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Cour eur. D.H., 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, req. n° 39742/14, 51567/14,74208/14

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
10 April 2025

 

Quand la pollution devient une atteinte aux droits humains

 

Justice climatique – Droits de l’homme – Pollution environnementale – Responsabilité des États – Droit à la vie – Droit à un environnement sain – Criminalité environnementale – Inaction étatique.


L'arrêt Cannavacciuolo et autres c. Italie concerne des résidents de la région de Campanie, en Italie, qui ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme en raison de l'inaction des autorités italiennes face à la gestion illégale des déchets dans la zone connue sous le nom de Terra dei Fuochi (Terre des Feux). Les requérants ont invoqué les articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l'homme, arguant que cette inaction exposait leur santé et leur vie à des risques accrus. La Cour européenne des droits de l'homme a conclu à une violation de l'article 2, soulignant le manque de mesures préventives, l'absence de surveillance efficace et le défaut d'information du public. La Cour a enjoint à l'Italie de mettre en place une stratégie globale pour faire face aux risques environnementaux dans un délai de deux ans. Cet arrêt constitue une avancée majeure en matière de justice environnementale, affirmant que l'inaction étatique face à la pollution peut engager la responsabilité des États sur le fondement des droits fondamentaux.

Gabriel Ajabu Mastaki

A. Arrêts

1. Les faits

L’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie porte sur la gestion des déchets toxiques dans la région de Campanie, plus particulièrement dans la Terra dei Fuochi. Cette zone, composée de 90 communes, a été gravement affectée par le déversement, l'enfouissement et l'incinération illégaux de déchets sur des terrains privés, souvent contrôlés par des groupes criminels organisés. Ces pratiques ont entraîné une contamination des sols par des dioxines et métaux lourds, une pollution des eaux souterraines, ainsi qu'une augmentation significative des cas de cancer parmi les 2,9 millions d'habitants de la région. Les plaignants, résidents de cette zone, dénoncent l’inaction persistante des autorités italiennes face aux risques sanitaires avérés, mettant en danger leur santé et leur qualité de vie. Cette pollution, largement documentée et attribuée aux activités criminelles de la Camorra, a entraîné une recrudescence des maladies graves, notamment des cancers et des pathologies respiratoires.

Malgré des alertes répétées et des études scientifiques soulignant l’urgence de la situation, l’État italien a tardé à mettre en place des mesures concrètes pour remédier à cette crise environnementale. La gestion des déchets en Campanie a été marquée par des décisions tardives et insuffisantes, malgré l’ampleur des problèmes environnementaux et sanitaires. Face à la pression de la société civile et à des manifestations massives, le gouvernement italien a fini par adopter un décret interdisant l’enfouissement et l’incinération sauvage des déchets, assorti de sanctions pénales. Une aide financière de 600 millions d’euros a été débloquée pour financer les opérations de nettoyage, en complément des fonds régionaux, tandis que l’armée a été mobilisée pour lutter contre les mafias responsables du trafic de déchets.

Parallèlement, un travail de cartographie des zones contaminées a été engagé afin d’évaluer les niveaux de pollution. La phytoremédiation, notamment via la culture du chanvre, a été privilégiée comme méthode de dépollution. Toutefois, ces efforts ont été compromis par la persistance des décharges illégales, y compris sur des sites réhabilités. L’Italie a par ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par la Cour de justice de l’Union européenne pour non-respect des directives sur la gestion des déchets. En 2014, une amende de 40 millions d’euros lui a été infligée pour manquements persistants.

Malgré la création de commissariats extraordinaires et l’implication des forces armées, la Camorra demeure un obstacle majeur à une résolution durable du problème. Son influence criminelle continue d’entraver les efforts gouvernementaux, alimentant un système de corruption et d’intimidation qui limite l’efficacité des actions engagées. En dépit de ces initiatives, les autorités italiennes ont souvent été critiquées pour leur lenteur, leur passivité et, parfois, leur compromission dans le traitement de cette crise complexe.Face à cette carence, les résidents de la région de la Terra dei Fuochi ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : la Cour), invoquant une violation de leur droit à la vie (article 2) et de leur droit au respect de la vie privée et familiale (article 8) de la Convention européenne des droits de l'homme en raison de l’exposition prolongée à un environnement dangereux et d’une protection insuffisante de la part des autorités.

2. Raisonnement et décision de la Cour

La Cour a d'abord examiné la recevabilité de la plainte des associations requérantes. Elle a précisé que celles-ci ne pouvaient être considérées comme des victimes au sens de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l'homme, en raison de l'absence d'une affectation directe et personnelle par la pollution. Toutefois, la Cour a reconnu l'importance du rôle joué par les organisations de la société civile dans la défense des droits humains et a souligné que les États doivent garantir un cadre juridique adéquat permettant à ces associations d'agir efficacement pour la protection de l’environnement et des droits fondamentaux, comme l’exige le paragraphe 217 de la décision.

