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Bruxelles, 2 décembre 2024, R.G. n° 2022/AR/262

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
5 March 2025

Crimes contre l’humanité – Enlèvement forcé – Ségrégation raciale – Responsabilité de l’État – Imprescriptibilité – Droit international pénal – Justice transitionnelle – Réparations – Mémoire historique – Colonialisme belge.

Le 2 décembre 2024, la cour d’appel de Bruxelles a reconnu la responsabilité de l’État belge dans l’enlèvement et la ségrégation raciale systématique d’enfants métis sous le régime colonial belge. Cinq femmes métisses nées entre 1948 et 1952 au Congo belge avaient engagé des poursuites contre l’État belge. Le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a rejeté leur demande en 2021, considérant que les faits étaient prescrits. Dès lors, c’est en interjetant appel qu’elles ont pu parvenir à cet arrêt historique.

Gabriel Ajabu Mastaki[1] et Cristelle Kabula Wa Kalumba[2]

A. Arrêts

1. Les faits

Les plaignantes, cinq femmes nées dans les années 1940 et 1950 au Congo belge (actuelle République Démocratique du Congo), sont issues de relations entre des colons européens et des femmes africaines. Dans un contexte colonial marqué par une politique raciste et discriminatoire, elles furent arrachées à leurs mères biologiques et placées dans des institutions religieuses, parfois à des centaines de kilomètres de leur lieu de naissance. Cette politique coloniale était fondée sur la perception des enfants métis comme des « enfants du péché », considérés comme n’appartenant ni à la communauté blanche ni à la communauté africaine[3].

Le placement de ces enfants dans des institutions religieuses était censé éradiquer toute trace de leurs origines africaines. Les mères étaient systématiquement privées de leurs enfants, souvent sans explication ni consentement. Les documents officiels de l’époque indiquaient fréquemment « père inconnu », bien que l’identité des pères européens soit souvent connue. Les plaignantes ont témoigné des traumatismes psychologiques et identitaires résultant de cette séparation forcée et des conditions dégradantes dans lesquelles elles furent placées.

2. Le raisonnement et la décision de la Cour

L’arrêt du 2 décembre 2024 reconnaît la responsabilité de l’État belge dans l’enlèvement et la ségrégation raciale des enfants métis durant la période coloniale. Par cette décision, la Cour établit que ces faits, loin d’être de simples abus isolés, relèvent d’une politique étatique systématique, orchestrée avec l’intention explicite d’exclure ces enfants de leur milieu familial et culturel d’origine (§ 27). En s’appuyant sur les principes du droit international, elle qualifie ces actes de crimes contre l’humanité, en raison de leur caractère organisé et de leur impact sur une population civile ciblée en raison de son origine ethnique (§ 41).

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour analyse les faits au prisme des critères de systématicité et d’ampleur qui distinguent les crimes contre l’humanité des infractions de droit commun. Elle rappelle que ces enlèvements ne résultaient pas d’initiatives isolées, mais bien d’une politique délibérée et institutionnalisée, mise en œuvre par l’administration coloniale et soutenue par l’État belge, qui avait connaissance de ces pratiques et n’a pris aucune mesure pour les empêcher (§ 32). Ce raisonnement repose sur une conception exigeante de la responsabilité étatique, fondée sur l’obligation des États de prévenir et sanctionner les atteintes graves aux droits fondamentaux.

En qualifiant ces actes de crimes contre l’humanité, la Cour écarte toute prescription et rappelle que de telles violations, en raison de leur gravité, échappent aux délais classiques d’extinction de l’action en justice (§ 45). Ce raisonnement s’inscrit dans une approche consacrée par le droit international coutumier et par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui prévoit que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et peuvent être poursuivis à tout moment. Par ailleurs, la Cour s’appuie sur la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965 pour établir que la séparation forcée des enfants métis constituait une violation manifeste des principes fondamentaux du droit international, confirmant ainsi le caractère illicite et condamnable de cette politique.

