Cour d’appel (Royaume-Uni), 29 juin 2023, R (AAA) v. SSHD, EWC Civ 745

Louvain-La-Neuve

L’externalisation de l’asile : une menace à l’édifice de la protection internationale

Royaume-Uni – Rwanda – Coopération – Asile – Migrants – Assurances.

En avril 2022, le Royaume-Uni et le Rwanda ont signé un accord permettant de transférer au Rwanda les demandeurs d’asile arrivés irrégulièrement au Royaume-Uni. Cet accord prévoit que le Rwanda statue sur leurs demandes d’asile, les installe ou les expulse selon le cas, en contrepartie d’une aide financière du Royaume-Uni. La Cour d’appel du Royaume-Uni juge que le Rwanda n’est pas un pays tiers sûr du fait que le Royaume-Uni n’a pas tenu compte des conditions matérielles auxquelles les demandeurs de protection seront confrontés dans les processus de détermination de l’asile au Rwanda. Cet arrêt est riche d’enseignement dans le contexte global de la coopération migratoire entre l’Europe et l’Afrique.

Alfred OMBENI MUSIMWA

A. Arrêt

Le 29 juin 2023, la Cour d’appel (Division civile) du Royaume-Uni (ci-après, « la Cour ») s’est prononcée en degré d’appel dans l’affaire opposant AAA et consorts au Secrétaire d’État au ministère britannique de l’Intérieur. Le présent commentaire met en lumière quelques enseignements de cette médiatique affaire (B) tirés des faits de la cause (1), du contenu du recours (2) et de la décision de la Cour (3).

1. Résumé des faits

Cette affaire concerne dix migrants : AAA, AHA, AAM (de nationalité syrienne), AT, RM, AS (de nationalité iranienne), NSK, ASM (de nationalité irakienne), HTN (de nationalité vietnamienne), SAA (de nationalité soudanaise) et une organisation caritative : Asylum Aid (ci-après, « les requérants »). Les dix migrants sont tous arrivés irrégulièrement au Royaume-Uni en traversant la Manche depuis la France à bord de petites embarcations de fortune, où ils ont introduit leurs demandes d’asile. Entre mai et juin 2022, le gouvernement britannique a pris la décision de ne pas examiner leurs demandes et de les renvoyer au Rwanda où celles-ci seraient examinées dans le cadre du système d’asile rwandais, en application d’un accord de coopération migratoire entre le Royaume-Uni et le Rwanda signé en avril 2022, intitulé Partenariat pour la migration et le développement économique (ci-après, « partenariat »).

Saisie en urgence, la Cour européenne des droits de l’homme a, par des mesures provisoires adoptées le 14 juin 2022, empêché in extremis le départ du premier vol de demandeurs d’asile transférés du Royaume-Uni au Rwanda[1].

En septembre et octobre 2022, les requérants (et d’autres) ont contesté devant la Haute Cour britannique à la fois la politique rwandaise en général, et les décisions du gouvernement britannique de renvoyer chacun d’eux au Rwanda. Le 19 décembre 2022, la Haute Cour britannique a annulé les décisions de renvoi en raison de l’iniquité de la procédure. Cependant, elle a rejeté les contestations des requérants relatives à la politique d’asile du Rwanda. En d’autres termes, l’arrêt de la Haute Cour permettait au gouvernement britannique de transférer les requérants au Rwanda, à condition de prendre de nouvelles décisions individuelles. Les requérants ont interjeté appel devant la Cour.

2. Teneur du recours

Les requérants soutiennent qu’il y a des motifs substantiels de croire qu’il existe un risque réel qu’un demandeur d’asile transféré au Rwanda soit renvoyé dans son pays d’origine alors qu’il mériterait une protection internationale. Dit autrement, les requérants demandent à la Cour, entre autres, de statuer sur la question de savoir si le Rwanda est un pays tiers sûr. Subsidiairement, si les demandeurs d’asile transférés au Rwanda courent un risque réel de traitement cruel, inhumain ou dégradant contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après, « CEDH »).

3. Décision de la Cour

Dans son arrêt, la Cour conclut qu’« [en] bref, la relocalisation des demandeurs d’asile au Rwanda dans le cadre du [partenariat] impliquerait que leurs demandes d’asile soient examinées selon un système qui, d’après les preuves, présentait jusqu’à présent de graves lacunes, et à la date d’audience devant la Cour […], ces lacunes n’avaient pas été corrigées et il est peu probable qu’elles le soient à court terme »[2] (§ 272). Par conséquent, la Cour estime qu’il y a des motifs sérieux de croire que les demandeurs d’asile transférés au Rwanda dans le cadre de ce partenariat courent un risque réel de refoulement et qu’un tel transfère constituerait une violation de l’article 3 CEDH (§ 293). En ce sens, le Rwanda n’est pas un pays tiers sûr.

