Cour eur. D.H., 30 mai 2023, Azzaqui c. Pays-Bas, req. n° 8757/20

Louvain-La-Neuve

Nécessité de prendre en considération la condition médicale globale d’une personne lors d’une décision d’expulsion.

Expulsion – Ordre public – Vie privée – Santé mentale – Violence sexuelle – Proportionnalité.

L’affaire concerne la révocation pour motifs d’ordre public du permis de séjour de Mr Azzaqui, citoyen marocain, accompagnée d’une interdiction de séjour sur le territoire néerlandais pendant une période de dix ans. Mr Azzaqui avait été reconnu coupable de plusieurs infractions, dont un viol en 1996. Au moment de la commission de cette dernière infraction, il souffrait d’un trouble mental et il a passé la majeure partie des années suivantes dans une clinique pénitentiaire. L’arrêt prononcé à l’unanimité conclut à la violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour précise que lorsqu’elles ordonnent une expulsion, les autorités doivent prendre en compte les circonstances individuelles, en ce compris les troubles mentaux et, en l’occurrence, le fait que Mr Azzaqui soit détenu dans une clinique pénitentiaire.

Jonas Kakule Sindani

A. Arrêt

1. Les faits

L’affaire concerne un citoyen de nationalité marocaine (ci-après « le requérant ») entré aux Pays-Bas en 1982 à l’âge de 10 ans ; il a obtenu un permis de séjour permanent en 1991. Entre 1987 et 1996, il a été condamné pour plusieurs infractions pénales et a purgé plusieurs peines de prison. En 1996, il a été condamné pour viol. Le tribunal a estimé qu’au moment des faits, le requérant souffrait d’un trouble de la personnalité, de caractéristiques antisociales et d’expériences psychotiques épisodiques qui réduisaient sa responsabilité pénale et a décidé de l’incarcérer dans une clinique pénitentiaire. La décision de maintien dans cette clinique a été prolongée par périodes d’un an ou de deux ans par les autorités judiciaires néerlandaises entre 2000 et 2015.

En 2016, les experts comportementaux du centre de traitement ont rédigé un rapport soulignant le bon comportement constant pendant son congé autorisé, les remords exprimés ainsi que la volonté du requérant de se prendre en main. Ce dernier n’a enfreint aucune règle et ne s’est soustrait ni aux traitements ni aux conseils. Le rapport souligne que bien que le requérant ne soit pas en mesure de fonctionner de manière indépendante en raison d’un manque permanent de capacités d’adaptation et de jugement, il n’a montré aucun signe de déviance sexuelle. Le rapport conclut que le risque de récidive pourrait être maintenu durablement à un faible niveau dans un centre de vie assistée. La même année, sur recommandation des experts de l’unité de traitement, la décision a été prolongée d’un an et une libération conditionnelle de l’incarcération dans la clinique a été accordée le 27 mai 2016 (§ 10).

Neuf mois plus tard, soit en février 2017, se référant au casier judiciaire du requérant, le vice-ministre de la Justice et de la Sécurité a informé le requérant de son intention de lui retirer son permis de séjour et de lui imposer une interdiction d’entrée au motif qu’il représentait une menace pour l’ordre public. Le requérant a présenté des observations écrites en réponse invoquant notamment le rapport du centre de traitement et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans la procédure concernant une autre extension de l’ordonnance de maintien en détention pénitentiaire, les services de probation ont indiqué, le 23 mars 2017, que l’intention du vice-ministre de révoquer le permis de séjour avait gravement perturbé le requérant et qu’il n’avait pas été préparé à retourner au Maroc. Dans cette situation, le requérant avait violé les conditions de sa libération conditionnelle en fumant de la marijuana et en buvant de l’alcool. Les services de probation avaient conseillé la prorogation de la décision de maintien en clinique pénitentiaire pour une durée de deux ans, au cours de laquelle ils élaboreraient un plan de préparation au retour du requérant au Maroc. Ce conseil n’aura pas été suivi par la Cour régionale de Gelderland qui prorogera ce délai d’un an seulement en date du 21 juillet 2017 (§§ 11-15).

