C.C.T., 21 avril 2023, N.U. c. Finlande, comm. n° 1044/2020

Louvain-La-Neuve

L’alternative de fuite interne n’est pas fiable ou effective face à un risque prévisible, réel et personnel.

Alternative de fuite interne – Risque prévisible, réel et personnel.

La Finlande estime qu’en Fédération de Russie une alternative de fuite interne est possible pour un demandeur d’asile qui craint avec raison d’être soumis à la violation de l’article 3 de la Convention contre la torture par un État membre de la Fédération plutôt que par la Fédération elle-même. Le Comité contre la torture (ci-après C.C.T.) estime que l’alternative n’est ni fiable ni effective tant que le risque de violation de l’article 3 est prévisible, réel et personnel. En conséquence, le demandeur ne peut être expulsé ni refoulé vers un territoire où il court un tel risque.

Bertin Nalukoma Irenge

A. Décision

1. Faits

N.U. est un ressortissant de la Fédération de la Russie né en 1991 (§ 1.1). Il est né en Tchétchénie, dans l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques. Le requérant est citoyen russe, de « nationalité » tchétchène et sa religion est l’islam. Son lieu de résidence permanente et d’enregistrement est Sernovodskoye, en Tchétchénie, dans la Fédération de Russie. Il a été temporairement enregistré à Ivanovo, dans la province d’Ivanovo, pendant ses études, et à Petrozavodsk, en Carélie, de 2013 à 2017.

Le requérant n’a pas été politiquement actif. Cependant, ses amis proches ont participé à des activités en tant que combattants étrangers dans la République arabe syrienne (§ 2.1). Le 10 août 2017, plusieurs hommes en armes l’ont arrêté dans la maison de sa mère à Sernovodskoye, l’ont violemment agressé, le frappant au niveau de la tête et des reins et l’ont forcé à monter dans un véhicule. Il a été emmené dans un poste de police à Grozny et placé dans une cellule consistant en une cave froide, humide et sans fenêtre, avec de nombreux autres détenus et seulement quelques matelas. Le premier jour, il n’a pas reçu de nourriture et, par la suite, il en recevait rarement. Il a été détenu pendant environ dix jours. Ses conditions de sa détention sont à l’origine d’une douloureuse infection de l’oreille. Il a été interrogé plusieurs fois. Durant son premier interrogatoire, il a été battu de manière répétitive au niveau des épaules et ailleurs sur le corps. Son téléphone a fait l’objet de fouilles suite auxquelles il a été interrogé sur les photos et les conversations qui y étaient contenues. Y apparaissaient ses amis proches M. I. et A.V. partis combattre dans le conflit armé en République arabe syrienne.

En mai 2016, A.V. a été extradé vers la Fédération de Russie où il a été inculpé d’organisation ou de participation à une formation armée illégale en vertu de l’article 208 du Code pénal de la Fédération de Russie (§ 2.2). Le 20 août 2017, il est déplacé vers l’unité d’enquête criminelle où un inspecteur l’informe qu’il y a beaucoup d’éléments de preuve pour le poursuivre. Il est relâché mais interdit de quitter Sernovodskoye. Il est suspecté de crimes, de participation à des crimes ou à des formations armées illégales. Le simple fait d’être en contact avec des combattants en Syrie constitue un crime (§ 2.3).

Le 18 novembre 2017, il parvient à quitter la république de Tchétchénie après que la police lui ait remis son passeport interne suite à de multiples requêtes de son avocat et après avoir signé la décision lui interdisant de quitter son milieu de résidence. Il a obtenu ces faveurs grâce à sa bonne conduite durant la période d’enquête qui a précédé. Il arrive en Finlande le 27 décembre 2017 et introduit une demande d’asile deux jours plus tard. Informé de son départ, l’enquêteur va interpeller de manière agressive son frère en l’informant qu’une procédure judiciaire était en cours. Le requérant ne savait pas qu’il y avait un mandat officiel contre lui (§ 2.4).

