de chefs d’Etat ou de gouvernement, et non en tant que membres du Conseil européen. Cet accord, peu importe sa nature, n’est donc pas un acte d’une institution européenne. Ce faisant, la compétence du Tribunal n’est pas fondée au regard de l’article 263 du TFUE. Outre le raisonnement alambiqué du Tribunal, cette déclaration d’incompétence n’est pas sans conséquence tant sur le plan institutionnel qu’au regard des droits fondamentaux.

Accord UE-Turquie – Chefs d’Etat ou de gouvernement – Conseil européen – Accord Intergouvernemental – Incompétence du Tribunal de l’Union européenne.

A. L’arrêt du Tribunal

Saisi de trois recours introduits séparément par trois demandeurs d’asile, le Tribunal de l’Union européenne était amené à se prononcer sur la déclaration adoptée par le Conseil européen ou les chefs d’Etat ou de gouvernement - là est toute la question, bien qu’il s’agisse physiquement des mêmes personnes - et la Turquie, au plus fort de ce qu’on a appelé la « crise des réfugiés ».

Outre l’incertitude quant à sa nature et la qualité en laquelle les représentants des Etats membres l’ont adoptée, cette déclaration, rendue publique à travers un communiqué de presse datant du 18 mars 2016, a été unanimement dénoncée par le milieu associatif ainsi que par une grande partie du monde académique (voir ici, ici, ou encore ici pour une position plus nuancée). Sur le plan moral, la critique estime que l’Union européenne sous-traite le respect de ses valeurs à la Turquie. Sur le plan juridique, par contre, l’accord a été dénoncé en raison du risque de violation du principe de non-refoulement et du manque de garanties permettant de conclure que la Turquie est un pays tiers sûr au sens de l’article 38 de la Directive procédure.

Les recours introduits par les trois demandeurs d’asile, dont l’intérêt à agir n’a pas été contesté, portent toutefois sur une question différente : considérant que la déclaration peut être qualifiée d’acte attribuable au Conseil européen matérialisant un accord international conclu entre l’Union européenne et la Turquie, les requérants demandent au Tribunal l’annulation de l’accord pour non-respect des règles de procédures contenues dans les Traités européens. Si le TFUE, en son article 216, prévoit effectivement que l’Union peut, dans certaines matières, conclure un accord avec un pays tiers, la négociation et la conclusion d’un tel accord est soumis au respect de la procédure énoncée à l’article 218 du Traité[1]. Selon cette disposition, l’ouverture de négociations avec un pays tiers, la signature et la conclusion d’un accord requièrent l’autorisation du Conseil. En outre, l’approbation du Parlement européen est nécessaire lorsque l’accord couvre des domaines auxquels s’applique la procédure législative ordinaire, ce qui est le cas de la politique d’asile conformément à l’article 78 du TFEU. L’article 15 du TUE dispose, par ailleurs, que le Conseil européen n’exerce aucune fonction législative. Les requérants demandent ainsi à ce que l’accord conclu avec la Turquie soit annulé pour non-respect des règles de procédure édictées par le droit primaire.

En vue de répondre à la question de savoir si l’article 218 du TFUE n’a effectivement pas été respecté, ainsi que l’allèguent les requérants, le Tribunal devait préalablement identifier les auteurs de la déclaration. Celle-ci a-t-elle été conclue avec la Turquie par les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres en tant que tels ou en tant que membres du Conseil européen et engageant de ce fait l’institution elle-même ? La réponse à cette question préalable est importante puisqu’elle conditionne la compétence de la juridiction européenne. A considérer que la déclaration a été adoptée par les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres en cette qualité, elle échapperait au contrôle de légalité institué par l’article 263 du TFUE. Le recours en annulation prévu par cette disposition est effectivement ouvert à l’encontre des toutes les dispositions, indépendamment de la nature ou de la forme de celles-ci, prises par les institutions, organes ou organismes de l’Union. A contrario, le juge européen n’est pas compétent pour connaître de la légalité d’un acte adopté par les représentants des Etats membres agissant en tant que tels.