Six mois plus tard, soit en janvier 2018, le vice-ministre a révoqué le permis de séjour du requérant et lui a imposé une interdiction d’entrée de dix ans. Il a jugé que les liens du requérant avec les membres adultes de sa famille aux Pays-Bas ne relevaient pas du champ d’application de l’article 8 CEDH. Se référant à la jurisprudence de la Cour strasbourgeoise, le vice-ministre a estimé que les droits du requérant en matière de vie privée ne l’emportaient pas sur les intérêts de la population en général. Le vice-ministre a précisé qu’il n’y avait aucune preuve que le requérant ait des liens sociaux forts avec les Pays-Bas, qu’il ne prouvait pas de contribution positive à la société néerlandaise. Il ajoute que le traitement dans le cadre de l’ordonnance de détention à la clinique pénitentiaire ne constituait pas une vie privée au sens de l’article 8 CEDH mais était plutôt une mesure imposée dans le cadre d’une procédure pénale. En ce qui concerne le retour au Maroc, le vice-ministre a estimé que le requérant était un homme adulte dont on pouvait attendre qu’il se débrouille seul après un rapatriement assisté (§§ 16-18).

Le requérant, débouté du recours introduit contre cette décision, aux motifs notamment qu’il pouvait parler la langue locale ou devrait être en mesure de l’apprendre, qu’il avait de la famille au Maroc avec laquelle il était resté en contact, et qu’il serait préparé à son retour par la clinique a interjeté appel de celle-ci auprès du tribunal régional de La Haye. Il invoquait à nouveau le fait qu’il avait noué des liens relevant de la vie privée, y compris pendant sa détention. Il soulignait le fait que, résidant depuis 35 ans sur le territoire des Pays-Bas, il devait être considéré comme un « migrant établi » dont l’expulsion nécessite des « raisons très sérieuses ». Le requérant faisait, en outre, valoir que la révocation de son permis de séjour interférait avec les objectifs de sa détention en clinique pénitentiaire, à savoir sa resocialisation aux Pays-Bas (§ 19).

En date du 6 juillet 2018, la Cour régionale de Gelderland a, à nouveau, prolongé l’ordonnance de détention à la clinique pénitentiaire pour une durée d’un an. La Cour soulignait le fait que si l’intéressé avait été autorisé à rester aux Pays-Bas, elle n’aurait pas jugé son maintien en clinique pénitentiaire nécessaire. Elle l’estimait nécessaire en raison de l’effet déstabilisant de la décision d’expulsion prise à son égard (§§ 20-21). Le requérant a envoyé une copie de ce jugement au tribunal régional de La Haye, siégeant à Arnhem, pour être jointe à son recours contre la révocation de son permis de séjour. Le 6 novembre 2018, la chambre administrative du tribunal régional de La Haye a déclaré le recours du requérant contre la révocation de son permis de séjour irrecevable et a rejeté son recours contre l’interdiction d’entrée. L’appel supplémentaire du requérant contre le jugement du tribunal régional du 6 novembre 2018 a été rejeté par la section du contentieux administratif du Conseil d’État le 13 août 2019 (§ 25). C’est dans ce contexte que le requérant a saisi la Cour européenne des droits de l’homme.

2. Décision de la Cour

L’arrêt du 5 mai 2023 réaffirme la jurisprudence constante selon laquelle un État a le droit, en vertu du droit international et sous réserve de ses obligations conventionnelles, de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire. La Convention ne garantit pas le droit d’un étranger d’entrer ou de séjourner dans un pays donné et, dans le cadre de leur mission de maintien de l’ordre public, les États contractants ont le droit d’expulser un étranger reconnu coupable d’infractions pénales. Toutefois, une ingérence dans la vie privée ou familiale d’une personne constitue une violation de l’article 8 CEDH, à moins qu’elle ne puisse être justifiée au titre du paragraphe 2 de cette disposition comme étant prévue par la loi, poursuivant un ou plusieurs des buts légitimes qui y sont énumérés, et nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiée par un besoin social impérieux et, en particulier, proportionnée au but légitime poursuivi.