B. Éclairage

Tout État partie à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et à son Protocole de 1967 (ci-après, « Convention de Genève ») a l’obligation de la mettre en œuvre. Cela signifie que cet État a la responsabilité d’examiner les demandes d’asile qui lui sont soumises par les personnes en quête de protection. Une des questions qui se pose ici est celle de savoir si un État peut se décharger de cette obligation sur un autre, sans vider la Convention de sa substance (1). Le présent commentaire tente de tirer quelques enseignements de cet arrêt dans le contexte des relations migratoires entre l’Europe et l’Afrique (2).

1. La notion de « pays tiers sûr », une alternative de protection pas si sûre

Une lecture minutieuse de l’article 33.1 de la Convention de Genève montre que celle-ci ne garantit pas le droit d’asile. Elle se limite à poser le principe de non-refoulement qui reconnaît aux demandeurs d’asile un certain droit d’accès provisoire au territoire et oblige l’État à s’assurer qu’il n’expulse ou ne refoule un demandeur d’asile vers un pays où sa vie ou sa liberté serait menacée[3]. La Cour a abouti à la même conclusion (§ 316). C’est cette interprétation qui a conduit particulièrement les pays européens depuis 1980 à renvoyer les demandeurs d’asile dans les pays qu’ils ont traversés pour atteindre le pays dans lequel ils ont demandé l’asile. Dans l’Union européenne (ci-après, « UE »), la directive procédure distingue le pays d’origine sûr (art. 37) du pays tiers européen sûr (art. 39) et du pays tiers sûr (art. 38). Dans le dernier cas, lorsqu’un État membre de l’UE constate qu’un État tiers à l’UE est « sûr », il peut y transférer le demandeur d’asile sans examen au fond de sa demande de protection.

Depuis la crise d’accueil des demandeurs d’asile en Europe en 2015 et 2016, les États européens renforcent la pratique des accords bilatéraux de réadmission. Ces accords prévoient, dans certains cas, le transfert des demandeurs d’asile non pas dans leur pays d’origine ni dans un pays qu’ils ont traversé, mais dans un pays tiers jugé « sûr » qui peut ensuite les expulser vers leur pays d’origine[4]. L’un des exemples les plus récents est celui de la Déclaration entre l’UE et la Turquie du 18 mars 2016 qui prévoit le transfert des demandeurs d’asile de l’UE en Turquie. Cette Déclaration qui échappe au contrôle juridictionnel européen interroge, d’un côté, sur les garanties permettant de conclure que la Turquie est un pays tiers sûr au sens de l’article 38 de la directive procédure. Cet article subordonne le concept de pays tiers sûr à la certitude que le demandeur de protection y sera traité conformément à la Convention de Genève, or dans le cas d’espèce, la Turquie ne reconnaît le statut de réfugié qu’aux seuls ressortissants provenant d’Europe. D’un autre côté, elle soulève la question de sa compatibilité avec les droits fondamentaux des migrants et des réfugiés directement visés[5].

Le schéma emprunté par le Royaume-Uni après sa sortie de l’UE est pratiquement le même. Dans le partenariat (§ 2.2) signé avec le Rwanda, les États parties conviennent de « créer un mécanisme de relocalisation des demandeurs d’asile dont les demandes ne sont pas examinées par le Royaume-Uni, vers le Rwanda, qui traitera leurs demandes et installera ou expulsera (selon le cas) les individus après qu’il aura été statué sur leur demande, conformément au droit interne du Rwanda […] y compris les assurances données dans le cadre de cet arrangement »[6]. Un tel accord de coopération fait fi des mépris, d’intolérance, de discrimination et de mauvais traitements dont sont l’objet les minorités sexuelles au Rwanda[7]. Il en est de même des difficultés liées au refus d’enregistrer les demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle, l’impartialité du pouvoir judiciaire et des difficultés procédurales majeures en matière de traitements des demandes d’asile (§§ 133-286), sans compter le fait que le Rwanda, pays le plus densément peuplé d’Afrique continentale, connaît un problème démographique majeur rapporté à la superficie agropastorale arable[8]. Bref, la Cour reproche au Royaume-Uni de s’en tenir aux « assurances du Rwanda » et d’ignorer les conditions matérielles qui entravent gravement le système d’asile rwandais.