Au-delà de la reconnaissance juridique de ces actes, la décision de la Cour ouvre la voie à une réflexion plus large sur la responsabilité de l’État belge dans la gestion des séquelles du colonialisme. En condamnant l’État à indemniser les victimes (§ 52), elle affirme que la réparation ne peut se limiter à une simple reconnaissance symbolique, mais doit s’accompagner de mesures concrètes permettant aux victimes d’obtenir justice. Cette approche s’inscrit dans une logique de justice transitionnelle, qui vise à rétablir les droits des populations affectées par des crimes de masse tout en engageant les États dans un processus de mémoire et de réhabilitation. Toutefois, la portée réelle de cette condamnation dépendra des mesures effectivement mises en place par l’État belge pour assurer une réparation intégrale et garantir que de telles violations ne se reproduisent plus.

B. Éclairage

La décision rendue par la cour d’appel de Bruxelles peut être appréhendée sous l’angle du droit international et de la justice transitionnelle. En qualifiant les actes coloniaux de crimes contre l’humanité, le juge inscrit cette reconnaissance dans une dynamique de responsabilité historique de l’État belge. Ce jugement ne se contente pas d’une simple réparation juridique : il engage une réflexion plus profonde sur les obligations de l’État à réparer les préjudices infligés aux victimes. En ce sens, il marque un tournant dans l’approche des politiques mémorielles et réparatrices, ouvrant la voie à une redéfinition de la manière dont les États traitent leurs héritages coloniaux.

Au-delà de l’aspect juridique, cette décision soulève des interrogations sur la place de la colonisation dans la mémoire collective et sur les mesures concrètes de réparation. Elle met en évidence la nécessité d’une reconnaissance pleine et entière des souffrances passées, ainsi qu’une prise de responsabilité morale et politique de l’État à travers des actions réparatrices adaptées. Cet arrêt ne se limite donc pas à un acte symbolique, mais ouvre un champ de réflexion pour de nouvelles formes de réparation et de responsabilité, tant au niveau juridique que moral, face aux injustices du passé.

1. La reconnaissance des crimes coloniaux : un tournant juridique majeur

L’arrêt du 2 décembre 2024 rendu par la cour d’appel de Bruxelles marque une avancée significative dans la reconnaissance des injustices coloniales. En consacrant la responsabilité de l’État belge pour l’enlèvement et la ségrégation systématique des enfants métis sous l’administration coloniale (§ 27), la Cour établit que ces actes résultaient d’une politique délibérée et institutionnalisée de discrimination raciale. Cette analyse aboutit à une qualification en crimes contre l’humanité (§ 41), en raison de leur caractère systématique et de leur exécution dans le cadre d’une politique d’État.

Cette qualification repose sur les fondements du droit international pénal, notamment l’article 7 du Statut de Rome, qui définit les crimes contre l’humanité comme des actes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile. De plus, la Cour se réfère à l’article 1er de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité de 1968, qui énonce que de tels crimes ne peuvent en aucun cas être prescrits, affirmant ainsi l’actualité de la responsabilité de l’État belge.

Par ailleurs, la décision s’inscrit dans le cadre plus large de la lutte contre la discrimination raciale, consacrée par l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965, qui impose aux États parties d’éliminer toute discrimination fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique. Cette approche est renforcée par l’article 2 de la Convention sur l’apartheid de 1973, qui érige en crime international les politiques de ségrégation raciale et d’oppression systématique de groupes identifiables. En mobilisant ces instruments juridiques, la Cour démontre que les actes reprochés à l’État belge ne se limitent pas à une simple violation des droits fondamentaux, mais s’inscrivent dans un cadre juridique international condamnant les politiques raciales institutionnalisées.

L’analyse doctrinale rejoint cette approche en définissant le crime contre l’humanité comme une « atteinte particulièrement grave aux droits fondamentaux d’un groupe ou d’une population civile, perpétrée dans le cadre d’une politique d’État ou d’une organisation »[4]. Cette définition met en exergue la dimension systématique et intentionnelle de ces actes, critère central repris par la cour d’appel de Bruxelles pour établir la gravité des faits reprochés.

