C.J.U.E., 18 juin 2024, QY c. Bundesrepublik Deutschland, C-753/22
cedie | Louvain-la-Neuve

Règlement (UE) n° 604/2013 – Directive 2013/32/UE – Article 33, § 2, sous a) – Reconnaissance mutuelle – Protection internationale – Liberté des États membres – Risque d’être soumis à un traitement inhumain ou dégradant – Directive 2011/95/UE – Charte des droits fondamentaux – Article 4 – Examen individuel.
Dans l’arrêt QY (CJUE, C-753/22), la C.J.U.E. tranche la question de l’évaluation des conditions de vie dans l’État responsable avant tout transfert d’un demandeur d’asile. Elle affirme que la présomption de conformité aux standards européens ne dispense pas d’un examen individuel approfondi lorsque des preuves de violations systémiques des droits fondamentaux sont apportées. Toutefois, en se limitant à une approche casuistique, la Cour ne remédie pas aux disparités structurelles entre États membres en matière d’accueil des réfugiés.
Gabriel Ajabu Mastaki
A. Arrêts
1. Les faits
L’arrêt commenté concerne une ressortissante syrienne – QY – arrivée en Grèce en 2018, où elle a obtenu le statut de réfugié. En 2021, QY introduit une nouvelle demande d’asile en Allemagne, invoquant des conditions de vie inhumaines pouvant constituer une violation de ses droits fondamentaux, notamment l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, protégée par l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
QY évoque plusieurs éléments afin de justifier sa demande : l’absence de logements décents, l’insuffisance des soins médicaux et des services sociaux, ainsi que des difficultés économiques graves en Grèce. Selon elle, ces conditions de vie dans les camps de réfugiés et dans d’autres lieux d’accueil en Grèce constituent une atteinte à sa dignité humaine et mettent sa sécurité en danger. Ces allégations s’appuient sur des rapports d’organisations internationales et des témoignages qui documentent des violations des droits humains dans le système d’accueil grec.
Malgré la règle de reconnaissance mutuelle des décisions d’asile entre les États membres de l’Union européenne (principe central du règlement Dublin), qui stipule que l’État membre ayant accordé une protection internationale est censé respecter ses obligations, QY demande à l’Allemagne de réexaminer sa demande d’asile. Les autorités allemandes rejettent cette demande, estimant qu’elles ne sont pas tenues de reconnaître le statut déjà accordé par la Grèce. La juridiction allemande soulève alors une question préjudicielle.
La question posée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est celle de savoir si, malgré cette règle de reconnaissance mutuelle, un État membre – dans ce cas l’Allemagne – peut être contraint de réexaminer une demande d’asile si des preuves substantielles démontrent que les conditions dans l’État membre responsable de la protection – la Grèce – violent les droits fondamentaux du demandeur parce qu’elles sont inhumaines et dégradantes.
L’Allemagne saisit donc la CJUE pour clarification sur la portée de la règle de reconnaissance mutuelle, en particulier dans les situations où des preuves de violations systématiques des droits fondamentaux existent dans l’État de première protection.
2. Le raisonnement et la décision de la CJUE
La Cour, dans son raisonnement, commence par rappeler que le règlement Dublin III (n° 604/2013) régit les critères de compétence des États membres pour examiner les demandes de protection internationale. Cependant, ce règlement, bien qu’organisant la répartition des responsabilités entre les États membres, ne prévoit pas de mécanisme de reconnaissance automatique des décisions d’asile prises dans un autre État membre.
Selon la Cour, bien que le système d’asile européen commun repose sur des principes d’efficacité et d’unité, cela ne signifie pas qu’un État membre est obligé de reconnaître automatiquement le statut de réfugié accordé par un autre État membre. Chaque État membre conserve la possibilité de réexaminer et d’évaluer les demandes d’asile, même si un statut de protection a déjà été accordé ailleurs (§§ 27-29).
Dans cette affaire, la Cour conclut que l’Allemagne n’était pas obligée de reconnaître le statut de réfugié octroyé par la Grèce et pouvait réexaminer sa demande selon ses propres critères d’évaluation (§ 35). Elle précise que le droit de l’Union ne prévoit pas une obligation de reconnaissance automatique des décisions d’asile entre les États membres. L’Allemagne était donc libre de refuser de reconnaître le statut de réfugié de QY et de décider si elle souhaitait lui accorder à nouveau ce statut, en fonction de son propre examen (§ 35).