En se basant sur ces critères, la Cour note que les parties ne contestent pas l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ou le fait que cette ingérence a été conforme à la loi, ou encore que les mesures litigieuses poursuivent les buts légitimes d’assurer la sécurité publique et de prévenir le désordre ou la criminalité (§§ 43-45). Il reste donc à déterminer si elles sont nécessaires dans une société démocratique. Les critères pertinents ont été définis par la Cour dans sa jurisprudence antérieure que l’arrêt met en application pour vérifier si les autorités néerlandaises ont mis en balance de manière adéquate les intérêts du requérant et ceux d’intérêt public. À cet égard, la Cour note qu’en raison de son état mental, le requérant était plus vulnérable qu’un « migrant installé » moyen menacé d’expulsion. Cet élément devait intervenir. En outre, la Cour observe que le vice-ministre, dans la décision révoquant le permis de séjour du requérant, s’est contenté de mentionner la gravité des multiples infractions commises par le requérant et les prolongations de son ordonnance de détention en clinique pénitentiaire, et a noté qu’il subsistait un risque de récidive et donc une menace pour l’ordre public (§ 47). La Cour déduit de ce qui précède que ni le vice-ministre ni le tribunal administratif n’ont tenu compte, dans leur appréciation de la nature et de la gravité de l’infraction commise par le requérant, du fait que celui-ci souffrait, selon le tribunal pénal, d’une grave maladie mentale, qui avait atténué sa culpabilité pénale, au moment où il a perpétré l’acte en question (§ 57).

S’agissant du critère du « temps écoulé depuis la commission de l’infraction et le comportement du requérant pendant cette période », la Cour note que cette période est longue de plus de 20 ans et donc significativement importante (§ 58). Dans l’exercice de mise en balance effectué dans le cadre de la procédure de révocation, peu d’attention a été accordée aux questions relatives à la situation personnelle du requérant qui avaient pourtant été prises en compte par les juridictions pénales dans leurs décisions relatives à la prorogation de l’ordonnance de détention en clinique pénitentiaire. Le requérant a adopté un bon comportement pendant son traitement en détention médicalisée et a progressé de manière positive dans les années qui ont suivi la commission de sa dernière infraction, ce qui avait conduit la chambre pénale du tribunal régional de Gelderland à accorder au requérant une libération conditionnelle et la possibilité de poursuivre son traitement dans un établissement de vie assistée.

Au vu de ce qui précède, et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, les autorités internes n’ont pas dûment pris en compte et mis en balance les intérêts en jeu, et conclut unanimement que de tels agissements constituent une violation de l’article 8 CEDH.

B. Éclairage

La décision reconnaît que les États gardent une marge d’appréciation, en vertu du droit international, dans le contrôle de l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire, même si ces derniers y ont séjourné pendant un laps de temps relativement long. La Cour confirme que les principes jurisprudentiels de la révocation d’un permis de séjour doivent être appréciés au cas par cas (1). La Cour note que dans la marge d’appréciation dont dispose les États dans la révocation d’un permis de séjour, la condition médicale générale de la personne doit être prise en compte, en ce compris la disponibilité et l’accessibilité des soins médicaux dans le pays qui va l’accueillir (2).

1. Rappel des critères dégagés par la jurisprudence en matière de révocation d’un permis de séjour et d’imposition d’une interdiction d’entrée

En vertu du droit international et sous réserve de ses obligations conventionnelles, les États ont le droit de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire. À cette fin, ils ont le pouvoir d’expulser les étrangers condamnés pour des infractions pénales[1], ou tout autre motif d’ordre public et de sécurité nationale[2]. L’expulsion d’étrangers en séjour légal interfère directement ou indirectement avec des droits consacrés par la Convention, dont le droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 CEDH. À maintes reprises, la Cour a rappelé qu’exclure une personne d’un pays dans lequel elle a ses attaches familiales et sociales peut constituer une ingérence dans le droit au respect de sa vie privée et familiale consacré à l’article 8 (1) CEDH[3], à moins qu’une telle exclusion puisse être justifiée au titre du paragraphe 2 de l’article 8.

Dans sa jurisprudence constante, la Cour européenne des droits de l’homme[4] a fixé les critères suivants :

  • la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
  • la durée du séjour du requérant dans le pays d’où il doit être expulsé ;
  • le temps écoulé depuis la commission de l’infraction et le comportement du demandeur pendant cette période ;
  • les nationalités des différentes personnes concernées ;
  • la situation familiale du demandeur, telle que la durée du mariage et d’autres facteurs exprimant l’efficacité de la vie familiale d’un couple ;
  • la connaissance par le conjoint de l’infraction au moment où il s’est engagé dans une relation familiale ;
  • l’existence d’enfants issus du mariage et, le cas échéant, leur âge ;
  • la gravité des difficultés que le conjoint est susceptible de rencontrer dans le pays vers lequel le demandeur doit être expulsé ;
  • l’intérêt supérieur et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du demandeur risquent de rencontrer dans le pays vers lequel le demandeur doit être expulsé ;
  • la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays d’accueil et le pays de destination ; et
  • la durée de la mesure d’éloignement.