L’arrêt trouve également un écho dans les travaux des Nations unies sur la responsabilité des États en matière de crimes historiques. La résolution 95(I) de l’Assemblée générale du 11 décembre 1946 rappelle ainsi les principes du Tribunal de Nuremberg, en affirmant le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité. De même, la résolution 177(II) du 21 novembre 1947 confie à la Commission du droit international la mission de codifier ces principes en vue d’un cadre juridique universel. En inscrivant son raisonnement dans cette lignée, la cour d’appel de Bruxelles ancre sa décision dans un processus plus large de reconnaissance des exactions commises durant la colonisation et du cadre juridique qui en assure la sanction.

Enfin, en condamnant l’État belge à indemniser les victimes (§ 52), la Cour ne se limite pas à une reconnaissance symbolique des préjudices subis : elle ouvre la voie à une justice réparatrice, interrogeant les obligations contemporaines des États face aux injustices du passé. Cette décision, en mobilisant un corpus juridique international et en s’inscrivant dans une dynamique de justice transitionnelle, dépasse la seule reconnaissance historique pour poser les bases d’une responsabilité étatique effective et d’une mémoire réparatrice.

2. Droit international et responsabilité historique : la Belgique face à son passé

L’arrêt sous examen ne se limite pas à qualifier les actes coloniaux d’atteintes graves à l’humanité : il inscrit cette reconnaissance dans le cadre de la responsabilité historique de l’État belge envers ses anciens colonisés. En tant que signataire des principaux instruments internationaux des droits humains, la Belgique est désormais juridiquement tenue d’assumer ses torts envers les victimes du colonialisme. Ce verdict marque une évolution majeure du droit international, établissant un lien entre la responsabilité de l’État et son passé colonial.

Au-delà de la simple qualification juridique, cette décision met en lumière une exigence morale et politique : celle de réparer, de réconcilier et de garantir la non-répétition. Martti Koskenniemi a souligné que le droit international moderne a été largement façonné par des pratiques coloniales qui, tout en se réclamant d’une mission civilisatrice, étaient en réalité des instruments de domination et d’exploitation[5]. C’est donc à cette lumière que la Belgique doit repenser sa responsabilité envers ses anciennes colonies et, dans ce cas précis, envers les enfants métis qui ont souffert d’une politique de ségrégation raciale systématique. Cette décision n’est pas seulement une reconnaissance des faits, mais aussi un appel à une prise de responsabilité étatique devant la communauté internationale.

Cette prise de responsabilité est d’autant plus significative dans le contexte postcolonial, où l’État belge est désormais contraint de faire face à la réalité des souffrances qu’il a infligées, non seulement à travers des réformes internes, mais aussi en répondant aux exigences de justice formulées par les victimes. Il est impératif, dans cette optique, que la Belgique adopte une position de leadership en matière de justice internationale en mettant en œuvre des mesures réparatrices tangibles et significatives. Celles-ci doivent s’accompagner d’une reconnaissance publique des abus coloniaux et d’une démarche officielle de réconciliation avec les peuples concernés. Loin d’être un simple acte symbolique, cette reconnaissance impose à l’État belge d’adopter une posture active pour le rétablissement de la dignité des victimes, comme l’énonce le principe de réconciliation postcoloniale, largement soutenu par des chercheurs tels que Frantz Fanon et John Torpey[6].

Ainsi, l’arrêt de la cour de Bruxelles n’est pas qu’une condamnation des faits, mais plutôt un possible tournant dans la manière dont le droit international impose aux anciens colonisateurs une responsabilité continue, au-delà de la période coloniale, dans la réparation des injustices passées.

