Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture. Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.
Fin juillet, je serai, comme chaque année, dans les Alpes, avec ma famille, nous allons nous retrouver, marcher. Un rituel que je me réjouis d’honorer. Il implique un déplacement, certes de peu de kilomètres. Mes parents ont toujours eu le souhait de rester dans une région francophone pour les vacances, et de ne pas trop s’éloigner de la Belgique.
Je suis née à Bruxelles, y ai toujours demeuré et ai l’impression que tous mes ancêtres sont belges depuis la création de la Belgique. Cette configuration m’a peut-être encouragée à m’intéresser à d’autres cultures comme à réfléchir à comment nous les approchons.
En 5e humanités, dans mon collège, il était possible de partir avec l’ONG DBA, celle-ci est en Belgique, « un des acteurs clefs de l’Éducation à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire » qui recoupe généralement trois activités : la coopération au développement, l’éducation et l’action sociale. Dans ce cadre, je suis partie, avec d’autres élèves d’écoles de la Communauté française, au Bénin. Pendant l’année scolaire, avant mon départ, j’ai dû récolter des fonds en Belgique, pour permettre de financer une part des divers projets développés par DBA. Je suis arrivée avec l’idée de participer à un projet humanitaire. Je ne réalisais pas, avant ce séjour, combien les options sont nombreuses pour être solidaire. Le plus souvent, l’humanitaire est critiqué pour sa vision court-termiste contrairement à la coopération au développement qui tend à des solutions plus durables définies en partenariat avec les acteurs locaux. Il ne s’agit pas non plus d’une panacée, il convient d’envisager quels ont été les mécanismes de prise de décision et d’examiner s’ils impliquent la participation de l’ensemble des personnes concernées. L’ONG DBA m’a permis d’entamer une réflexion concernant ces différents processus. Sur place, j’ai réalisé que mon apport allait essentiellement consister en cette récolte de fonds. Ce projet permettait la rencontre de l’Autre et de démystifier bien des représentations. Des correspondants m’ont dit penser qu’en Belgique, on pouvait se balader et trouver de l’argent ou des télévisions par terre. J’ai pu grâce à ce projet mettre à mal l’illusion qui disait possible d’être, sans compétence technique particulière, utile, par notre seule présence, en venant d’ailleurs, en ne connaissant rien à la structure de la société. Avant ce voyage, je ne remettais pas en cause notre légitimité à se rendre dans un pays du sud et à prétendre sauver le monde. Je garde l’impression, comme bien d’autres participantes et participants, d’avoir reçu bien plus que ce que j’ai donné. Ce projet, comme d’autres ensuite, m’a permis de réaliser que les changements doivent venir de l’intérieur.
Mes horizons n’avaient cessé de s’élargir pendant mes humanités. À leur terme, je ne parvenais pas à poser un choix d’études, des disciplines extrêmement variées m’intéressaient. J’ai pu penser à devenir ingénieure comme à faire des études de lettres. J’ai réalisé tenir à interroger mon rapport au monde tout en demeurant proche de la littérature. J’ai alors assez naturellement opté pour un bachelier en sociologie et anthropologie à l’UCLouvain Saint-Louis–Bruxelles. Cette formation me semblait répondre à mon souhait d’une ouverture critique et informée.
Au terme de ma première année d’université, par crainte de voir mon été compromis par une seconde session, je n’avais pas fait de projets pour les vacances. Mes craintes n’avaient pas de fondement, je n’ai finalement dû repasser aucun examen. J’ai alors envoyé un mail à un centre d’accueil pour demandeurs d’asile afin de voir si je pouvais réaliser un bénévolat. Ils ont accepté favorablement ma demande. Je séjournais dans le centre, animais essentiellement des enfants et avais l’occasion de discuter avec les personnes qui y séjournaient durant mon temps libre. Les conversations informelles que nous avions m’ont permis d’avoir une autre perception de la manière dont ils vivaient ce temps d’attente d’une décision quant à leur demande d’asile.
Après ce bénévolat, j’ai réalisé un travail qui analysait comment les centres rendent possible cette cohabitation interculturelle. J’avais constaté lors de mon séjour les relations de pouvoir induites par la structure et le manque d’autonomie des demandeuses et des demandeurs d’asile dans ces centres d’accueil, ils pouvaient très difficilement maintenir un lien avec leur culture d’origine et en vivre les rituels dans cet espace.
J’ai cherché à analyser comment et pourquoi ils étaient dépossédés de la possibilité de prendre de nombreuses décisions qui les concernaient dans leur quotidien. Par exemple, de nombreuses demandeuses et demandeurs regrettaient de ne pas avoir la possibilité de cuisiner, en leur parlant, j’ai réalisé combien cette carence les dépossédait de leurs racines, de leurs saveurs, d’un réconfort. Mon approche demeurait très empirique, elle s’élaborait au départ de perceptions réalisées dans le cadre de mon bénévolat.
