Récit de vie – L’envol

Louvain-La-Neuve

L’entretien se passe, comme je l’avais imaginé, tu es assise face au jardin et il fait beau. Nous sommes chez ma mère, à Sambreville, je pense que je dirai toute ma vie, à la maison. Il s’agit du meilleur endroit pour évoquer mon parcours et mon lien à l’immigration.

J’ai réussi brillamment mes humanités générales option latin mathématiques fortes à l’école Saint-Louis, à Namur. Comme j’étais une très bonne élève, le système m’avait convaincue de me préparer à passer l’examen d’ingénieur civil et de me diriger vers les études considérées comme les plus difficiles. Je n’ai pas réussi l’examen d’entrée. J’étais allée aux cours préparatoires, la réussite me semblait acquise. J’étais très jeune. Cet échec m’a permis de réaliser que je n’avais pas réfléchi à mon choix.

J’ai alors opté pour une année appelée « Objectif Bac » à Louvain-la-Neuve[1], destinée aux étudiants qui souhaitaient se réorienter après un premier choix qui ne leur convenait pas et j’ai réalisé avoir toujours voulu faire le droit. Cette évidence avait été reportée. Je n’avais pas voulu l’assumer car j’étais dans une école très élitiste où la voie naturelle était, si on en avait la possibilité, l’ingénierie. Je ne regrette pas de m’être donné du temps, pour poser le choix qui m’appartenait vraiment et ne pas opter pour celui que d’autres faisaient à ma place.

En droit, mon objectif a été l’excellence et je m’en suis donné les moyens. La pression était importante car je n’imaginais pas ne pas l’atteindre. Je travaillais d’arrache-pied, mais dans des matières que j’aimais et dans certaines que j’adorais. Je m’autorisais un jour de relâche, le samedi, pour aller aux Guides. Les mouvements de jeunesse ont une grande importance pour moi, ils permettent d’être différemment en lien avec les autres et avec la société. Ils m’ont permis de développer ma fibre sociale. Avec le recul, je peux dire que la pression que je m’imposais a été trop élevée. Elle a gâché une partie de mes études, mais sans elle je n’aurais sans doute pas eu les mêmes points.

Je ne suis pas la seule à m’être donné les moyens de la réussite, ma mère m’a toujours soutenue. Je n’ai dû faire aucun job d’étudiant pour financer mes études. Le pacte était très clair, ma mère prenait en charge le matériel, je devais délivrer des résultats. Ma grand-mère a aussi eu un rôle important, elle a cru en moi et n’a jamais cessé de m’encourager. Sans elle, je ne serais où j’en suis aujourd’hui. Son soutien est indéfectible.

Ma première rencontre avec l’immigration a eu lieu en premier Bac, grâce au cours Sources, principes et méthodes du droit, dispensé par Sylvie Sarolea. Ce fut une rencontre avec une matière et une approche. Sylvie a évoqué les droits humains, la migration, le droit des étrangers. J’ai alors réalisé que ces matières allaient constituer une nouvelle évidence, loin de celles dictées par des conventions sociales. Mon panthéon d’évidences est, je le réalise, très fourni : la famille, les amis, le guidisme, la curiosité, le bien faire, la rencontre avec l’étranger et les étrangers et je pense qu’il s’agrandira encore.

Après les humanités, la majorité de mon entourage a poursuivi ses études à Namur, leurs voies étaient tracées. Ils ne pensaient pas à les questionner. Tout en restant en Wallonie, j’avais le souhait d’autres horizons. Je suis allée étudier à Louvain-la-Neuve et suis tombée amoureuse de la ville. À taille humaine, elle est n’est pas fermée comme peut l’être Namur, elle est ouverte aux autres cultures. Je m’y suis sentie chez moi, même si comme tu peux le constater, c’est très différent de la maison de ma mère qui est au milieu des champs et est une terre d’accueil pour plein d’animaux.