Cependant, cette liberté de choix de l’évaluation des demandes d’asile est limitée par une condition essentielle : le respect des droits fondamentaux des demandeurs. La Cour rappelle qu’un examen individualisé des risques allégués par le demandeur est nécessaire, notamment pour évaluer s’il existe un risque de traitement inhumain ou dégradant en cas de renvoi vers l’État membre ayant initialement accordé la protection. Ce principe découle de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui interdit tout traitement inhumain ou dégradant et oblige les autorités à évaluer soigneusement les risques invoqués (§ 40).
En résumé, la Cour souligne que, bien que les États membres disposent d’une certaine liberté dans la gestion de leurs procédures d’asile et dans la reconnaissance du statut de réfugié, ils doivent néanmoins garantir le respect des droits fondamentaux des demandeurs d’asile.
B. Éclairage
L’arrêt sous examen met l’accent sur le respect des droits fondamentaux, notamment l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants garantie par l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il soulève également la question de la reconnaissance mutuelle des décisions d’octroi de statut de réfugié entre États membres et la nécessité d’évaluer individuellement les allégations de risque dans de telles situations. À cet égard, cet arrêt reflète une occasion manquée d’harmoniser davantage le système d’asile européen, en laissant subsister des divergences dans la reconnaissance et la mise en œuvre des protections accordées par les États membres.
1. Un rappel des principes fondateurs mis en tension : reconnaissance mutuelle et protection des droits fondamentaux
L’arrêt QY met en lumière une tension fondamentale dans le système d’asile européen entre deux principes juridiques clés : la reconnaissance mutuelle des décisions entre États membres et la garantie des droits fondamentaux des demandeurs d’asile.
Le principe de reconnaissance mutuelle repose sur la présomption que chaque État membre respecte les normes minimales établies par le droit européen, y compris la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (§ 25). Dans le domaine de l’asile, ce principe implique qu’un État membre ayant accordé une protection internationale est présumé offrir des conditions de vie conformes à la dignité humaine[1].
Cependant, cette présomption n’est pas absolue. La CJUE rappelle que le droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, consacré à l’article 4 de la Charte, impose une limitation au mécanisme de reconnaissance mutuelle (§ 30). Dans cette affaire, le demandeur QY alléguait que les conditions de vie en Grèce violaient ses droits fondamentaux (§ 33).
La Cour considère que de telles allégations, lorsqu’elles sont étayées par des preuves solides, obligent l’État membre de destination (en l’occurrence l’Allemagne) à réexaminer la demande, malgré la règle générale de reconnaissance mutuelle (§ 35). La CJUE s’appuie sur sa jurisprudence antérieure, notamment les arrêts NS et ME (C-411/10 et C-493/10), pour affirmer que la présomption de conformité peut être écartée lorsque des violations systémiques des droits fondamentaux sont identifiées (§ 36).
Une telle position illustre un équilibre délicat entre l’efficacité du système d’asile européen et la protection des droits fondamentaux[2]. En protégeant les demandeurs d’asile contre des conditions de vie indignes dans un État membre, la CJUE confirme que les droits fondamentaux priment sur la confiance mutuelle entre États membres (§ 40). Cependant, cette primauté pose un défi structurel : en ouvrant la possibilité de contester les décisions de transfert ou de rejet basées sur la reconnaissance mutuelle, la Cour remet en cause la solidité du système de répartition des responsabilités, notamment celui établi par le règlement Dublin (§ 42).
Ce mécanisme repose sur l’idée que les États membres peuvent se fier aux décisions prises par leurs homologues, une condition essentielle pour gérer collectivement les flux migratoires. Toutefois, dans l’arrêt QY, la CJUE souligne que la reconnaissance mutuelle, bien qu’indispensable, ne peut être utilisée pour légitimer des violations des droits fondamentaux (§ 44).
2. Une avancée majeure pour la protection individuelle des demandeurs d’asile
L’arrêt QY représente une avancée importante dans la protection des droits des demandeurs d’asile en insistant sur la nécessité d’une évaluation individualisée et circonstanciée des risques. En affirmant que les droits fondamentaux des individus priment sur les mécanismes procéduraux du système d’asile européen, la CJUE consolide la jurisprudence relative à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.