2. Quelle leçon pour la coopération migratoire entre l’Union européenne et l’Afrique ?

Les objectifs de retour effectif des migrants en situation irrégulière en Europe et même de dissuasion d’autres qui souhaiteraient rejoindre l’Europe conduisent celle-ci à risquer de se détourner progressivement de ses valeurs qui font d’elle aujourd’hui un modèle à suivre[9]. D’un côté, l’UE développe une frénésie pour les accords de réadmission avec les pays africains. À ce jour, les mandats de négociation de tels accords existent avec l’Algérie, le Mali, le Maroc et le Nigéria. Des arrangements ou accords de réadmission ont été conclus avec le Cap-Vert, la Guinée, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie, la Gambie et la Tunisie permettant d’y renvoyer des migrants « économiques » en situation irrégulière. Tout en rappelant que cette catégorie des migrants n’a pas de statut juridique spécifique en droit international à l’opposé de la catégorie des réfugiés, l’inaccessibilité actuelle du système d’asile européen prive des personnes éligibles de la protection de la Convention de Genève, comme l’illustre le graphique ci-dessous :

 

Source : Données Eurostat.

De 2011 à 2016, le taux moyen de rejet en première instance de primo-demandes d’asile de ressortissants africains est d’environ 48 %. En d’autres termes, plus de 50 % des primo-demandeurs d’asile africains obtenaient une protection dans l’UE. En revanche, la période suivante (2017 à 2020) va voir ce chiffre diminuer considérablement jusqu’à atteindre près de 75 % de taux de rejet en première instance. D’ailleurs en 2020, plus de quatre primo-demandes d’asile sur cinq déposées par les migrants africains dans l’UE ont été rejetées. En conséquence, autant il y a une augmentation du taux de rejet de demandes d’asile, autant il y a une diminution du nombre des demandes d’asile, autant il y a des personnes éligibles privées de la protection de la Convention de Genève, autant il y a des demandeurs d’asile qui se retrouvent dans la catégorie des migrants en situation irrégulière qualifiés d’« économiques ».

Comme l’enseigne l’arrêt commenté, le taux de rejet des demandes d’asile est l’un des critères d’évaluation d’un système d’asile effectif. En l’occurrence, la Cour a pris en compte le taux global de rejet du Comité rwandais de détermination du statut de réfugiés qui est de 77 %, et de 100 % pour les demandeurs d’asile afghans, yéménites et syriens (§ 96) pour conclure à l’ineffectivité du système d’asile rwandais.

Il en découle que la pratique actuelle au sein de l’UE, combinant le rejet quasi systématique des demandes d’asile (en première instance et qui décourage plusieurs demandeurs d’asile de faire appel) et la multiplication des accords de réadmission, sans réellement tenir compte des conditions matérielles auxquelles les demandeurs de protection déboutés par un système d’asile dissuasif seront confrontés dans les pays de renvoi, l’UE se met en marge du droit international, en particulier la Convention de Genève, les articles 3 CEDH et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

C. Conclusion

L’arrêt commenté est hautement significatif dans les relations migratoires entre les pays dits du Nord et ceux dits du Sud. L’externalisation des politiques migratoires est une menace à l’édifice de la protection internationale. Cette externalisation, que ça soit dans le cadre du Royaume-Uni avec le Rwanda (140 millions de livres sterling versés au Rwanda) ou de l’UE avec les pays africains (notamment le Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique) s’accompagne toujours des versements des sommes d’argent, plus ou moins proportionnelles au nombre des migrants à accueillir. Cela soulève de sérieuses questions sur la légalité et/ou la légitimité de cette pratique qui crée un « business interétatique » des migrants et demandeurs d’asile, et prive les êtres humains fuyant l’enfer du choix d’un lieu sûr de protection.

L’édifice de la protection internationale est si menacé que le tri des réfugiés tend à s’imposer comme la norme, marquant ainsi un retour à la limitation géographique du statut de réfugié qui viderait le Protocole de 1967 de toute sa substance.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour d’appel (Royaume-Uni), 29 juin 2023, R (AAA) v. SSHD, EWCA Civ 745.

Doctrine :

Pour citer cette note : A. Ombeni, « L’externalisation de l’asile : une menace à l’édifice de la protection internationale », Cahiers de l’EDEM, août 2023.

 

[2] Notre traduction, texte original en anglais.

[3] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, 1re édition, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 99, pt 52 et p. 457, pt 510.

[4] Parlement européen, Document de travail sur l’asile dans les États membres de l’Union européenne, LIBE 108, janvier 2000.

[6] Notre traduction, texte original en anglais.

[8] A. Ombeni et S. Sarolea, « Migration : The African Great Lakes and the European Union », in A.O. Akinola et J. Bjarnesen (dir.), Worlds Apart ? Perspectives on Africa-EU Migration, Sunnyside, Fanele, 2022, p. 245 : « Today, three of the five AGL countries (Rwanda, Burundi and Uganda) are the most densely populated in Africa, and access to land is a permanent source of conflict. Rwanda ranks first with about 499 inhabitants per square kilometre. »

[9] M. Wagner et al., The implementation of the common European asylum system, European Parliament, Brussels, 2016, pp. 43-52.

 

Publié le 05 septembre 2023