Au Q2, en 2e Master, j’ai réalisé un séjour Erasmus de six mois à l’université Laval à Québec au Canada. J’ai adoré la méthodologie d’apprentissage, les profs et les cours, même si la charge de travail était très importante. Je n’ai malheureusement pas eu beaucoup l’occasion de profiter de la ville. L’hiver fut très, très froid. En mai, on était encore en bottes fourrées et en doudoune. Malgré ce séjour à l’étranger, je m’étais fixé comme objectif de rendre mon mémoire, en droit international privé, en juin, à Louvain. Je n’ai pas oublié l’intonation de mon promoteur « Vous, Mademoiselle, vous rendrez en juin ! » Il y a parfois des injonctions supplémentaires pour les bons élèves. J’ai été honorée, je le voyais comme un signe de confiance.

De retour, en août 2014, après les camps Guides, je me demandais ce que j’allais faire. Je n’avais pas encore vraiment eu l’occasion de me poser la question, les échéances se succédaient, à un rythme effréné. Début septembre, pour des raisons administratives, j’ai été obligée de m’inscrire au Forem, comme demandeuse d’emploi. Cela me semblait une étape sans enjeu. Quand la préposée m’a demandé quel était mon diplôme, j’ai répondu « Droit », je dois reconnaître assez fièrement, elle m’a dit : « C’est tout ? » Je n’aurais pas pu faire autre chose, ni faire quoi que ce soit de plus pendant ces études qui avaient été si intenses. Sa question me laissait perplexe, elle n’a pas du tout deviné, elle m’a ensuite interrogé à propos de ce que je voulais faire, j’ai répondu « Serveuse ou vendeuse de vêtements ». Le rêve de toutes mes études était de travailler avec Sylvie, mais il me semblait inaccessible. L’offre est pourtant venue à moi, par hasard, un ami m’a parlé d’un appel à candidat du Fonds européen de la recherche, pour un doctorat à temps plein. J’étais hors délais, mais j’ai malgré tout postulé et ai été prise. J’étais aux anges. Si j’avais pensé à faire un voyage après mes études, j’ai renoncé pour directement travailler.

J’ai rejoint le noyau dur de l’EDEM. Ensemble, Emmanuelle Néraudau, Luc Leboeuf, Jean-Yves Carlier et Sylvie avaient obtenu un financement pour étudier la manière dont la seconde génération du droit européen de l’asile (soit les directives accueil, procédures, qualification et retour, et le règlement Dublin) avait été transposée en droit belge. La recherche sur la directive procédure avait pris du retard, j’ai été immédiatement mise à contribution pour achever le rapport sur celle-ci et ai été considérée comme l’égale de la chercheuse qui était chargée de ce projet. J’ai immédiatement compris que dans l’équipe nous sommes solidaires notamment face aux échéances, il n’y a aucune hiérarchie. Mon nom est apparu sur le rapport final, même si j’avais rejoint l’équipe dans les derniers mois.

Le titre du colloque, Le temps des juges, mettait adéquatement en évidence le constat de la recherche, il allait effectivement appartenir aux juges nationaux de délimiter le contour des notions fixées par la règlementation européenne et d’en rendre effectives les dispositions européennes. Ce projet a été achevé en 2014. Près de dix ans plus tard, je suis amenée à réaliser un constat identique. Le pouvoir appartient toujours aux magistrats, mais je nuancerais ce constat : les décisions dépendent des matériaux fournis par les avocats, les acteurs de terrain et les travailleurs sociaux. Le rôle des praticiens est déterminant, ils peuvent amener les magistrats à appréhender une réalité dont ils ne pouvaient que difficilement avoir conscience et qui n’a pas pu être envisagée par les textes.

Une partie de la recherche portait sur la question de la preuve et de son appréhension par celle ou celui qui sollicite le bénéfice de la protection et par celle ou celui qui prend la décision de la lui accorder. En droit d’asile, des preuves documentaires sont peu nombreuses. Dans la grande majorité des dossiers, la preuve principale est la déclaration de la personne qui sollicite la protection. Elles ne peuvent s’empêcher de se demander comment vont être perçus leurs propos, ce qui est audible par un étranger qui ne connaît pas son pays et son contexte. Ce questionnement a nourri ma recherche doctorale. S’il était prédéfini, au fil du temps, nous ne cessions avec Sylvie de le faire évoluer. J’ai plus spécifiquement envisagé cette question de la preuve au regard des persécutions liées au genre et plus précisément encore au regard des femmes victimes de ces pratiques traditionnelles néfastes (sous ce vocable se retrouvent le mariage forcé, l’excision, les violences domestiques et les crimes d’honneur).