Par conséquent, il incombe au Tribunal de déterminer si l’accord conclu avec la Turquie révèle, eu égard à son contenu et à l’ensemble des circonstances dans lesquelles il a été adopté, l’existence d’un acte imputable au Conseil européen. Dans un deuxième temps seulement, et à condition que la réponse à cette première question soit positive, se pose celle de savoir si, ce faisant, le Conseil européen a conclu un accord international en méconnaissance de l’article 218 du TFUE.

Sur la base de l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen en tant que défendeur à la cause, le Tribunal rejette les recours introduits par les demandeurs d’asile. Dans les trois ordonnances, mot pour mot identiques, le Tribunal considère, en effet, que ce n’est pas l’Union européenne mais ses Etats membres qui ont mené les négociations et conclu l’accord avec la Turquie. En d’autres termes, les Etats membres de l’Union européenne ont agi collectivement sans pour autant que l’Union elle-même soit engagée. En vertu de l’article 263 du TFEU, la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne n’est dès lors pas fondée puisqu’elle ne peut s’exercer à l’égard d’un acte adopté par les représentants des Etats membres, quand bien même ils seraient réunis physiquement dans l’enceinte du Conseil européen. Le Tribunal estimant que la déclaration UE-Turquie ne peut être considérée comme un acte adopté par le Conseil européen, ni par une autre institution européenne, il se déclare incompétent. En définitive, d’après le raisonnement du Tribunal, l’acte en cause est étranger à l’Union européenne.

L’identification des auteurs de la déclaration et de la qualité en vertu de laquelle ils ont agi se réalise, ainsi que l’affirme le Tribunal, au regard du contenu et de l’ensemble des circonstances dans lesquelles la déclaration a été adoptée. La déclaration UE-Turquie, matérialisée dans le communiqué de presse n° 114/16, a fait suite à la réunion du 18 mars 2016, la troisième rencontre entre les dirigeants européens et leurs homologues turcs. D’après le Tribunal, il apparait que les représentants des Etats membres ont participé aux deux premières rencontres en leur qualité de chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres. Le communiqué de presse afférant à la troisième réunion se présente toutefois différemment et indique que ce sont les « membres du Conseil européen » qui ont participé à la réunion, et que ce sont l’UE et la Turquie qui ont convenu des éléments exposés dans la déclaration. Le Tribunal considère néanmoins qu’une incertitude entoure la nature de la réunion du 18 mars, tantôt il serait fait référence aux travaux du Conseil européen, tantôt à un « sommet international » réunissant les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres avec leur homologue turc.

Le Tribunal s’intéresse alors au contenu de la déclaration UE-Turquie. Le Tribunal commence par admettre que l’expression « membres du Conseil européen » et l’indication selon laquelle c’est l’Union qui a convenu de points d’action complémentaires avec la Turquie laissent entendre qu’il s’agisse bien d’un acte du Conseil européen. Ce n’est toutefois pas l’avis de cette institution selon laquelle l’expression « membres du Conseil européen » doit s’entendre comme une référence faite aux chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres, puisque ceux-ci composent le Conseil européen. En outre, la référence à l’Union dans la déclaration s’explique, d’après le Conseil européen, par le souci de simplification des termes utilisés pour le grand public. Il s’ensuit que dans le contexte journalistique, l’objectif informatif d’un communiqué de presse justifie que des formulations simplifiées ou des raccourcis soient utilisés. D’après le Conseil européen, nonobstant les termes de la déclaration, celle-ci ne saurait engager l’Union d’une quelconque manière et ne serait en réalité qu’un engagement politique, la discordance s’expliquant par le public cible du support utilisé.

Prenant en compte les explications du Conseil européen et au vu de l’ambivalence des termes figurant dans la déclaration qui en découle (le terme « UE » signifiant en fait les Etats membres et non l’Union!), le Tribunal décide ensuite de se référer aux documents officiels qui ont précédé la réunion du 18 mars. Eu égard notamment aux documents protocolaires, le Tribunal considère que deux événements distincts ont été organisés, à savoir une réunion du Conseil européen le 17 mars 2016 et un sommet international le lendemain, tous deux entre les quatre murs bétonnés du bâtiment Justus Lipsius. Il s’ensuit que « nonobstant les termes regrettablement ambigus de la déclaration UE-Turquie telle que diffusée au moyen du communiqué de presse n° 144/16, c’est en leur qualité de chefs d’État ou de gouvernement desdits États membres que les représentants de ces États membres ont rencontré le Premier ministre turc le 18 mars 2016 »[2].

