Cour eur. D.H., grande chambre, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10

Louvain-La-Neuve

Expulsion d’étrangers gravement malades. Une clarification du seuil de gravité conventionnel couplée à une responsabilisation des autorités nationales.

Par l’arrêt Paposhvili, la Cour européenne des droits de l’homme juge que la Convention offre une protection contre le renvoi aux étrangers gravement malades, non seulement lorsque leur maladie a atteint un stade critique, mais également lorsque leur renvoi impliquerait un « déclin grave, rapide et irréversible » de leur état de santé, ce qu’il revient en priorité aux autorités nationales de déterminer à l’aide de procédures adéquates.

Art. 3 CEDH – Art. 8 CEDH – Art. 9ter de la loi du 15 décembre 1980 – Séjour médical – Vie familiale – Obligations procédurales (violation).

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité géorgienne, a introduit une demande d’autorisation de séjour pour motif médical en Belgique, sur le fondement de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980. Il invoque souffrir de diverses pathologies graves, dont une leucémie et une tuberculose.

Ces demandes sont rejetées par l’administration compétente, l’Office des étrangers (ci-après l’OE), au motif que le requérant est exclu de pareilles protections en raison de ses antécédents délictueux[1]. Le juge compétent, le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après le CCE), confirme ces décisions, de même que le Conseil d’État (ci-après le CE), qui déclare inadmissible le recours en cassation introduit à l’encontre d’un des arrêts du CCE. Les différentes demandes de régularisation du requérant, par lesquelles il invoquait sa situation familiale, sont également rejetées.

Devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour eur. D.H.), le requérant invoque la violation des articles 2 et 3 CEDH ainsi que de l’article 8 CEDH Par un arrêt rendu en chambre, la Cour rejette sa requête. Elle juge, en particulier, que son état de santé n’atteint pas un degré de gravité suffisant pour que son renvoi emporte violation de la Convention. Elle note que « les affections dont souffre le requérant sont toutes stabilisées et sous contrôle, [de sorte] qu’il n’y a [] pas de menace imminente pour sa vie et qu’il est capable de voyager »[2]. Les arguments tirés de l’article 8 CEDH sont également rejetés.

Le pourvoi introduit devant la grande chambre est déclaré recevable. Toutefois, le requérant décède avant que la grande chambre n’ait eu l’occasion de se prononcer. Par l’arrêt commenté, la Cour s’interroge en conséquence sur l’opportunité d’une radiation de la requête du rôle, qu’elle écarte (1), avant de préciser son interprétation des obligations qu’impose l’article 3 CEDH à l’égard des étrangers gravement malades (2) et l’article 8 CEDH à l’encontre de tout étranger bénéficiant d’une vie familiale effective au sein de l’État qui envisage son expulsion (3)[3].

(1) Des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme justifient que la Cour poursuive l’examen d’une requête, quand bien même les motifs de radiation énoncés par l’article 37 de la Convention sont rencontrés[4]

La Cour note que le décès d’un requérant a en principe pour effet la radiation de sa requête, sauf si les membres de sa famille démontrent leur volonté et leur intérêt à la poursuite de la procédure. Toutefois, conformément à l’article 37, § 1er, de la Convention, la Cour peut décider de poursuivre l’examen d’une requête, lorsque cette dernière soulève des questions graves d’interprétation de la Convention, qui revêtent une portée générale.

En l’espèce, la Cour est d’avis que les questions soulevées dépassent la situation particulière du requérant, pour concerner sa position jurisprudentielle à l’égard des étrangers gravement malades. Pareilles questions de protection des droits fondamentaux relèvent de l’intérêt général et sont d’ordre public. Pour cette raison, la Cour décide de poursuivre l’examen de la requête.

(2) L’article 3 CEDH offre une protection contre le renvoi aux étrangers gravement malades, non seulement lorsque leur maladie a atteint un stade critique, mais également lorsque leur renvoi impliquerait un « déclin grave, rapide et irréversible » de leur état de santé, ce qu’il revient en priorité aux États de déterminer à l’aide de procédures adéquates

La Cour admet que sa jurisprudence relative au renvoi d’étrangers gravement malades peut manquer de visibilité, en ce qui concerne le seuil de gravité requis pour que leur renvoi emporte violation de la Convention. Elle entend souligner, en conséquence, que la protection de l’article 3 CEDH ne se limite pas aux étrangers confrontés à « un risque imminent de mourir », contrairement à ce que certains arrêts porteraient à croire, mais bénéficie également à ceux qui risquent d’être exposés à un « déclin grave, rapide et irréversible » de leur état de santé en cas de renvoi[5].