La Cour établit que la présomption de conformité des États membres aux standards européens, bien qu’un pilier du système d’asile, n’est pas absolue. Lorsqu’un demandeur d’asile présente des preuves solides de conditions de vie indignes dans l’État membre de protection, cette présomption doit être écartée. Ces conditions, si elles sont avérées, portent atteinte à la dignité humaine et peuvent constituer une violation de l’article 4 de la Charte. La CJUE souligne que, dans un tel contexte, l’État membre où une nouvelle demande est introduite (ici, l’Allemagne) a l’obligation de procéder à un examen approfondi et individualisé des allégations avant de rejeter la demande, même si la reconnaissance mutuelle des décisions des États membres reste le principe général (§§ 38-42).
Cet arrêt élargit l’interprétation de l’article 4 de la Charte en affirmant que des conditions de vie indignes, même si elles ne résultent pas d’actes intentionnels des autorités nationales, peuvent être qualifiées de traitements inhumains ou dégradants. En cela, l’arrêt réaffirme que les obligations positives découlant de la Charte s’appliquent non seulement aux actes, mais aussi aux omissions des États membres (§§ 47 et 48).
L’arrêt a également des implications pratiques majeures pour les demandeurs d’asile. En fournissant une base juridique renforcée pour contester des transferts vers des États membres où les conditions de vie sont insuffisantes, il place les droits fondamentaux au cœur de l’analyse. Les autorités nationales ne peuvent désormais plus se contenter d’appliquer les règles de répartition prévues par le règlement Dublin III de manière mécanique. Elles doivent prendre en compte la situation spécifique de chaque demandeur et évaluer minutieusement les preuves présentées.
3. Une occasion manquée d’harmoniser les standards européens d’accueil et d’octroi d’asile
Si l’arrêt QY marque une avancée significative pour la protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, il souligne également les failles structurelles du système d’asile européen, notamment les disparités marquées entre les États membres quant aux standards d’accueil et de protection. En privilégiant une approche centrée sur la protection individuelle, la Cour s’écarte de l’opportunité de traiter de manière globale les inégalités qui fragilisent l’harmonisation des pratiques au sein de l’Union européenne (§§ 41-43).
Cette décision met en lumière les écarts profonds qui caractérisent le système d’asile européen. En Grèce, où QY avait obtenu une protection internationale, les infrastructures destinées aux réfugiés présentent de graves insuffisances : conditions de vie indignes dans des camps surpeuplés, accès limité au logement, soins médicaux insuffisants et absence de mesures d’assistance sociale efficaces. Ces carences, régulièrement dénoncées par des organisations internationales telles que le HCR[3] ou des ONG comme Amnesty International[4], contrastent fortement avec les standards plus élevés observés dans des pays comme l’Allemagne, qui, bien que sous forte pression migratoire, continuent de garantir des conditions d’accueil nettement plus favorables (§§ 45-46).
Ces disparités traduisent un dysfonctionnement systémique dans la mise en œuvre du système européen commun d’asile (SECA). Bien que des instruments juridiques tels que la directive Accueil (2013/33/UE) et la directive Qualification (2011/95/UE) aient été adoptés pour fixer des standards minimaux, la marge d’appréciation laissée aux États membres dans leur mise en œuvre aboutit à des résultats profondément inégalitaires. Cette flexibilité entraîne une sorte de « course vers le bas »[5] où certains États, comme la Grèce, se contentent de standards minimaux pour dissuader les demandes, tandis que d’autres, comme l’Allemagne, prennent sur elles une part disproportionnée des responsabilités, alimentant ainsi une « compétition inversée » contraire à l’esprit de solidarité européenne (§§ 49-50).
Dans l’arrêt QY, la CJUE réaffirme la primauté des droits fondamentaux, en particulier le droit à la dignité humaine consacré par l’article 4 de la Charte. Toutefois, la décision reste focalisée sur les effets immédiats, en se limitant à une évaluation individuelle de la situation de QY, sans s’attaquer aux causes structurelles des inégalités entre les États membres. Une approche plus ambitieuse aurait pu inclure un appel à des mécanismes contraignants pour réduire les écarts entre les systèmes nationaux et promouvoir une solidarité plus effective (§§ 52-53).