Dans un premier temps, j’ai analysé la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers, des comités onusiens et de la Cour européenne des droits de l’homme. En lisant les décisions, je découvrais la vie des demandeurs de protection internationale, comment celles-ci se racontent et comment leurs déclarations sont prises en compte ou non par les autorités. J’ai appris également à connaître les pays concernés par ces pratiques traditionnelles néfastes, telles la Guinée, la Somalie, Djibouti, l’Albanie. Au fil des mois, je me suis spécialisée dans ce créneau qui concerne un tout petit nombre de pays. Le doctorat induit cette ultra spécialisation, il m’éloignait d’une réalité qui en termes de nombre de demandes est énorme. Quand la crise de 2015 est venue avec la Syrie et l’Afghanistan, j’ai pris conscience de son ampleur grâce à la dynamique qui existe entre les membres de l’EDEM. Je ne voulais pas ne pas m’intéresser à ces pays, mais ils n’étaient pas dans le spectre de mes recherches.

À la fin 2015, j’ai eu des problèmes de santé. Sylvie avait été contactée pour un projet de recherche pour le H.C.R., elle a compris que j’avais besoin d’un temps out, m’a proposé de m’y joindre. Même débordée, elle demeure attentive aux besoins de chacun. Il s’agissait d’évaluer l’accompagnement juridique des demandeurs d’asile qui résidaient dans une structure d’accueil. La recherche se réalisait avec une sociologue avec laquelle l’entente fut immédiate. Nous nous complétions aisément, avec elle je me suis formée aux entretiens, j’ai découvert la richesse de l’approche pluridisciplinaire. Les exigences du H.C.R. étaient très élevées. Nous avons dû travailler énormément pour les atteindre. Nous devions délivrer un rapport qui répondait à un double standard, celui du H.C.R. et celui de l’université, nous devions pouvoir exprimer notre point de vue en répondant à d’autres expectatives. Nous avons découvert la complexité des attentes, des sensibilités et de ces interactions. J’ai réalisé le poids qui pesait sur une institution comme le H.C.R. qui doit maintenir des relations diplomatiques avec les institutions belges compétentes en matière d’asile afin de réaliser sa mission. La recherche universitaire n’a habituellement pas à prendre en considération de tels paramètres. J’ai aussi réalisé comment Sylvie veillait à protéger notre liberté de recherche.

Après cette expérience, je suis revenue à ma thèse, en me partageant encore entre diverses autres obligations pour l’université. Je dois indiquer la dynamique de transmission qui prévaut au sein de l’EDEM. À un moment, nous sommes toutes et tous un passeur pour l’une ou l’autre. Luc Leboeuf a eu ce rôle pour moi, il m’a permis d’intégrer les attentes en termes de recherche et d’exigences académiques. Il m’a guidée, m’a rassurée quand je doutais, m’a appris l’importance de la clarté et de la propreté d’un texte. Quand tu lis un texte de Luc, tu sais qu’il n’y aura aucun élément inutile, que tout mot sert la pensée.

À côté de mes activités de recherches, j’ai été de plus en plus impliquée dans le Master de spécialisation en droits humains à l’université Saint-Louis. Enseigner contraint à jongler avec les concepts, leur application dans le temps. Si tu n’as pas cette maîtrise, la transmission aux étudiants est impossible. J’ai également eu l’occasion d’enseigner à deux reprises à l’Université catholique de Bukavu en R.D.C., université avec laquelle l’EDEM a des liens privilégiés de longue date et qui ont été consolidés par la collaboration avec le professeur Trésor Maheshe, notamment pour le projet de recherche DIRE. À titre personnel, un lien privilégié s’est également construit avec lui et sa famille quand je suis devenue marraine de l’une de ses filles. Il ne se passe pas un jour sans que je pense à Bukavu, je dis souvent que mon cœur y est resté.