3. Réparations : entre symbolisme et justice matérielle

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Bruxelles constitue une avancée majeure dans la reconnaissance des crimes coloniaux commis par l’État belge. En établissant sa responsabilité dans l’enlèvement et la ségrégation des enfants métis durant la période coloniale, la Cour ne se limite pas à un constat historique : elle ordonne également une indemnisation des victimes (§ 52). Toutefois, si cette décision marque une étape cruciale, elle ne saurait à elle seule épuiser la question des réparations. La reconnaissance judiciaire d’une injustice ne prend tout son sens que si elle s’accompagne d’une démarche plus large, intégrant reconnaissance historique, mémoire collective et engagement institutionnel.

Cette question s’inscrit dans un débat plus vaste sur la manière dont les États postcoloniaux assument leur passé. À ce jour, les mesures adoptées par la Belgique ont surtout relevé du symbolique. En 2019, le Premier ministre Charles Michel avait formulé des excuses officielles à l’égard des métis victimes des politiques coloniales belges. En 2020, le roi exprimait ses « profonds regrets » à l’égard de la République démocratique du Congo, un geste accompagné de restitutions culturelles. Par ailleurs, la loi du 21 mars 2023[7] a facilité l’accès aux archives pour la recomposition des familles séparées de force, une avancée importante bien qu’elle ne mentionne pas explicitement les métis[8]. Avant elle, une résolution parlementaire avait reconnu à l’unanimité la ségrégation qu’ils avaient subie[9]. Ces initiatives témoignent d’une volonté politique de reconnaître les torts du passé, mais elles restent insuffisantes pour répondre pleinement aux exigences de la commission parlementaire justice[10].

La Belgique n’est pas seule confrontée à cette question. De nombreux États ayant instauré des politiques de ségrégation raciale dans un contexte colonial ont, au fil des décennies, dû faire face à leur passé. L’affaire in re Southern Rhodesia, jugée en 1919 par le Conseil privé du Royaume-Uni, posait déjà les jalons d’une lutte anticoloniale contre un système de ségrégation raciale imposé aux populations autochtones de Rhodésie. Plus d’un demi-siècle plus tard, la Cour internationale de justice rendait un avis, le 21 juin 1971, sur les conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie. Cet avis reconnaissait que l’Afrique du Sud violait le droit international en imposant une politique d’apartheid dans un territoire sous mandat international. Ces précédents illustrent la lente reconnaissance par le droit international des injustices commises sous les régimes coloniaux et ségrégationnistes. L’évolution du droit international met en lumière la nécessité d’une justice réparatrice plus ambitieuse. L’affaireIbsen Cárdenas et Ibsen Peña c. Bolivie, jugée par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, illustre bien cette nécessité d’une approche globale. Dans cette affaire, l’État bolivien a été condamné non seulement à verser une indemnisation financière, mais aussi à mettre en œuvre des réparations symboliques : recherche du corps de la victime, cérémonie officielle de reconnaissance, proclamation d’une journée nationale en hommage aux disparus (§ 227 de l’arrêt). Ce précédent démontre que la réparation ne saurait être purement matérielle : elle doit engager l’État dans un effort de mémoire et de réhabilitation des victimes.

Il conviendrait de souligner que dans le cas des enfants métis de Belgique, la réparation financière, bien qu’indispensable, ne saurait constituer une réponse suffisante. John Torpey[11] l’avait depuis longtemps confirmé en alléguant que les réparations ne peuvent se limiter à une dimension matérielle : elles doivent inclure des mesures symboliques et une reconnaissance publique des souffrances infligées. Dès lors, l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles ne devrait pas être perçu comme un aboutissement, mais comme un point de départ. À l’indemnisation ordonnée par la justice doivent s’ajouter des initiatives complémentaires : des excuses officielles plus explicites, l’intégration de ces événements dans les programmes scolaires, ainsi que la mise en place de dispositifs de soutien pour les victimes et leurs descendants.

Ainsi, à l’instar de la jurisprudence interaméricaine, où la justice a insisté sur l’importance d’une réparation intégrale, l’arrêt belge pourrait marquer un tournant dans l’évolution des politiques mémorielles et réparatrices. Loin d’être un simple geste symbolique, il devrait impulser un engagement plus profond de l’État, non seulement pour compenser les victimes, mais aussi pour inscrire cette mémoire dans la conscience collective et garantir que de telles injustices ne sombrent jamais dans l’oubli.