Sa demande d’asile est rejetée le 8 juillet 2019 par le service finlandais d’immigration. Le service a trouvé son récit crédible, mais a aussi considéré qu’il n’a pas fait l’objet d’une détention préventive ou d’un mandat d’arrêt et qu’on lui a remis son passeport. Le service n’était pas convaincu qu’il pouvait faire l’objet des poursuites et être condamné. Il pourrait juste être réinterrogé en Tchétchénie. Les coups reçus n’ont pas été une persécution et l’agression n’a eu lieu que lors du premier interrogatoire. Comme il a eu à vivre en Carélie, à Petrozavodsk, sans problème, et étant donné qu’il a pu facilement obtenir le visa pour la Finlande, qu’il a franchi officiellement la frontière, l’État Tchétchène ne l’a pas profilé politiquement ou religieusement et le mandat d’arrêt n’était pas fédéral. Il pourrait donc s’installer à Petrozavodsk d’où il ne serait pas contraint à retourner en Tchétchénie. Il n’a pas un profil tel que la Tchétchénie le chercherait au-delà de son territoire.

La décision du service d’immigration a été confirmée par la Cour administrative d’Helsinki le 13 août 2020 qui a tout de même reconnu qu’il avait subi un traitement inhumain. Le 10 novembre 2020, la Cour administrative suprême va rejeter la demande d’annulation du requérant qui alléguait qu’il suffisait qu’il se fasse enregistrer à Petrozavodsk pour qu’il soit repéré par la Tchétchénie (§§ 2.5-2.8).

C’est ainsi qu’il a saisi le Comité contre la torture en date du 4 décembre 2020.

2. Décision du C.C.T.

– Sur la recevabilité

Le Comité a noté que l’État partie n’a contesté la recevabilité de la communication que sous l’angle de sa faible motivation et de son caractère manifestement mal fondé. Le Comité quant à lui estime que la plainte est suffisamment motivée et comporte beaucoup de détails de sorte qu’il ne trouve pas d’obstacle à sa recevabilité. Par conséquent, la communication est déclarée recevable (§§ 7.1-7.3).

– Sur le fond

Le Comité souligne que, malgré le constat que le requérant risquait de subir des atteintes à ses droits en Tchétchénie, les autorités finlandaises ont conclu que son profil n’intéressait pas les autorités tchétchènes ou d’autres autorités russes au point qu’il serait recherché à Petrozavodsk. Le Comité estime que ce raisonnement est insuffisant pour dissiper le danger personnel d’une violation de l’article 3 de la Convention. À cet égard, le Comité note, selon les informations contenues dans le dossier, qu’une enquête pénale est en cours contre le requérant, enquête dans le contexte duquel il a été battu durant les interrogatoires et soumis à des conditions de détention déplorables. Le Comité note aussi que la Finlande a admis que les autorités tchétchènes étaient capables de retrouver la localisation du requérant, quel que soit l’endroit de Russie où il se ferait enregistrer. De surcroît, toutes les parties s’accordent sur l’existence d’enlèvements forcés vers la République tchétchène à partir d’autres régions de la Fédération de Russie.

Il s’en suit que le requérant ferait face à un risque prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture s’il retournait en Fédération de Russie en violation de l’article 3 de la Convention (§ 8.8). Au regard de ce qui précède, le refoulement du requérant vers la Fédération de Russie constitue une violation de l’article 3 de la Convention (§ 9). Conformément à l’article 3, la Finlande a l’obligation de réexaminer la demande d’asile du requérant à la lumière de ses obligations sous la Convention et de la présente décision. L’État ne devrait pas expulser le requérant tant que sa demande est encore sous examen (§ 10).

B. Éclairage

La présente décision démontre l’exigence de la rigueur de l’examen de la possibilité d’une alternative de fuite interne face l’allégation d’un risque prévisible, réel et personnel. Le Comité le laisse apparaître sous deux angles : l’angle de l’existence d’un réel risque personnel prévisible et l’angle de la capacité ou de l’intérêt de l’auteur de la menace à réaliser le risque.

1. La prévisibilité du risque personnel

Examinant une décision récente du C.C.T., Alice Sinon résume la manière dont le Comité pose les exigences de l’examen d’un risque prévisible et réel. En tenant compte du contexte général du pays, le risque est prévisible, réel, individuel et actuel « lorsque des faits crédibles, relatifs au risque en lui-même, existent au moment de la décision et qu’en cas d’expulsion, ces faits affecteraient les droits de la requérante consacrés par la Convention ». En ce qui concerne l’argument du lieu de l’alternative de fuite, Petrozavodsk, où le requérant serait censé ne pas être en danger pour y avoir vécu sans danger par le passé, dans l’une de ses affaires, Uttam Mondal c. Suède, le comité a jugé que « la notion de “danger local” ne prévoit pas de critères mesurables et n’est pas suffisante pour dissiper totalement le risque d’être torturé » (§ 7.4). Un examen rigoureux restera donc exigé au cas par cas.