La Cour a ensuite abordé la question de la responsabilité de l’État italien en raison de la pollution massive et de la gestion illégale des déchets en Campanie, région particulièrement touchée par le phénomène des « Terra dei Fuochi ». Elle a tout d'abord rappelé que l'État est tenu d'adopter une approche préventive et protectrice afin de garantir le respect des droits fondamentaux de ses citoyens, en particulier leur droit à la vie et leur droit au respect de la vie privée et familiale (§§ 379-382).

Dans ce cadre, la Cour a souligné que l’État italien avait failli à ses obligations en n’ayant pas pris les mesures adéquates pour protéger la santé et la vie des habitants de cette région. La Cour a noté que les autorités avaient une connaissance suffisante des risques liés à la gestion illégale des déchets, mais n’avaient pas mis en œuvre des mesures efficaces pour prévenir les effets nuisibles de cette pollution (§ 398). Elle a relevé que l’inaction prolongée des autorités italiennes, malgré les alertes répétées, avait conduit à une détérioration de la situation, aggravant ainsi les risques sanitaires pour la population (§§ 424-430).

En ce qui concerne le droit à la vie, garanti par l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour a jugé que l'absence de mesures de prévention suffisantes constituait une violation de ce droit, soulignant que l'État doit garantir un environnement sain afin de préserver la vie humaine (§ 467). Elle a précisé que les autorités nationales n'avaient pas mis en place des mécanismes efficaces de surveillance et de contrôle, et qu’aucune action concrète n'avait été entreprise pour remédier à cette pollution systématique (§§ 464 et 465).

La Cour a également observé que l’information et la transparence envers la population étaient essentielles dans ce type de situation. Or, l’État italien n’a pas fourni les informations nécessaires pour permettre aux habitants de comprendre les risques liés à la pollution et de prendre des mesures de précaution pour protéger leur santé. À cet égard, la Cour a estimé que l’absence de communication claire et d’un cadre légal garantissant l'accès à l'information publique constituait également une violation de l'article 8 de la Convention, qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale (§§ 454-458).

En conséquence, la Cour a conclu à une violation des articles 2 et 8 de la Convention en raison de l'inaction prolongée de l'État italien face à la gestion illégale des déchets et à la pollution qui en découle. La Cour a ordonné à l’Italie de prendre des mesures immédiates pour remédier à cette situation, notamment en adoptant une stratégie nationale globale pour la gestion des risques environnementaux dans la Terra dei Fuochi, en mettant en place des mécanismes de suivi indépendants, et en assurant un accès transparent à l'information pour les citoyens (§ 500). L’Italie a été sommée de se conformer à ces obligations dans un délai de deux ans à compter de la notification de l’arrêt (§ 501). En vertu de l'article 46 de la Convention, la Cour a ordonné à l'Italie d'élaborer une stratégie globale pour remédier à la situation de la Terra dei Fuochi, de mettre en place un mécanisme de suivi indépendant et de créer une plateforme d'information destinée au public, le tout dans un délai de deux ans. 

Éclairage

L’arrêt Cannavacciuolo et autres c. Italie s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle récente, marquant un tournant dans la reconnaissance de la dégradation de l’environnement comme une menace directe aux droits humains. Par cette décision, la Cour a affirmé que la pollution environnementale affecte non seulement la nature, mais aussi les droits fondamentaux, notamment le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée. Cette avancée souligne que la protection de l’environnement est désormais indissociable du respect des droits humains. Ce commentaire s’efforcera d’apporter un éclairage sur les enjeux sous-jacents de cette décision, en abordant notamment la consécration du droit à un environnement sain (1), la responsabilité des États face à la crise écologique (2), la reconnaissance de la justice climatique (3), et l’importance de cet arrêt comme précédent pour de futurs contentieux environnementaux (4).

1. La consécration du droit à un environnement sain comme droit fondamental

Dans cet arrêt, la Cour consacre explicitement le droit à un environnement sain comme un droit fondamental, nécessaire à la jouissance d’autres droits humains, notamment le droit à la vie et le respect de la vie privée. La Cour rappelle que l'absence de mesures adéquates face à une pollution grave engage la responsabilité des États, affirmant ainsi que la protection de l’environnement ne se limite pas à une simple préoccupation écologique mais constitue une obligation de l’État envers ses citoyens (§§ 494-498). Cette prise de position s’inscrit dans une continuité avec la jurisprudence antérieure de la Cour, comme en témoignent les arrêts López Ostra c. Espagne (1994), où la Cour avait déjà reconnu que la pollution pouvait constituer une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale (§ 51).

L’approche adoptée dans l’affaire Cannavacciuolo fait écho à une tendance globale, illustrée par la décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans l’affaire Teitiota c. Nouvelle-Zélande (2020). Dans cette décision, il a été jugé que l’inaction face à des risques environnementaux menaçant directement la vie des populations pouvait engager la responsabilité d’un État sur la base des droits humains. Il apparaît donc clairement que la protection de l’environnement est désormais envisagée comme une condition préalable à la jouissance des droits fondamentaux, et non plus comme une question secondaire.