4. La réconciliation postcoloniale : un dialogue nécessaire pour la réparation globale

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Bruxelles soulève une question centrale : comment rétablir la justice pour les victimes des abus coloniaux dans un contexte postcolonial ? Ce verdict, en reconnaissant la gravité des actes commis par l’État belge à l’encontre des enfants métis, ouvre la voie à un processus de réconciliation qui ne se limite pas aux seules réparations financières. Il appelle plutôt à un dialogue profond et durable entre la Belgique et ses anciennes colonies, particulièrement avec la République Démocratique du Congo, mais aussi plus largement avec les populations d’anciens colonisés. Ce processus de réconciliation doit reposer sur plusieurs piliers : la reconnaissance publique des torts, des réparations matérielles et symboliques, et la mise en place de structures pérennes qui garantissent la non-répétition des abus (§ 60).

Il est important de souligner que la réconciliation postcoloniale ne peut se limiter à un acte ponctuel, comme l’indemnisation des victimes (§ 52), mais doit être accompagnée d’un travail de mémoire et de la mise en œuvre de politiques de réparations intégrales. La réconciliation postcoloniale, telle qu’évoquée par Ruti Teitel dans ses travaux sur la justice transitionnelle, nécessite des mécanismes qui vont au-delà de la reconnaissance des torts pour aboutir à un véritable processus de guérison sociale[12]. Cela inclut l’instauration de commissions de vérité et de réconciliation telles qu’encouragées lors de la 42e session ordinaire du Conseil des droits de l’homme à Genève en septembre 2019[13] qui, comme celles mises en place en Afrique du Sud ou au Canada, permettent de documenter les injustices du passé, d’offrir des témoignages de souffrances et d’aboutir à des solutions réparatrices communes.

La réconciliation postcoloniale doit également s’ancrer dans une révision collective des récits nationaux. Paul Ricœur a fait valoir que la mémoire collective joue un rôle fondamental dans la construction des identités nationales et dans la reconnaissance des fautes historiques[14]. Ainsi, l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles ne marque pas seulement un progrès juridique, mais également un défi pour la Belgique : celui d’une introspection historique, d’un examen sincère de son passé colonial et de la mise en place de politiques éducatives et culturelles pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent. La Belgique doit veiller à ce que l’enseignement de l’histoire de la colonisation soit inclus dans les programmes scolaires et qu’il prenne en compte les perspectives des victimes, en leur donnant une voix dans le récit national (§ 55).

Un aspect essentiel de ce processus de réconciliation repose sur les relations diplomatiques entre la Belgique et les pays anciennement colonisés. L’impact diplomatique de cette décision pourrait transformer les relations entre la Belgique et la République Démocratique du Congo, mais également avoir des répercussions sur l’ensemble des anciennes colonies africaines. Ces répercussions sont d’autant plus cruciales que la Belgique, en tant qu’ex-puissance coloniale, porte une part de responsabilité dans les inégalités persistantes entre les anciennes métropoles et leurs ex-colonies. Ce dialogue diplomatique et cette réconciliation doivent également se traduire par des engagements concrets en matière de coopération et de développement.

Enfin, la réconciliation postcoloniale ne peut faire abstraction de la nécessaire reconnaissance des droits et de la dignité des victimes. Le travail de réparation ne se limite pas à un acte symbolique : il doit inclure des politiques actives de réhabilitation des survivants des injustices coloniales. Cette réhabilitation ne peut être complète sans l’inclusion de toutes les dimensions de la souffrance vécue par les victimes, qu’elle soit individuelle, familiale ou communautaire. En ce sens, l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles pourrait être vu comme une étape fondatrice pour la mise en place d’un cadre juridique global qui traite non seulement des crimes coloniaux, mais aussi des traumatismes durables qu’ils ont engendrés. En somme, ce processus ouvre un champ d’action pour une transformation complète du rapport entre les anciennes puissances coloniales et les peuples anciennement dominés, en vue d’une réconciliation authentique et d’une justice globale.