En outre, la présence du président du Conseil européen et celui de la Commission lors de ce « sommet international » n’a pas pour effet de rendre la déclaration plus européenne. Leur rôle dans les négociations et dans le dialogue politique avec la Turquie justifiait apparemment leur présence à cette réunion entre les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres avec leur homologue turc.

Le Tribunal conclu, dans ces conditions, que l’expression « membres du Conseil européen » et le terme « UE » figurant dans la déclaration UE-Turquie doivent s’entendre comme des références aux chefs d’État ou de gouvernement de l’Union. Par conséquent, « le Conseil européen, en tant qu’institution, n’a pas adopté de décision de conclure un accord avec le gouvernement turc au nom de l’Union et qu’il n’a pas non plus engagé l’Union au sens de l’article 218 TFUE »[3]. En d’autres termes, peu importe la nature de la déclaration, celle-ci est étrangère à l’Union européenne. Seuls les Etats membres, ayant agi ici collectivement mais en dehors du cadre européen, sont ainsi engagés par les termes de la déclaration. Le Tribunal juge opportun d’ajouter, à titre surabondant, que, même à supposer qu’un accord international ait pu être conclu, celui-ci aurait été le fait des chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres de l’Union et du Premier ministre turc. Pour ces raisons, le Tribunal accueille l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen puisque les recours portaient sur un acte n’impliquant aucune institution ni aucun organe ou organisme de l’Union européenne.

B. Éclairage

Outre le caractère élusif de la décision du Tribunal, la déclaration d’incompétence de celui-ci n’est pas sans conséquence tant sur le plan institutionnel (I) qu’au regard des droits fondamentaux (II).

I. Un raisonnement étrange pour un accord étranger à l’Union européenne

A la lecture des ordonnances, l’argumentaire du Tribunal a de quoi surprendre. Sans avoir à se prononcer sur la nature de la déclaration, déterminant l’applicabilité ou non de l’article 218 du TFUE en l’espèce, le Tribunal se déclare incompétent au motif que l’acte n’a pas été adopté par le Conseil européen mais bien par les représentants des Etats membres, agissant collectivement mais en-dehors du cadre européen. La déclaration, qu’elle soit de nature politique ou juridique, n’engage ainsi que les 28 Etats membres et la Turquie, l’Union européenne étant extérieure à cet accord.

Avant d’aborder la délicate question de la nature de l’acte, le Tribunal se devait effectivement de vérifier que celui-ci incombe, ainsi que l’allèguent les requérants, à une institution, un organe ou un organisme de l’Union. Dans le cas contraire, l’acte échappe au contrôle de légalité institué par l’article 263 du TFUE. Jusqu’ici rien d’anormal. De même que la forme d’un acte ne préjuge pas de sa nature, la qualification d’un acte de « décision des Etats membres » par le Conseil européen, en tant que défendeur à la cause, n’a pas pour effet de rendre cet acte étranger à l’Union européenne. Ainsi que l’affirme le Tribunal, encore faut-il vérifier que l’acte en question, eu égard à son contenu et à l’ensemble des circonstances dans lesquelles il a été adopté, ne constitue pas en réalité une décision du Conseil européen. Le contenu de l’acte est donc ici fondamental lorsqu’il existe un doute sur la nature de l’acte et les intentions des parties.

C’est à ce moment-ci que le raisonnement du Tribunal commence à vaciller. La déclaration du 18 mars commence par ces mots : « Les membres du Conseil européen se sont réunis ce jour avec leur homologue turc ». Le Tribunal ne le dément pas. Ensuite, le texte ne laisse aucun doute quant au fait que c’est l’Union européenne qui est convenue de points d’action complémentaires avec la Turquie, et que c’est l’Union qui s’engage, que ce soit un engagement politique ou juridiquement contraignant. Bien que le contenu du texte apparaisse a priori clair, le Conseil européen a défendu une lecture différente et le Tribunal a accepté de prendre en compte ces explications. Ainsi, les termes utilisés dans le communiqué de presse doivent être lus au regard du contexte journalistique qui justifie, aux yeux du Conseil européen, qu’une simplification soit opérée pour le grand public. Le contenu de la déclaration serait donc trompeur au nom d’une nécessaire vulgarisation pour un public sans doute pas suffisamment apte à comprendre la mécanique institutionnelle européenne.