Selon la Cour, il revient au premier chef aux autorités nationales d’opérer pareille évaluation. Elle insiste : « l’obligation de protéger l’intégrité des intéressés que l’article 3 fait peser sur les autorités s’exécute en premier lieu par la voie de procédures adéquates permettant un tel examen »[6]. Pareilles procédures doivent permettre aux requérants d’avancer des éléments de preuve, et aux autorités nationales de dissiper les éventuels doutes qui en résulteraient, conformément aux règles générales applicables au partage de la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion où une violation de l’article 3 CEDH est invoquée.

Cette évaluation doit porter sur le degré de souffrance qu’engendrerait l’absence de traitement adéquat, premièrement, et sur la possibilité effective d’accéder à un traitement adéquat dans le pays d’origine, deuxièmement :

  • En ce qui concerne le degré de souffrance, la Cour rappelle qu’il ne s’agit pas de déterminer si le requérant bénéficiera, dans le pays de renvoi, de soins équivalents à ceux dispensés dans le pays d’accueil. « Le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi », mais bien le degré de gravité consacré par l’article 3 CEDH, soit un engagement du pronostic vital ou un « déclin grave, rapide et irréversible » de l’état de santé[7].
  • En ce qui concerne l’accessibilité à un traitement adéquat, elle doit s’analyser en tenant compte « du coût des médicaments et traitements, [de] l’existence d’un réseau social et familial, et [de] la distance géographique pour accéder aux soins requis »[8]. En cas de « sérieux doutes », il revient à l’État de renvoi de solliciter de l’État d’accueil des « assurances individuelles et suffisantes » relatives à l’accessibilité des soins[9].

En l’espèce, la Cour constate que les autorités belges n’ont nullement procédé à ces évaluations. Elles ont argué du passé délictueux du requérant pour justifier l’absence de prise en considération de sa situation médicale. À supposer même que, comme le prétendent les autorités belges, pareil examen puisse être encore effectué in extremis, au moment de la mise en œuvre de la décision d’expulsion, aucune garantie suffisante n’a été apportée quant à ce.

(3) En évaluant si l’atteinte à la vie privée et familiale qui résulte d’une décision d’expulsion emporte violation de l’article 8 CEDH, les autorités nationales doivent prendre en considération le lien de dépendance qui résulte d’une maladie grave.

La Cour note que la situation du requérant relevait de l’article 8 CEDH, puisque son épouse et ses enfants vivent en Belgique. Elle insiste sur la circonstance que pareille situation devait se voir examinée avec d’autant plus de soin, que l’état de santé du requérant impliquait une dépendance à ses proches.

Pourtant, les autorités belges n’ont pas tenu compte de cette dépendance spécifique. En particulier, saisi de ce grief dans le cadre du recours introduit contre une décision de refus d’une demande de régularisation, le CCE l’a rejeté au motif que cette décision de refus de séjour n’était pas assortie d’un ordre de quitter le territoire.

B. Éclairage

Par l’arrêt Paposhvili c. Belgique, la Cour eur. D.H. entend si pas clôturer, en tout cas apaiser, les controverses relatives à sa jurisprudence concernant le renvoi d’étrangers gravement malades. Elle précise le seuil de gravité de l’article 3 CEDH, tout en dispensant une leçon de méthode à destination des autorités nationales (1). Ce faisant, elle apporte sa réponse à l’évolution survenue au sein de la jurisprudence belge (2).

(1) L’article 3 CEDH et les étrangers gravement malades, ou la fin d’un régime d’exceptionnalité ?

Depuis l’arrêt N. c. Royaume-Uni, la jurisprudence de la Cour eur. D.H. a parfois été critiquée comme élevant indûment le seuil de gravité exigé pour qu’un mauvais traitement puisse être considéré comme contraire à l’article 3 CEDH, lorsque pareil traitement résulte de l’absence d’accessibilité des soins dans le pays de renvoi[10]. Ainsi, dans l’arrêt Yoh-Ekwale Mwanje c. Belgique, la Cour a jugé que le renvoi de la requérante n’emporterait pas violation de l’article 3 CEDH dans la mesure où elle ne se trouvait pas dans un état critique et où elle était apte à voyager[11].