Le cas sous examen appelle deux observations. Premièrement, en ce qui concerne les critères de la nature et de la gravité de l’infraction commise par le requérant, ceux-ci doivent s’apprécier par rapport à l’ensemble des antécédents judiciaires de l’intéressé et aux circonstances dans lesquelles le ou les crimes ayant motivé l’expulsion ont été commis. En l’espèce, le requérant a été condamné entre 1987 et 1996 pour de multiples délits et pour viol en 1996. Ces condamnations comprenaient des crimes de nature violente et sexuelle qui peuvent, à supposer que les autres critères pertinents soient adéquatement pris en compte par les autorités nationales dans une mise en balance globale des intérêts, constituer un « motif très grave » de nature à justifier l’expulsion[5]. Si les condamnations du requérant, notamment pour des infractions à caractère violent et sexuel, pouvaient constituer un « motif/raison solide » de son expulsion, les autorités néerlandaises n’ont cependant pas tenu compte du fait que le requérant souffrait, selon le juge pénal, d’une grave maladie mentale qui avait atténué sa culpabilité au moment où il avait commis l’acte incriminé. En outre, il n’avait pas été tenu compte de l’évolution positive de la situation personnelle du requérant.

Deuxièmement, le temps écoulé depuis la commission de l’infraction est long, étant de plus de 20 ans. Contrairement à ce que prétendait le requérant, le fait qu’un laps de temps se soit écoulé depuis sa condamnation ne peut signifier que les autorités néerlandaises renoncent à leur droit de révoquer son permis de séjour. Toutefois, pour un migrant installé qui a passé légalement la totalité ou la majeure partie de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, l’expulsion ne peut être justifiée que par des motifs très graves. Dans le cas présent, la Cour européenne des droits de l’homme regrette que le sous-ministre néerlandais se soit borné à évoquer la gravité des multiples infractions commises par le requérant et les prolongations des décisions d’internement, sans démontrer un risque de récidive et donc une menace actuelle pour l’ordre public. La Cour rappelle l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société[6]. Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues[7]. À ce titre, l’existence d’une condamnation ne peut être invoquée que dans la mesure où les circonstances qui ont donné lieu à cette condamnation font apparaître l’existence d’un comportement personnel constituant une menace grave et actuelle pour l’ordre public[8].

2. Dans l’appréciation d’une éventuelle révocation, la situation médicale et la disponibilité des soins dans le pays d’accueil comptent

Pour déterminer si la condamnation précédente du requérant constituait une justification de son expulsion du territoire néerlandais, les autorités ne peuvent ignorer les rapports établis par un psychiatre et un psychologue dans le cadre de la procédure pénale. Ils ont révélé qu’au moment où il avait commis cette infraction, le requérant souffrait d’un trouble de la personnalité avec des traits schizotypiques et antisociaux et des expériences psychotiques épisodiques, à tel point que l’infraction ne pouvait lui être imputée que dans une mesure réduite.

Ainsi, en concluant à l’existence d’une menace pour l’ordre public dans le cadre de la procédure de retrait, les autorités n’ont pas suffisamment tenu compte de la situation personnelle du requérant, et notamment des conclusions des juridictions pénales étayées par des éléments d’ordre médical. La détérioration de l’état de santé mentale du requérant et sa rechute dans la toxicomanie 20 ans après le début de son traitement semblent avoir été causées par l’intention du vice-ministre de révoquer son permis de séjour et par les décisions prises par la suite dans le cadre de la procédure de révocation. Cette rechute s’explique par le fait que jusqu’alors, son traitement visait la réintégration dans la société néerlandaise et aucune mesure n’avait donc été prise pour le préparer à son retour au Maroc.

La Cour souligne aussi que face à un étranger malade, les autorités de l’État de renvoi doivent s’interroger sur la possibilité « effective » pour l’intéressé d’avoir accès au traitement nécessaire, dans son pays d’origine compte tenu notamment de son coût, de l’existence d’un réseau social et familial et de la distance à parcourir pour accéder aux soins requis[9]. Or, les autorités néerlandaises n’ont pas tenu compte de la disponibilité des médicaments et des traitements au Maroc, ni des difficultés qu’il pourrait rencontrer là-bas en raison de sa vulnérabilité mentale. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle le principe selon lequel une personne malade ne peut être expulsée vers un pays où elle ne peut accéder aux médicaments nécessaires pour le traitement de sa maladie.