Outre le manque de respect envers les citoyens européens, les explications du Conseil européen révèlent une hypocrisie certaine qui n’est pas sans rappeler l’idée d’« alternative facts ». Un acte vendu comme étant le fait de l’Union européenne ne le serait en fait pas et, d’après le Conseil européen, le contenu de cet acte ne saurait affecter le statut juridique et la qualité en vertu de laquelle les dirigeants européens ont rencontré leur homologue turc. Il n’est dès lors pas étonnant que le doute s’installe quant au contenu de la déclaration. Plus fondamentalement, l’argumentaire du Conseil européen, avalisé par le Tribunal, ne tient pas sur le fond. Comment expliquer le rôle joué par la Commission européenne, mais aussi par le président du Conseil européen, tant avant qu’après le 18 mars 2016 ? Si l’accord, qu’il soit politique ou juridique, est étranger à l’Union européenne, pourquoi la Commission européenne a-t-elle déjà publié cinq rapports, le dernier le 2 mars 2017, vantant les progrès réalisés suite à ladite déclaration ? En outre, tant le plan d’action commun du 15 octobre 2015 que les points d’action complémentaires convenus le 18 mars 2016 sont suffisamment clairs quant aux engagements de l’Union européenne. En effet, c’est l’Union qui verse les montants astronomiques promis, le processus d’adhésion à l’Union européenne a été relancé, l’Union s’est en outre engagée à libéraliser son régime des visas pour les ressortissants turcs et, enfin, la réinstallation de réfugiés syriens se fait vers l’Union dans son ensemble. Au vu de ces éléments, il est difficile de croire que l’accord soit étranger à l’Union européenne puisque les contreparties accordées à la Turquie incombaient à l’Union européenne. La Turquie a sans doute accepté les termes de l’accord précisément parce qu’elle s’attendait à des engagements de la part de l’Union.

Suivant la position du Conseil européen, le Tribunal a adopté une position formaliste, faisant fi du contenu de l’acte et de l’intention des parties. Or, au vu du contenu de la déclaration et de l’intention des parties, il apparait difficilement contestable que c’est bien l’Union, à travers le Conseil européen, qui s’était engagée. La compétence du Tribunal n’aurait ainsi pas dû poser de grandes difficultés. Tout en s’estimant compétent eu égard au contenu de la déclaration, le Tribunal aurait pu néanmoins juger qu’un accord juridiquement contraignant en droit international n’aurait pas pour autant été conclu. Par conséquent l’article 218 du TFUE, ne trouvant pas à s’appliquer, n’aurait pas été méconnu. Les arguments en faveur d’une telle interprétation ne manquent pas et sont, à n’en pas douter, plus sérieux que ceux avancés par le Conseil européen en l’espèce. En effet, la question de savoir si un traité, au sens de l’article 2 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, matérialisé notamment par le plan d’action commun et la déclaration du 18 mars, a été conclu entre l’Union européenne et la Turquie n’est pas aussi aisée qu’elle n’en a l’air, et la délimitation entre un traité et un protocole d’entente (‘memorandum of understanding’) est parfois difficilement décelable. Ce faisant, le Tribunal aurait délivré un jugement d’autorité quant à la nature de l’accord, question demeurant non résolue. Au lieu de cela, le Tribunal a préféré une voie de sortie peu convaincante en faisant droit à l’argumentaire du Conseil européen. 