Par l’arrêt commenté, la Cour tente de mettre fin à cette controverse. Elle précise que le seuil de gravité de l’article 3 CEDH ne se limite pas au risque vital, mais couvre également d’autres hypothèses où, en raison de l’inaccessibilité de soins adéquats, l’aggravation de l’état de santé de l’étranger sera tel qu’il subira un traitement inhumain et dégradant. Elle insiste aussi sur les modalités de l’évaluation du risque d’une telle aggravation de l’état de santé, laquelle doit se réaliser conformément aux principes développés par sa jurisprudence relative aux affaires d’expulsion où l’article 3 CEDH est invoqué. S’il revient en premier lieu à l’étranger d’avancer des éléments suffisamment sérieux pour générer un doute quant à l’existence d’un tel risque, l’État doit dissiper ce doute, le cas échéant en sollicitant des assurances spécifiques de la part de l’État de renvoi.

Ce faisant, la Cour marque la fin du régime d’exceptionnalité qui a semblé frapper sa jurisprudence relative au renvoi d’étrangers gravement malades. Le seuil de gravité ne varie pas. L’évaluation du respect de l’article 3 CEDH se réalise selon des critères et une méthode similaires à celles appliquées aux autres affaires d’expulsion. Il importe peu, à cet égard, que le facteur générateur du risque soit lié à l’état de santé.

Pour autant, la Cour prend le soin de ne pas heurter les souverainetés nationales. Elle rappelle qu’en vertu de la subsidiarité de son contrôle, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’opérer un examen de la situation à la lumière de l’article 3 CEDH Force est toutefois d’admettre qu’il s’agit là d’une exigence plus générale de sa jurisprudence relative à l’article 3 CEDH, de sorte qu’il ne faudrait pas, à notre sens, y lire une spécificité du contentieux des étrangers gravement malades. La Cour entend rappeler que si elle demeure l’ultime garante du respect de la Convention, il revient en premier lieu aux États de prendre leurs responsabilités.

De plus, la Cour souligne qu’à l’évidence, il n’est nullement question d’imposer « une quelconque obligation pour l’État de renvoi de pallier les disparités entre son système de soins et le niveau de traitement existant dans l’État de destination, en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire »[12]. À une exceptionnalité défavorable aux étrangers gravement malade, ne succède pas une exceptionnalité plus favorable.

(2) Un dialogue avec les juridictions nationales

Il serait faux, nous semble-t-il, de lire l’arrêt Paposhvili comme un arrêt spécifiquement lié au contexte belgo-belge. Ses enseignements, tels qu’exposés ci-avant, dépassent sans nul doute la pratique belge pour représenter si pas un revirement, en tout cas une clarification essentielle, de la jurisprudence de la Cour relative aux étrangers gravement malades.

Il n’en demeure pas moins que c’est en Belgique que les autorités s’étaient appuyées sur la jurisprudence antérieure de la Cour, pour modifier leur pratique et refuser certaines demandes de séjour pour raisons médicales, au motif que le pronostic vital n’était pas engagé. Ces décisions ont été censurées par le juge belge, sur le fondement d’une interprétation autonome de la loi belge[13].

L’arrêt Paposhvili vient confirmer cette interprétation du juge belge sous l’angle de l’article 3 CEDH, la revêtant de l’autorité strasbourgeoise. Il peut se lire, en cela, comme « la réponse de la Cour au souci exprimé par le Conseil du contentieux des étrangers », ainsi que l’a souligné le juge Lemmens dans son opinion concordante.

C’est ainsi, en filigrane, un dialogue qui s’instaure entre la Cour et les juridictions nationales. Ce dialogue concerne également l’étendue du contrôle que doit exercer le Conseil du contentieux des étrangers sous l’angle des droits fondamentaux. La Cour l’invite à l’exercer pleinement, jugeant que son report au moment de l’exécution de l’ordre de quitter le territoire apporte insuffisamment de garanties[14].