De manière très générale, on peut dire que l’analyse sociologique permet de mettre en évidence des liens et les rapports de dominations que ceux-ci sont susceptibles d’induire. Rapidement, j’ai eu le souci d’aller au-delà de la dénonciation. J’éprouvais le besoin de perspective de solutions. La sociologie et l’anthropologie ne cherchent pas nécessairement à en donner mais elles permettent de révéler la complexité de situations et d’enjeux. J’ai eu l’impression que le droit me permettrait d’avoir des outils pour remettre en cause les rapports de domination que j’avais appréhendés grâce à l’anthropologie.
J’ai donc décidé de réaliser un double bachelier en droit et socio-anthropologie. Les doubles bacheliers sont courants à l’UCLouvain Saint-Louis–Bruxelles ; je n’avais pas envisagé que cette combinaison n’existait pas encore. Ma demande, qui avait la particularité d’être formulée en fin de 1re année, a permis qu’il soit mis en place. Les autorités ont tout mis en œuvre pour y répondre, mais cela a pris bien évidemment un peu de temps pour le mettre en place. J’ai tenu à commencer des cours de droit dès ma troisième année de bachelier. Si je me souviens bien, j’ai dû avoir cette année-là 88 crédits, le maximum était à l’époque de 90 crédits. Je me souviens encore de ce Noël où je devais finaliser 5 travaux. À la fin de ma quatrième année de bac, ils me restaient encore 12 crédits que j’ai finis en master. J’ai fait le choix en master de me consacrer uniquement sur le droit.
La combinaison des deux bacheliers m’a confrontée sans cesse au choc des deux disciplines, ce qui n’était pas un exercice aisé. Je tentais d’interroger l’une avec la langue de l’autre. À un moment, j’ai eu peur de perdre les réflexes de l’anthropologie et par exemple, énoncer le terme « le législateur » sans identifier la nature de cette autorité et sa légitimité. À un autre moment, j’ai pu craindre de porter préjudice au droit en n’utilisant pas les bons termes. Les juristes optent rapidement pour une sacralisation des termes, contrairement aux anthropologues pour qui l’homme et sa complexité restent au centre. L’anthropologie est dans les détails mais ses apports ne s’y limitent pas, ce en quoi elle est éclairante pour le droit. J’apprécie à cet égard la formulation de Marie-Claire Foblets employée lors d’un séminaire : « dans le micro, prendre la responsabilité des grandes questions ». Associer ces deux approches me paraît permettre de rendre justice à la complexité de situations en tentant de dégager des solutions qui donnent sens au travail d’analyse qui a été réalisé. Les juristes, contrairement aux anthropologues, ne peuvent poser une question sans tenter d’envisager la réponse.
Quand je suis arrivée à Louvain-la-Neuve pour réaliser mon master en droit, j’ai voulu rejoindre un kot à projet[1]. J’ai été intégrée au Kout’Pouce, qui n’existe plus aujourd’hui. Son projet était ciblé sur la sensibilisation aux inégalités sociales par le jeu et notamment la gestion des questions climatiques et les enjeux de la migration.
Certaines migrations importunent évidemment bien moins que d’autres. L’expatrié qui se déplace de capitale en capitale au gré de ses affectations est rarement considéré comme gênant. Celui qui fuit est plus précaire, il inquiète plus. Je garde en mémoire un des cours de master au cours duquel Jean-Yves Carlier avait invité Marie-Claire Foblets pour parler d’anthropologie du droit. Cet enseignement a évidemment résonné tout particulièrement pour moi. À l’intercours, j’ai été lui expliquer mon parcours et combien je tenais à continuer à investiguer ces deux approches. Lors de ces échanges, nous avons abordé la question des migrants climatiques.
Elle m’a proposé de réaliser un séjour dans son centre de recherche à Halle et m’a introduite à Sylvie Sarolea qui co-dirige aujourd’hui ma thèse et m’a permis de rejoindre l’EDEM. J’ai commencé à m’intéresser de plus en plus à ces enjeux, climat et migration et à leurs interactions. J’ai d’emblée considéré comme injuste l’absence de protection de ceux qu’on appelait les migrants climatiques. J’ai réalisé qu’ils subissaient une triple peine : premièrement, ils subissent les effets des changements climatiques ; deuxièmement, ils sont contraints de se déplacer, font face à un exil ; et troisièmement, ils ne trouvent pas de terre d’accueil ou celle où ils se posent les rejette.
Mes recherches m’ont permis de réaliser que la mobilité fait partie de l’existence humaine. Elle peut se développer à divers niveaux très variés. Par exemple, je vis à Bruxelles, me rends à Louvain-la-Neuve, à Leuven, à Halle en Allemagne, dans les différents centres de recherche auxquels je suis rattachée, et encore dans d’autres villes pour réaliser mes recherches. Je voyage également régulièrement en Europe, pour le plaisir.
Chacune et chacun, dans notre quotidien, nous expérimentons des migrations à des degrés très divers et pour des motifs tout aussi variés. Elles sont inhérentes à notre existence humaine.