Politiquement, la décision du Tribunal pose également question. L’accord avec la Turquie a fait l’objet de nombreuses critiques essuyées par l’Union européenne, renforçant encore un peu plus le sentiment anti-européen, alors que le Tribunal nous annonce un an plus tard que la coopération avec la Turquie est étrangère à l’Union européenne. La confusion règne ainsi non pas seulement dans le contenu de la déclaration mais plus largement au niveau institutionnel et politique. L’Union européenne et ses Etats membres donnent l’impression d’un navire ayant perdu le cap, faute d’avoir quelqu’un à la barre. On ne sait plus très bien qui fait quoi, ni surtout qui est responsable de quoi. Alors que la crise des réfugiés a mis en évidence les failles institutionnelles et les problèmes de gouvernance de l’Union européenne en matière d’asile, le Tribunal n’aura pas permis d’y voir plus clair. Face à la crise de l’asile et aux décisions unilatérales de ses Etats membres, l’Union européenne a cherché une solution commune à travers la coopération avec la Turquie, solution sans doute critiquable mais qui a le mérite de promouvoir la coopération interétatique. Le Tribunal nous informe toutefois, à la surprise quasi-générale, que ce n’est pas l’Union mais bien les Etats membres qui sont seuls engagés.

La décision du Tribunal laisse ainsi sous-entendre que la logique intergouvernementale resurgit face à l’effritement du régime d’asile européen commun, malgré la supranationalisation de la politique d’asile, formellement inscrite dans les Traités. Cette lecture confirme l’impression que les institutions communautaires sont inaptes à trouver des solutions à la crise et que le pouvoir des capitales européennes se retrouve de facto renforcé. La décision du Tribunal, certes critiquable, illustre bien le fait que l’intégration européenne souffre de la réticence des Etats membres à l’égard de la logique communautaire dans une matière aussi sensible que l’asile. Cette réalité est d’ailleurs implicitement acceptée par les institutions supranationales, en atteste la décision du Tribunal en l’espèce. A cet égard, il est également remarquable que la Commission (tout comme la Belgique d’ailleurs) ait demandé à intervenir à la cause en soutien des conclusions du Conseil européen. On peut également noter que le Parlement européen n’a pas demandé à intervenir, ce qui est tout aussi révélateur. En fin de compte, bien que l’accord soit étranger à l’Union européenne, le sentiment d’une Union en manque de souffle prédomine et les ordonnances du Tribunal participent à la confusion des genres.

II. Compatibilité avec les droits fondamentaux

Cet aveu d’incompétence du Tribunal n’est pas dépourvu de conséquences sur le plan humain. Au-delà des problématiques institutionnelles soulevées par cet accord, conclu en marge des procédures établies par le Traité, se pose la question des migrants et des réfugiés directement visés par les engagements mutuels des Etats parties. En rejetant les trois recours introduits devant lui, pour cause d’incompétence, le Tribunal prive de facto de protection juridictionnelle les requérants, dont les questions n’étaient pas limitées à la seule conformité de l’accord avec le droit de l’Union ni à son caractère juridiquement contraignant.

Les trois demandeurs d’asile (de nationalité Afghane et Pakistanaise) étaient arrivés sur l’île de Lesbos en 2016. L’un d’eux, NF, expliquait par exemple avoir fui la République islamique du Pakistan « par crainte de persécutions et d’atteintes graves à sa personne ». Entré en Grèce par bateau depuis la Turquie, il avait introduit une demande d’asile auprès des autorités grecques, quelques semaines après la conclusion de l’accord avec la Turquie : non pas par choix (conscient des déficiences systémiques dans la mise en œuvre du système d’asile européen en Grèce, telles que constatées par les juridictions européennes) mais afin de ne pas être refoulé vers la Turquie avec, le cas échéant, le risque d’y être placé en rétention ou d’être expulsé vers son pays d’origine. Les deux autres requérants soutenaient également avoir introduit leur demande d’asile « à contre cœur » ou « sous la contrainte » en raison des pressions exercées sur eux par les autorités grecques, soucieuses d’une mise en œuvre rapide de l’accord contesté. Leurs demandes ayant été rejetées, les requérants espéraient du Tribunal de l’Union qu’il se prononce sur la compatibilité des mesures envisagées : l’accord prévoit en effet un renvoi vers la Turquie des migrants dont la demande d’asile a été rejetée et qui se trouvent partant en situation d’irrégularité. Parmi les cinq moyens invoqués, les requérants font valoir en premier lieu que la déclaration n’est pas compatible avec les droits fondamentaux de l’Union, en particulier les articles 1er, 18 et 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ils allèguent ensuite que la Turquie n’est pas un pays tiers sûr, au sens de l’article 38 de la directive 2013/32/UE (dite « procédures »). Au vu des circonstances exceptionnelles et de l’ampleur de la crise migratoire actuelle, ils soutiennent que la directive 2001/55/CE (« protection temporaire ») aurait dû être transposée. Ils considèrent enfin que l’accord viole l’article 19, paragraphe 1, de la Charte qui prohibe formellement les expulsions collectives. Le Tribunal, ne retenant que le quatrième moyen, n’a donc pas eu à se prononcer sur ces arguments. Accueillant l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen, la juridiction limite son analyse à des considérations institutionnelles, évitant ainsi de s’attaquer à l’épineuse question des droits fondamentaux.