Dans la présente affaire, le requérant a été physiquement agressé et battu lors de son interrogatoire dans le cadre d’une enquête officielle. La Cour administrative d’appel de Helsinki a qualifié les faits de traitements inhumains (§ 2.7). Toutes les parties reconnaissent qu’il s’est agi d’un comportement d’agents étatiques tchétchènes dans le but d’instruire ou d’enquêter sur les activités armées illégales de M.I. et A.V. qui sont des amis du requérant (§§ 2.2 et 2.5). Celui-ci a été informé que le simple fait d’être en contact avec un combattant en République arabe de Syrie constitue un crime (§ 2.3). La fuite du requérant a suscité une agressivité de l’enquêteur à l’égard de son frère (§ 2.4) et aucun élément ne prouve que les poursuites engagées contre le requérant se sont éteintes ou que, conformément aux points 19 à 20 de l’Observation générale no 4, l’État finlandais a cherché à obtenir des assurances diplomatiques contre le risque de traitements inhumains. Les poursuites contre le requérant étant toujours en cours, le risque d’être encore soumis à de mêmes traitements reste à son égard réel et personnel. La Finlande a négligé non seulement d’examiner le caractère sérieux des poursuites engagées contre le requérant, mais aussi la capacité de la République tchétchène à l’arrêter de n’importe où sur le territoire fédéral russe. D’où l’intérêt d’examiner la capacité ou la volonté de la Tchétchénie à poursuivre le requérant en violation de l’article 3 de la Convention contre la torture.

2. La capacité et l’intérêt de l’État à poursuivre le requérant sur le territoire fédéral

La capacité de localiser le requérant à n’importe quel endroit du territoire fédéral russe a été reconnue par les autorités finlandaises (§ 4.4) si le requérant venait à se faire enregistrer quelque part (voy. aussi §§ 2.8, 3.1, 4.4 et 8.8), ce qui est une obligation pour le séjour sur le territoire d’un État membre (§ 3.3). Dans le cadre d’une procédure judiciaire, les institutions fédérales peuvent être mises à contribution pour arrêter le requérant où qu’il se trouve. On a pu le voir dans l’affaire Navalnyy c. Russie (no 2) (§§ 46 et 42) où les services de sécurité ont mis sous surveillance un activiste politique qui a été empoisonné par des substances chimiques (Navalnyy c. Russie (no 3)). 

La manière dont il a été arrêté la première fois témoigne de l’énergie utilisée par la Tchétchénie dans les causes sur lesquelles elle enquête. Cela démontre à suffisance l’intérêt qu’elle a à poursuivre l’anéantissement de la participation illégale à des activités militaires en République arabe de Syrie.

La détermination d’une possibilité d’alternative interne devrait pousser l’État finlandais à analyser rigoureusement ces paramètres de capacité et de l’intérêt de l’État tchétchène à poursuivre le requérant au-delà de son propre territoire.

Conclusion

La décision du C.C.T. n’est pas une intrusion dans les affaires internes de l’État finlandais qui a allégué que Comité ne devrait pas se constituer en une quatrième instance de recours après un examen rigoureux de la demande d’asile (§ 4.5). Elle constitue plutôt un moyen de garantir de manière raisonnable et rigoureuse la réduction de la possibilité pour un demandeur d’asile d’être soumis à la torture ou un traitement inhumain par une décision de renvoi vers une alternative de fuite intérieure dangereuse. L’alternative n’est ni fiable ni effective tant que le risque de violation de l’article 3 est prévisible, réel et personnel. En conséquence, le demandeur ne peut être expulsé ni refoulé vers une alternative de fuite interne où il court un tel risque. 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.T., 21 avril 2023, N.U c. Finlande, comm. no 1044/2020. 

Jurisprudence :

Doctrine :  

 

Pour citer cette note : B. Nalukoma, « L’alternative de fuite interne n’est pas fiable ou effective face à un risque prévisible, réel et personnel », Cahiers de l’EDEM, juin 2023.

Publié le 30 juin 2023