Le vice-ministre s’est contenté de constater que le requérant était un homme adulte dont on pouvait attendre qu’il se débrouille seul après un rapatriement assisté, qu’il connaissait ou pouvait se familiariser avec la langue locale et qu’il avait de la famille au Maroc avec laquelle il était resté en contact. Les aspects médicaux, y compris la disponibilité et l’accessibilité au Maroc de médicaments et de traitements, n’ont pas été pris en compte. Dans l’évaluation de l’accessibilité et de la disponibilité des soins, la Cour européenne des droits de l’homme tient compte du coût des médicaments et des soins, de la distance à parcourir pour en bénéficier et de la disponibilité en milieu médical d’un accompagnement dans une langue que le requérant parlait[10].

La décision commentée renforce la protection des étrangers malades, en particulier ceux atteints de troubles psychiques, résidant sur le territoire d’un État membre de l’Union européenne en réaffirmant qu’une décision d’expulsion doit prendre en compte la protection de leur santé mentale notamment en termes d’accès et de disponibilité des soins. En effet, pour que les soins soient conformes au droit à la santé, ils doivent englober un vaste ensemble de services intégrés et coordonnés pour la promotion, la prévention, le traitement, la réadaptation, les soins et le rétablissement[11].

Finalement, dans l’affaire commentée, le requérant n’a pas invoqué la violation de l’article 3 CEDH contrairement aux affaires précédentes soumises devant la Cour[12]. L’article 3 CEDH protège de manière absolue face à la torture et aux traitements inhumains ou dégradants. L’expulsion d’un étranger malade dans un pays où il ne pourrait avoir accès à un traitement adapté entraîne de tels risques pour lui que cela peut constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 dans certains cas[13]. Dans l’affaire Savran c. Danemark, un arrêt de chambre concluait, dans un cas similaire au cas étudié, à la violation de l’article 3 CEDH. Cependant, la Grande Chambre, saisie ensuite, n’a pas suivi ce raisonnement. Elle a au contraire développé une approche restrictive des conditions dans lesquelles on peut conclure à une violation de l’article 3[14], limitant ainsi l’avancée jurisprudentielle développée par la chambre dans la protection des individus atteints de troubles mentaux. La Grande Chambre a, toutefois, conclu, dans cette même affaire Savran c. Danemark, à la violation de l’article 8 CEDH, les autorités nationales n’ayant pas à suffisance pris en compte l’état de santé mentale du requérant dans le cadre de leur évaluation de la proportionnalité des mesures prises à son égard. Si cette jurisprudence offre une « porte de sortie » aux étrangers malades visés par des mesures d’expulsion qui ne remplissent pas les critères requis par l’article 3 CEDH, elle circonscrit par là même le champ de cet article et réduit les effets des décisions de la Cour sur la situation des autres personnes concernées[15]. L’absence dans le pays de renvoi d’un traitement qui entraînerait chez l’étranger une douleur d’une intensité contraire à la dignité humaine, et qui risquerait de lui causer des troubles psychiques graves et irréversibles, ainsi que des poussées suicidaires[16], ne pourrait-elle pas finalement tomber dans le champ d’application de l’article 3 CEDH ?

Conclusion

En conclusion, dans cette décision, la Cour européenne des droits de l’homme fournit des directives claires et précises que les autorités administratives et judiciaires doivent respecter dans le cadre de la procédure de révocation du titre de séjour. L’établissement et le contrôle de la validité d’une décision de retrait de titre de séjour et d’interdiction de séjour sur le territoire, doit se faire en considération de la situation médicale générale de la personne concernée ainsi que de la disponibilité des médicaments dans le pays de destination. Dans le cas d’espèce, la prise en compte insuffisante de la maladie mentale d’un ressortissant marocain dans le cadre de la prise d’une décision révoquant son permis de séjour aux Pays-Bas a conduit la Cour à conclure à la violation de l’article 8 CEDH. L’expulsion doit être exclue lorsqu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le retour d’un ressortissant dans son pays d’origine l’expose ou l’exposerait, en raison de l’indisponibilité de soins appropriés dans le pays de destination, à un risque réel de réduction significative de son espérance de vie ou de détérioration rapide, significative et irrémédiable de son état de santé, entraînant des douleurs intenses.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 30 mai 2023, Azzaqui c. Pays-Bas, no 8757/20.