5. Une réparation soumise à une réconciliation idéologique

Assumi Budagwa, auteur marquant de la question de la ségrégation des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi, affirme l’existence de « lobbys coloniaux » en Belgique[15]. Cela traduit l’idée d’une propagande coloniale soutenant que le Congo se doit d’être « reconnaissant » envers la Belgique, sans que l’inverse ne soit possible. Un tel postulat, au vu du contexte actuel de reconnaissance de la Belgique de ses injustices coloniales, pourrait constituer un véritable frein idéologique. De nombreux auteurs se sont penchés sur la réalité postcoloniale. Parmi eux, Filip de Boeck la décrivait comme un monde post mortem situé à l’arrière du tombeau de la colonisation, affirmant que la seule possibilité qui semblerait rester serait celle de sonner les morts du cimetière postcolonial[16]. Cela vient renforcer l’idée d’une réalité perpétuellement subordonnée au passé. Dans une logique plus radicale de rupture idéologique, Frantz Fanon expliquait la nécessité de « briser les reins du colonialisme » comme une mission générationnelle et historique[17]. En analysant l’impact d’un tel prononcé, l’arrêt du 2 décembre 2024 pourrait s’inscrire dans une idéologie de réconciliation et de rupture avec les formes dites « modernes » du colonialisme.

Enfin, plusieurs voix s’élèvent en faveur d’une loi de réparation en faveur des métis issus de la colonisation. Cette hypothèse était par ailleurs soulevée par Michèle Hirsch, l’avocate des plaignantes. Une telle loi pourrait constituer un instrument considérable d’égalité et d’accès à la réparation par la justice. Les personnes métisses issues de la colonisation pourraient se prévaloir d’une indemnisation qui ne serait plus subordonnée à un retour laborieux aux archives, tendant à créer des inégalités entre ceux qui ont le plus et ceux qui ont le moins de documents à leur disposition pour prouver qu’ils ont bien été enlevés et ségrégués[18]

 

Conclusion

Cette décision marquante de la cour d’appel de Bruxelles ne se limite pas à une simple reconnaissance juridique des crimes coloniaux, mais s’inscrit dans un processus plus large de réconciliation et de transformation des relations entre la Belgique et ses anciennes colonies. En qualifiant les faits de crimes contre l’humanité, la Cour établit un précédent crucial, tout en ouvrant la voie à des mesures réparatrices indispensables pour réparer les torts du passé. La Belgique, tout en continuant à assumer ses responsabilités historiques, doit engager un dialogue global et offrir des réparations qui vont bien au-delà de l’indemnisation financière. Ce n’est qu’en conjuguant justice matérielle et symbolique, dans une démarche collective de réconciliation, que l’on pourra espérer guérir les blessures du passé et garantir un avenir fondé sur la reconnaissance et le respect mutuel.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Bruxelles, 2 décembre 2024, R.G. n° 2022/AR/262.

Jurisprudence :

Conseil privé du Royaume-Uni, In re Southern Rhodesia, Law Reports of the Privacy Council, 1919.

Cour internationale de justice, Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif du 21 juin 1971.

Cour interaméricaine des droits de l’homme, 1er septembre 2010, Ibsen Cárdenas et Ibsen Peña c. Bolivie, série C, n° 217.

Doctrine :

Cassese, A., International Criminal Law, Oxford University Press, 2008, p. 98.

Fanon, Fr., Les damnés de la terre, La Découverte, 2002, p. 51.

Feyt, B. et K. M., « L’État belge coupable de crime contre l’humanité ? Cinq femmes métisses arrachées à leurs familles sous le Congo belge demandent réparation », 14 octobre 2021.

Koskenniemi, M., The Gentle Civilizer of Nations : The Rise and Fall of International Law 1870-1960, Cambridge University Press, 2002, p. 158.

Rankin, J., « Court ruling on Belgium’s conduct in colonial Africa hailed as turning point », The Guardian, 12 janvier 2025.