Cette omission a des répercussions notables. D’une part, elle encourage les mouvements secondaires de demandeurs d’asile vers des pays où les conditions d’accueil sont plus favorables, exacerbant les déséquilibres dans la répartition des responsabilités. D’autre part, elle pourrait inciter des États comme la Grèce à maintenir des standards d’accueil minimalistes pour limiter leur attractivité, ce qui compromet davantage la situation des réfugiés. Ces dynamiques, loin de renforcer l’unité, risquent de fragmenter davantage le système d’asile européen et de compromettre son efficacité à long terme (§§ 54-55).
Enfin, l’incapacité à harmoniser les standards d’accueil envoie un signal politique ambigu. L’Union européenne, qui se veut un espace de solidarité et de respect des droits fondamentaux, tolère en pratique des conditions de vie pour les réfugiés qui varient considérablement en fonction de leur lieu d’arrivée. Cette incohérence affaiblit non seulement la crédibilité de l’UE en tant qu’acteur de défense des droits humains, mais aussi les objectifs fondamentaux du système européen commun d’asile (SECA), à savoir garantir une protection uniforme et réduire les mouvements secondaires (§§ 56-58).
Conclusion
L’arrêt QY illustre les tensions fondamentales entre reconnaissance mutuelle et protection des droits fondamentaux, tout en consolidant les garanties individuelles des demandeurs d’asile. Toutefois, il ne résout pas les disparités systémiques entre États membres, manquant une opportunité d’harmoniser les standards d’accueil et d’octroi de l’asile. En insistant sur la protection individuelle, la CJUE affirme la dignité humaine comme principe fondamental du droit européen, mais évite de s’attaquer aux inégalités structurelles du système d’asile. Pour l’avenir, cette décision appelle à une réforme plus ambitieuse, fondée sur une véritable solidarité et une égalité de traitement des réfugiés.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :
C.J.U.E., 18 juin 2024, QY c. Bundesrepublik Deutschland, C-753/22.
Législation :
Règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale (Règlement Dublin III).
Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives à l’octroi de la protection internationale.
Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.
Doctrine :
Dubout, E., « Au carrefour des droits européens : la dialectique de la reconnaissance mutuelle et de la protection des droits fondamentaux », RDLF, 2016, chron. n° 7, pp. 1-24.
Fartunova-Michel, M., La reconnaissance mutuelle en droit de l’Union européenne, Larcier, 2018
Félix, S., « Le transfert des demandeurs d’asile dans l’espace Dublin entre présomption de sécurité et présomption de vulnérabilité : regards croisés de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne », RDLF, 2015, chron. n° 25, pp. 1-23
Mitsilegas V., « The Limits of Mutual Trust in Europe’s Area of Freedom, Security and Justice : From Automatic Inter-State Cooperation to the Slow Emergence of the Individual », Yearbook of European Law, vol. 31, n° 1, 2012, pp. 319-372.
Pour citer cette note : G. Ajabu Mastaki, « Une occasion manquée d’harmoniser les standards européens d’accueil et d’octroi d’asile », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025.
[1] M. Ho-Dac, Le principe de reconnaissance mutuelle et la loi du pays d’origine. Les dimensions de la reconnaissance mutuelle en droit de l’Union européenne, Université Paris-Est Créteil Val de Marne. Faculté de droit, octobre 2015, Paris, France, pp. 59-84.
[2] É. Dubout, « Au carrefour des droits européens : la dialectique de la reconnaissance mutuelle et de la protection des droits fondamentaux », RDLF, 2016, chron. n° 7.
[3] UNHCR, « HCR : la lutte contre la surpopulation et la détresse dans les centres d'accueil des îles grecques doit faire partie intégrante de la réponse d'urgence », 24 septembre 2020.
[4] Amnesty International, « Grèce : Les demandeurs d’asile sont confrontés à des conditions épouvantables sur les îles grecques », 23 octobre 2017.
[5] V. Mitsilegas, « The Limits of Mutual Trust in Europe’s Area of Freedom, Security and Justice: From Automatic Inter-State Cooperation to the Slow Emergence of the Individual », Yearbook of European Law, vol. 31, n° 1, 2012, pp. 319–372.