Jurisprudence :

Doctrine :

  • Abner M., « L’éloignement d’un citoyen pour des raisons impérieuses de sécurité publique », R.A.E., L.E.A., 2013/2, pp. 309-313 ;
  • Akkari S., Lagane M., Pawlotsky A. & Ratabou A., « L’expulsion des personnes étrangères atteintes de troubles psychiques : le maintien d’une jurisprudence stricte par la CEDH. Analyse de la décision Savran c. Danemark (GC – CEDH), 7 décembre 2021, no 57467/15 », Revue des droits de l’homme, no 23, 19 janvier 2023 ;
  • Leboeuf L., « Expulsion d’étrangers gravement malades. Une clarification du seuil de gravité conventionnel couplée à une responsabilisation des autorités nationales », Newsletter EDEM, février 2017.
  • Macq C., « L’ordre public et la sécurité nationale comme instruments de contrôle étatique en matière migratoire : quelles limites la jurisprudence européenne fixe-t-elle à l’exercice de ces prérogatives étatiques ? », Rev. trim. D.H., 2020, no 123, pp. 640-684.
  • Macq C., « Le point sur le retrait du droit au séjour et l’éloignement pour motifs d’ordre public des étrangers en séjour légal, R.D.E., 2018, no 218, pp. 179-221.
  • Macq C., « Expulsion on the Grounds of Public Policy or Public Security : What Are the Limits of Punishment ? », in N.K. Šalamon (éd.), Causes and Consequences of Migrant Criminalization, Iusgent, vol. 81, Springer, 2020, pp. 213-233.
  • Slama S. et Parrot K., « Étrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’Homme », Plein droit, vol. 101, no 2, 2014.

Pour citer cette note : J. Sindani, « Nécessité de prendre en considération la condition médicale globale d’une personne lors d’une décision d’expulsion », Cahiers de l’EDEM, juin 2023.

 

[1] Voy. Cour eur. D.H., 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, req. nos 9214/80, 9473/81 et 9474/81, § 67 ; Cour eur. D.H., 21 octobre 1997, Boujlifa c. France, req. no 25404/94 , § 42.

[2] C. Macq, « L’ordre public et la sécurité nationale comme instruments de contrôle étatique en matière migratoire : quelles limites la jurisprudence européenne fixe-t-elle à l’exercice de ces prérogatives étatiques ? », Rev. trim. D.H., 2020, no 123, pp. 640-684 ; C. Macq, « Expulsion on the Grounds of Public Policy or Public Security : What Are the Limits of Punishment ? », in N.K. Šalamon (éd.), Causes and Consequences of Migrant Criminalization, Iusgent, vol. 81, Springer, 2020, pp. 213-233.

[3] Cour eur. D.H., 18 février 1991, Moustaquim c. Belgique, req. no 12313/86, § 36 ; 26 mars 1992, Beldjoudi c. France, req. no12083/86 ; Cour eur. D.H. (G.C.), 7 décembre 2021, Savran c. Danemark, req. no 57467/15 ; 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. no 41738/10.

[4] Voy. Cour eur. D.H., 2 aout 2001, Boultif c. Suisse, req. no 54273/00, § 41 ; Cour eur. DH (G.C.), 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, req. no 46410/99, § 54 ; 23 juin 2008, Maslov c. Autriche, req. no 1638/03, §§ 68,76 et 98.

[5] Cour eur. D.H. (G.C.), Savran c. Danemark, § 194.

[6] Voy. M. Abner, « L’éloignement d’un citoyen pour des raisons impérieuses de sécurité publique », R.A.E., L.E.A., 2013/2, pp. 309-313.

[7] C. Macq, « Le point sur le retrait du droit au séjour et l’éloignement pour motifs d’ordre public des étrangers en séjour légal », R.D.E., no 218, 2018, p. 181.

[8] C.J.U.E., 31 janvier 2006, Commission des Communautés européennes, C-503/03, § 40, cité par C. Macq, ibid., p. 186.

[9] Cour eur. D.H. (G.C.), Savran c. Danemark, § 130.

[10] Ibid., § 192.

[11] Cour eur. D.H., Tierce intervention d’Amnesty International, Savran c. Danemark, 7 décembre 2021, § 16.

[12] S. Slama et K. Parrot, « Étrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’Homme », Plein droit, vol. 101, no 2, 2014, p. I.

[14] Ibid., § 33.

[15] Ibid., § 34.

[16] Ibid., § 38.

Publié le 30 juin 2023