En 2021, j’arrivais en fin de financement de thèse sans l’avoir achevée, Sylvie a ensuite trouvé des projets qui me permettaient de rester financée. L’équilibre a tenu jusqu’à fin 2021, j’ai alors commencé à travailler à mi-temps au Nouveau Saint-Servais, comme juriste dans le service d’accompagnement social et juridique. J’ai alors réalisé le fossé entre pratique et théorie. Je connaissais la vie des requérants uniquement par le biais de la jurisprudence. L’ampleur de leurs demandes et mon impuissance me sidéraient. Je me devais d’être efficace, mais je savais ne pas disposer de tous les outils pour le faire, cette réponse est inaudible pour celles et ceux qui sollicitent une aide.

J’avais toujours ma charge de cours à l’université et pensais pouvoir continuer à travailler, le soir, sur ma thèse. Peu à peu, j’ai réalisé la tâche impossible. Après une journée intense à écouter des situations plus inextricables les unes que les autres, je n’étais plus en mesure de me dédier à la recherche. Je découvrais en même temps combien toutes ces heures passées à travailler la question de la protection, à accumuler du savoir m’étaient utiles pour aider les personnes à préparer leurs auditions en respectant leur récit, en se respectant. J’étais au cœur de ma recherche, dans l’action. J’ai été amenée à envisager d’autres procédures, à introduire des demandes de régularisation en application de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, à faire des demandes d’hébergement et d’aide sociale. À nouveau, j’ai eu la chance d’avoir une collègue formidable, Marylène, assistante sociale qui réalise un travail colossal. Grâce à notre collaboration, j’ai appris à m’ancrer dans une posture plus sociale, qui n’est pas originairement la mienne, juriste, j’étais formatée à penser le droit.

J’étais un maillon de la chaîne, je devais trouver ma place parmi de nombreux intervenants qui sont au quotidien avec les étrangers, les avocats, travailleurs sociaux des centres et d’autres services. Ensemble, nous avons dû définir des modes de collaboration, apprendre à nous transmettre les informations utiles et parfois à travailler en ne les ayant pas. Le maillage n’est pas toujours aisé et fréquemment, il y a le constat de l’échec. Les histoires de vie sont le plus souvent très difficiles à entendre, les gens se raccrochent à la personne à laquelle ils peuvent confier leur détresse. Les travailleurs sociaux n’ont pas assez de temps pour les écouter, peu d’avocats se le donnent. Je me sentais responsable et en même temps les ailes attachées. Dans un premier temps l’angoisse m’a tétanisée, ensuite la révolte est venue.

Ma sœur me disait souvent ne pas comprendre pourquoi je ne rejoignais pas le Barreau. Elle me pense faite pour la profession d’avocate. Elle me connait sans doute mieux que je ne me connais. La collaboration quotidienne avec des avocats que j’admire et qui m’inspirent a réveillé l’ancienne évidence. Il y a quelques mois, j’ai rejoint le cabinet de l’une de ces avocates, Juliette. Celle-ci réalise un travail sur mesure avec ses clients, ne cesse de se former et de se renouveler. Son approche correspond à tout point à la mienne et de surcroît, elle considère comme un plus que je poursuive un mandat à l’université, ce qui me permet de garder mon ancrage à l’EDEM.

Avec le Barreau, j’ai l’impression de prendre mon envol et de me diriger exactement vers là où je dois et veux être. À l’instar d’une hirondelle, j’ai peut-être finalement pris le chemin de la migration.

 

Pour citer cette note : « L’envol », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, octobre 2023.

 

[1] La formation est proposée par le CPFB (Centre d’enseignement supérieur en Brabant wallon) et aujourd’hui appelée « Formation-relais ».

Image : photo de l'auteur.

Publié le 10 novembre 2023