Sans doute est-ce d’ailleurs cela l’autre enseignement essentiel de l’arrêt Paposhvili, aux implications concrètes peut-être plus étendues que les controverses relatives au seuil de gravité qui revêtent nécessairement un caractère quelque peu abstrait : le risque de violation de l’article 3 CEDH en raison du renvoi vers un pays où les soins adéquats ne sont pas disponibles doit faire l’objet d’un examen attentif de la part des autorités nationales. Des motifs procéduraux ou de fond, comme le comportement délictueux de l’étranger concerné, ne peuvent y faire obstacle.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt :

Cour eur. D.H., 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Expulsion d’étrangers gravement malades. Une clarification du seuil de gravité conventionnel couplée à une responsabilisation des autorités nationales », Newsletter EDEM, février 2017.

 

[3] Suivant sa ligne jurisprudentielle constante, la Cour focalise son examen sous l’angle de l’article 3 CEDH, estimant qu’aucune question distincte ne se pose en ce qui concerne l’article 2 CEDH.

[4] Art. 37 CEDH : « À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure : a) que le requérant n'entend plus la maintenir ; ou b) que le litige a été résolu ; ou c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l'existence, il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de la requête. Toutefois, la Cour poursuit l'examen de la requête si le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses protocoles l'exige » ; comp. avec l’arrêt Cour eur. D.H., 17 novembre 2016, V.M. c. Belgique, req. n° 60125/11, où la Cour avait à l’inverse considéré que l’affaire ne posait pas de questions graves d’interprétation de la Convention.

[5] Cour eur. D.H., grande chambre, Paposhvili, op. cit., § 183.

[6] Ibid., § 185.

[7] Ibid., § 189.

[8] Ibid., § 190.

[9] Ibid., § 191.

[10] Voy. notamment Fr. Julien-Lafferiere, « L’éloignement des étrangers malades : faut-il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires ? », Rev. trim. dr. h., 2009, p. 263 ; J.-P. Marguenaud, « La trahison des étrangers sidéens », R.T.D.Civ., 2008, p. 643 ; E. Brems, « Thank you, Justice Tulkens : A comment on the dissent in N v UK », Strasbourg Observers, 14 août 2012 ; P. Martens, « La nouvelle controverse de Valladolid », Rev. trim. dr. h., 2014, p. 314.

[11] Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, req. n° 10486/10, § 83. Notez cependant l’opinion concordante commune aux juges Tulkens, Jočienė, Popović, Karakaş, Raimondi et Pinto de Albuquerque, par lesquelles les juges font état de leur désaccord avec le seuil de l’arrêt N. qu’ils disent ne suivre que dans un souci de respecter l’unité de la jurisprudence strasbourgeoise (P. Martens, « Le juge repentant », J.L.M.B., 2012, p. 546 ; N. Hervieu, « Expulsions d’étrangers atteints par le V.I.H. et dilemme de la dissidence perpétuelle : de l’art de contester une jurisprudence sans affaiblir une juridiction », Lettre A.D.L. du CREDOF, 27 décembre 2011).

[12] Cour eur. D.H., grande chambre, Paposhvili, op. cit., § 192.

[13] Sur ces controverses, voy. notamment G. Aussems et M.-B. Hiernaux, « Article 9ter et risque vital : l’interprétation schizophrénique du Conseil d’État », R.D.E., 2013, p. 622 ; K. De Haes, « La schizophrénie n’est pas sans traitement adéquat », J.T., 2014, p. 761 ; L. Leboeuf, « Le titre de séjour pour motif médical. Bruxelles, terminus de la ligne Strasbourg – Luxembourg », J.L.M.B., 2015, p. 1370 ; E. Neraudau, « Le contrôle requis par l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 n’est pas restreint "au risque pour la vie", ni au seuil de gravité posé par l’arrêt N. c. R-U de la Cour E.D.H. (article 3 CEDH) », Newsletter EDEM, mars 2013.

[14] Cour eur. D.H., grande chambre, Paposhvili, op. cit., § 202 : « À elle seule, la circonstance qu’une telle évaluation aurait pu être effectuée in extremis au moment de l’exécution forcée de la mesure d’éloignement, ne répond pas à ces préoccupations, en l’absence d’indications quant à l’étendue d’un tel examen et quant à ses effets sur la nature exécutoire de l’ordre de quitter le territoire ». Cette critique fait d’ailleurs écho à celle déjà formulée à l’occasion de l’arrêt S.J. c. Belgique du 27 février 2014, § 104.

Publié le 07 juin 2017