Que ce serait-il passé dans le cas contraire; si le Tribunal avait reconnu sa compétence, n’aurait-il pas été obligé d’examiner la légalité de l’accord tant sur la forme que sur le fond ? Tout d’abord, il faut bien admettre que l’absence de transposition de la directive « protection temporaire » reste un mystère juridique. Au regard notamment « du caractère massif des arrivées de personnes ayant besoin de protection », des dysfonctionnements que ces arrivées ont pu engendrer dans les systèmes d’asile nationaux et de l’impossibilité pour de nombreux migrants de rentrer de manière sûre dans leur pays d’origine, on comprend mal pourquoi ce mécanisme, dont le but est d’accorder une protection immédiate d’une durée temporaire (renouvelable), n’a pas été déclenché. Face aux réticences politiques suscitées par cet instrument, la Commission a préféré proposer un mécanisme innovant de relocalisation d’urgence qui n’a pas rencontré le succès escompté dans un certain nombre d’Etats membres (l’Autriche, la Hongrie, le Danemark ou la Pologne ont ainsi refusé toute relocalisation de demandeurs d’asile en provenance de Grèce ou d’Italie). La conformité de l’accord avec les droits de l’homme, tant sur le fond que sur le plan de sa mise en œuvre immédiate et ultérieure, a également suscité un grand nombre de questions et d’inquiétudes au niveau européen et international. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait ainsi considéré au lendemain de la conclusion de l’accord que « le renvoi de demandeurs d’asile, syriens ou non, vers la Turquie en tant que «pays tiers sûr» est contraire au droit de l’Union européenne et/ou au droit international: la Turquie ne leur fournit en effet pas la protection prévue par la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, les non-Syriens ne bénéficient pas d’un accès réel à la procédure d’asile, et des cas de refoulement indirect de Syriens et de non-Syriens ont été signalés ».  Amnesty International, qui avait justement présenté une demande d’intervention dans ces affaires, fait état dans son rapport de conditions de vie désastreuses et de « prisons à ciel ouvert » sur les îles grecques, d’expulsions forcées illégales de la Turquie vers la Syrie de personnes ayant fui la guerre, d’accès limité aux services de base et à l’éducation des réfugiés syriens bénéficiaires en Turquie d’un statut de protection temporaire ou encore des failles des systèmes d'asile grecs et turcs dans le traitement des demandes introduites par des migrants non-syriens. D’un point de vue médical, le bilan dressé par Médecins Sans Frontières est tout aussi préoccupant : dans son dernier rapport, l’organisation internationale dresse les coûts humains résultants de la politique migratoire européenne et notamment de l’accord conclu avec la Turquie.