Ricœur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000

Saada, E., Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007

Teitel, R., « Transitional Justice and the Transformation of Constitutionalism », in T. Ginsburg et R. Dixon (dir.), Comparative Constitutional Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2011. 

Torpey, J., Making Whole What Has Been Smashed : On Reparations Politics, Harvard University Press, 2006

Vervoort, J., « La Belgique face à son passé colonial : l’affaire des enfants métis et la qualification de crime contre l’humanité », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 2023, n° 23, 2023. 

Van der Speeten, K., « Reparations for colonialism : What does Belgium owe its former colonies ? : An exploration of the possible Belgian State responsibility to make reparations for its colonial past with an assessment of different reparation forms », Jura Falconis, n° 57, 2021.

de Boeck, F., « The last Post : le Congo et la théorie postcoloniale », in E. M’Bokolo et J. Sabakinu Kivilu (dir.), L’indépendance du Congo et ses lendemains, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique centrale, 2020.

 

Pour citer cette note : G. Ajabu Mastaki et Cr. Kabula Wa Kalumba, « Un pas vers la reconnaissance des injustices coloniales ? », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025.
 


[1] Doctorant en Sciences juridiques à l’UCLouvain et chercheur associé à l’EDEM ; membre de l’Observatoire sur l’Agenda 2030 des Nations unies de l’Université du Québec à Montréal.

[2] Étudiante internationale en 3année de bachelier en droit à l’UCLouvain Saint-Louis-Bruxelles, dont la contribution s´inscrit dans le cadre des recherches initiées pour le travail de fin d´études. 

[3] B. Feyt et K. M., « L’État belge coupable de crime contre l’humanité ? Cinq femmes métisses arrachées à leurs familles sous le Congo belge demandent réparation », 14 octobre 2021 ; Trib. civ. fr. Bruxelles, 8 décembre 2021, 20/4655/A, p. 7. Pour aller loin, voy. A. Budagwa, Noirs-Blancs, Métis : La Belgique et la ségrégation des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi (1908-1960), Céroux-Mousty, Assumani Budagwa, 2014 ; et concernant l’Empire colonial français, voy. E. Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l'Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007, Voy. J. Vervoort, « La Belgique face à son passé colonial : l’affaire des enfants métis et la qualification de crime contre l’humanité », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 2023, n° 23, 2023.

[4] A. Cassese, International Criminal Law, Oxford University Press, 2008, p. 98.

[5] M. Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations : The Rise and Fall of International Law 1870-1960, Cambridge University Press, 2002, p. 158.

[6] Fr. Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, 2002, p. 51.

[7] Art. 2 de la loi du 21 mars 2023 permettant l’accès aux archives en vue de la recomposition des familles à la suite des séparations contraintes.

[9] Résolution relative à la ségrégation subie par les métis issus de la colonisation belge en Afrique, texte adopté en séance plénière, Doc. parl., Ch., 2017-2018, n° 2952/007, pp. 1-9.

[11] J. Torpey, Making Whole What Has Been Smashed : On Reparations Politics, Harvard University Press, 2006, p. 112.

[12] R. Teitel, « Transitional Justice and the Transformation of Constitutionalism », in T. Ginsburg et R. Dixon (dir.), Comparative Constitutional Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2011. 

[13] K. Van der Speeten, « Reparations for colonialism : What does Belgium owe its former colonies ? : An exploration of the possible Belgian State responsibility to make reparations for its colonial past with an assessment of different reparation forms », Jura Falconis, n° 57, 2021, p. 499.

[14] P. Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 85.

[16] F. de Boeck, « The last Post : le Congo et la théorie postcoloniale », in E. M’Bokolo et J. Sabakinu Kivilu (dir.), L’indépendance du Congo et ses lendemains, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique centrale, 2020, p. 30.

[17] Fr. FanonLes damnés de la terre, op. cit., pp. 197-198.

[18] J. Rankin, « Court ruling on Belgium's conduct in colonial Africa hailed as turning point », The Guardian, 12 janvier 2025.