Mon projet de thèse se situe à la croisée du droit et de l’anthropologie, il fait partie du département droit et anthropologie de l’Institut Max Planck d’anthropologie sociale. Mes recherches portent spécifiquement sur le rôle de la mobilité humaine face aux changements climatiques et sur la manière dont le droit l’aborde, en mettant l’accent sur son potentiel d’anticipation. Au lieu d’examiner la protection des personnes déjà déplacées par la dégradation de l’environnement, j’étudie dans quels contextes la mobilité humaine peut représenter un moyen positif d’adaptation face à un territoire qui se dégrade. J’ai réalisé un travail de terrain dans trois villes côtières où des relocalisations sont envisagées ou mises en œuvre, en France, en Guadeloupe et au Sénégal. J’étudie comment les États choisissent les mesures à mettre en place pour protéger leurs citoyens des risques côtiers exacerbés par les changements climatiques, et comment le droit autorise ou empêche certains types de solutions.
Pour appréhender cette question des protections dont pouvaient bénéficier ces personnes qui sont contraintes de fuir en raison des changements climatiques, j’ai commencé par étudier la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Elle prévoit que le réfugié est une personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels évènements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ». Ces critères me semblent problématiques dans la mesure où ils opèrent un choix dans ce qui demeure immanquablement une migration de survie.
Pour être considéré comme un réfugié au sens de cette Convention, il faut avoir été contraint à un mouvement international. Le plus souvent dans le contexte des migrations dues aux changements climatiques, les personnes cherchent refuge à proximité et ne franchissent pas nécessairement de frontières. J’avais déjà réalisé durant mes études de droit la nécessité d’un changement global. Étendre la protection de la Convention de Genève aux personnes qui fuient les effets des changements climatiques ne me paraissait pas être une solution pérenne dans la mesure où les migrations sont multifactorielles, il serait arbitraire de choisir certaines causes au détriment d’autres. Ainsi, des îles du Pacifique sont en train de disparaître en raison d’un phénomène naturel qui n’a rien à voir avec les changements climatiques. Les personnes qui seront contraintes de fuir ne peuvent être considérées comme des migrants climatiques ; cela ne peut signifier qu’elles n’ont pas droit à une protection.
Je me suis interrogée pour savoir s’il était possible d’aborder la question dans l’autre sens, d’intervenir quand le territoire se dégrade et ainsi d’anticiper les réponses en intégrant la mobilité.
Une thèse offre la liberté de continuer à apprendre au niveau théorique et contraint également à gérer plusieurs projets au quotidien, du plus conceptuel au plus terre-à-terre. Parler des mobilités comme forme d’adaptation n’est plus novateur dans le champ migrations climatiques et cela n’a jamais été novateur. Dans ses cours, Jean-Yves Carlier n’a eu cesse de nous enseigner que la mobilité a de tout temps été une manière de s’adapter aux changements. Il déclame des extraits de tragédies grecques dont les termes résonnent encore avec notre actualité, elles nous rappellent le caractère intemporel des questions qui traversent aujourd’hui nos sociétés.
J’ai toujours aimé aller au bout des choses. Aujourd’hui, je pense important d’aller plus loin encore afin de dénoncer l’impact d’une prise de décision qui ne serait pas globale. Il est important de repenser le vivre en commun, de retrouver les fondements du droit international et de liens solidaires. Nous habitons une même terre qui se dégrade et où la mobilité joue son rôle ancestral de moyen d’adaptation.
Je sais être idéaliste, je crois qu’on a besoin de l’être pour faire face à la menace existentielle qu’est la question climatique. Il est important de l’affronter en réfléchissant différemment. Nous sommes confrontés à un mur que nous ne pouvons esquiver, les solutions envisagées précédemment ne sont plus pertinentes. Nous devons élaborer un mode de pensée nouveau tout en n’omettant pas que nous demeurons dans l’expérimentation.
Pour bénéficier d’une bourse du Fonds de la Recherche Scientifique comme celle dont je bénéficie pour la réalisation de ma thèse, il faut postuler dans les trois ans de l’obtention de diplôme. Tout en souhaitant bénéficier de ce financement, j’ai souhaité commencer par des expériences de pratique juridique avant d’entamer une recherche doctorale. Pendant un an et demi, j’ai réalisé des stages à la Cour européenne des droits de l’homme, à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Il m’a d’emblée paru indispensable d’associer le travail empirique à mes travaux de recherche. Un temps, j’ai pensé faire le barreau en parallèle mais j’ai craint de ne pas être en mesure d’aller au bout de ma thèse et j’ai rapidement réalisé que l’avocature ne m’aurait pas permis de récolter les données dont j’avais besoin pour mon sujet de recherche. Être engagée dans la société civile fait partie de ma manière d’être. Étudiante, je faisais déjà partie de différentes associations.
Je considère que nous avons une forme de responsabilité vis-à-vis de la société en raison des connaissances que nous acquérons, elles nous permettent d’avoir une vision d’ensemble. C’est important de plaider pour des solutions dites réalistes, qui peuvent bénéficier aux individus sur le court terme en usant de ce qui existe déjà. Mais c’est aussi important de montrer comment les choses peuvent être faites différemment et encore fonctionner pour tous, sur le plus long terme. Nous nous devons d’oser montrer d’autres directions.
Pour citer ce récit : « La responsabilité des connaissances », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, octobre 2024.