La question de savoir si la Turquie peut être considérée comme un pays tiers sûr au sens du droit de l’Union ne semble pas non plus tranchée : les Comités d’appel grecs, compétents à l’époque pour connaître des décisions rendues par le Service d’asile, contestèrent cette qualification, jusqu’à ce qu’une recomposition soit opérée par la loi nationale, quelques mois après la conclusion de l’accord[4]. Certains continuent de dénoncer le caractère « extrêmement  restrictif » de l’accès à la procédure d’asile et à une protection internationale en Turquie, ainsi que l’application « partielle » de la Convention de Genève sur le statut de réfugié aux non-ressortissants des pays membres du Conseil de l’Europe[5]. Enfin, la crainte d’assister à des expulsions « collectives et arbitraires » fût ouvertement exprimée par le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, avant même la conclusion définitive de l’accord.  Celles-ci sont illicites tant en droit de l’Union qu’en droit international, en vertu respectivement de la Charte et de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire Khlaifia et autres c. Italie, la Grande Chambre de la Cour de Strasbourg a ainsi précisé que l’article 4 du Protocole n°4, « s’il ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel » exige que « chaque étranger ait la possibilité d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion et que ceux-ci soient examinés par les autorités de l’Etat » concerné de façon « réelle et effective »[6]. Cette interprétation lie le juge de l’Union qui est tenu d’interpréter la Charte conformément aux dispositions similaires de la CEDH. Sans préjuger de la réponse qu’aurait apporté le Tribunal à ces différentes questions, il aurait été souhaitable qu’il s’attarde - voir se prononce explicitement - sur ces aspects, lui qui, à l’instar de la Cour de justice entend protéger et assurer le respect des droits fondamentaux dans toute situation régie par le droit de l’Union. Si des voies de recours alternatives existent pour les requérants, tant devant les juridictions grecques que devant la Cour européenne des droits de l’Homme (après épuisement des voies de recours internes), le signal donné par l’Union n’en reste pas moins décevant.

Autrefois proactif et précurseur sur ces questions[7], le juge de l’Union oscille aujourd’hui entre prudence et précaution. En dépit des mises en garde extérieures et de l’appel lancé par certains avocats généraux[8], Cour et Tribunal de l’Union peinent à protéger efficacement et concrètement les droits fondamentaux des étrangers et des réfugiés, pourtant premières victimes d’une crise migratoire… peu à peu transformée en une crise morale, politique et institutionnelle inédite.

J.-B.F. et G.R.

C. Pour aller plus loin

Lire l’ordonnance du Tribunal (affaire NF)

- O. Corten et M. Dony, « Accord politique ou juridique : Quelle est la nature du “machin” conclu entre l’UE et la Turquie en matière d’asile? », EU Migration Law Blog, 10 Juin 2016

- H. Labayle, « L’accord Union européenne avec la Turquie : l’heure de vérité ? », gdr-elsj.eu, 28 avril 2016 [En ligne]

- J.-B. Farcy, “EU-Turkey agreement: solving the EU asylum crisis or creating a new Calais in Bodrum?”, EU Migration Law Blog, 7 décembre 2015

-  M. Tissier-Raffin, « Crise européenne de l’asile : l’Europe n’est pas à la hauteur de ses ambitions », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 16 novembre 2015.

 

Pour citer cette note : J.-B. FARCY et G. RENAUDIERE, « L’accord UE-Turquie devant le Tribunal de l’Union européenne: Une incompétence lourde de conséquences ? », Newsletter EDEM, mars 2017.

 

[1] Au regard des articles 78 et 216 du TFUE, l’Union dispose effectivement d’une compétence externe en matière d’asile, compétence certes partagée avec les Etats membres.

[2] Tribunal de l’Union européenne, 28 février 2017, NF/Conseil européen, aff. T-192/16, §66.

[3] Ibid., §70.

[4] L’étude réalisée par ECRE, le CIR et le Greek Refugee Council souligne l’intention claire poursuivie par cette modification consistant à « mieux aligner les décisions relatives au concept de pays tiers sûr ».  Voy. The Implementation of the Hotspost in Italy and Greece: a study, décembre 2016.

[5] M. MASE, « « Accord UE-Turquie » les droits fondamentaux en danger », Courrier de l’ACAT 339, juillet-août 2016, p. 10

[6] Cour. eur. D.H., arrêt Khlaifia et autres c. Italie, 15 décembre 2016, n°16483/12, §248.  

[7] Voy. notamment C.J.U.E, 14 mai 1974, Nold, C-4/73, EU:C:1974:51 ; 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, C-11/70, EU:C:1970:114 ; 26 février 2013, Melloni, C-399/11, EU:C:2013:107 ; 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105.

[8] Conclusions de l’avocat général Paolo Mengozzi du 7 février 2017 dans l’affaire X. et X., C-438/14 PPU, EU:C:2017:93.

Publié le 19 avril 2017