Dans le même esprit, cet arrêt s'inscrit dans une dynamique mondiale visant à rendre le droit à un environnement sain juridiquement contraignant. La Résolution 48/13 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (2021) a marqué un jalon majeur en reconnaissant l'accès à un environnement propre, sain et durable comme un droit humain universel. Cette avancée souligne l’importance de la préservation de l'environnement pour garantir non seulement la santé de la planète, mais aussi celle des individus et de leurs droits humains, en particulier ceux liés à la vie, à la santé et à la dignité.

L’affirmation de ce droit dans l’arrêt Cannavacciuolo est une confirmation de ce qui avait depuis longtemps été jugé dans d’autres juridictions régionales. Par exemple, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, dans l’affaire SERAC c. Nigeria, a reconnu que la pollution massive pouvait constituer une violation du droit à la dignité humaine, élargissant ainsi le champ de la protection des droits humains face aux atteintes environnementales. Ce parallèle avec d'autres juridictions témoigne de l'influence grandissante de la Cour dans la reconnaissance de l'impact des crises environnementales sur les droits fondamentaux au niveau mondial.

Dans cette dynamique, l'affaire Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (2024) s'inscrit également comme un jalon important. Dans cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse pour son inaction en matière de politique climatique, soulignant que cette carence dans la lutte contre les dérèglements climatiques mettait en péril les droits des individus, notamment les plus vulnérables (§ 519). L'affaire Verein Klimaseniorinnen s'inscrit dans le prolongement de l'arrêt Cannavacciuolo, dans la mesure où elle insiste sur l’obligation des États de prendre des mesures efficaces pour protéger la vie, la santé et la dignité des citoyens face aux menaces environnementales. En l'occurrence, la Cour a reconnu qu’un État, en négligeant son devoir de protection face aux conséquences graves du changement climatique, portait atteinte aux droits fondamentaux des individus.

La comparaison entre ces deux arrêts met en lumière une évolution fondamentale du droit international : la reconnaissance croissante du droit à un environnement sain comme condition préalable au respect des droits humains, et l’obligation des États de prendre des mesures appropriées et efficaces face aux menaces environnementales. Si ces décisions renforcent la protection des droits humains face à la pollution locale, elles placent également la question du changement climatique au cœur des préoccupations juridiques et politiques internationales.

En somme, l’arrêt Cannavacciuolo constitue une avancée décisive dans l’évolution de la jurisprudence internationale en matière de droits humains et d’environnement. En affirmant que la dégradation de l’environnement est une atteinte directe aux droits humains, la Cour pose les bases d'une responsabilité étatique renforcée face aux crises environnementales. Cela ouvre la voie à une approche plus systématique et cohérente de la justice climatique, où la protection de l'environnement devient un impératif juridique pour garantir les droits fondamentaux de toutes et tous.

2. La responsabilité des États face à la crise écologique

L’arrêt Cannavacciuolo et autres c. Italie impose aux États une obligation positive de protéger leurs citoyens contre les risques environnementaux : une obligation qui englobe la prévention, la remédiation et l’information du public, et une obligation procédurale d’enquêter sur l'impact des risques environnementaux sur la santé des personnes vivant dans les zones touchées (§§ 394 et 395). Cette notion d’obligation positive trouve ses racines dans une jurisprudence bien établie, comme en témoignent des affaires antérieures telles que Tătar c. Roumanie (2009), dans laquelle la Cour a estimé que la Roumanie avait failli à son devoir de protéger une famille des conséquences d’une pollution industrielle. Il en est de même de l’affaire Fadeyeva c. Russie (2005), où l’omission d’un État d’intervenir contre une pollution excessive a été jugée contraire à l’article 8 de la Convention. L’arrêt Cannavacciuolo prolonge et renforce cette jurisprudence en insistant sur le devoir de l'État de prendre des mesures efficaces face à des pollutions environnementales graves, un principe désormais indissociable du respect des droits fondamentaux (§ 396).

En outre, la Cour établit que la lutte contre la pollution ne peut être déléguée à des acteurs privés ou à des autorités locales seules. L’État se voit donc imposer une responsabilité de coordination et de mise en œuvre de stratégies nationales efficaces pour faire face aux risques écologiques (§ 434). Cette obligation implique une gestion environnementale intégrée, où les autorités publiques doivent jouer un rôle de leader en matière de surveillance, de contrôle et de régulation des activités industrielles et de gestion des déchets. Cette approche est soutenue par une lecture dynamique de la Convention, qui s’adapte aux nouvelles réalités environnementales et sociales, et reconnaît l’urgence d’une action proactive pour la protection de l'environnement.

Les observations doctrinales sur cette question mettent en lumière que cet arrêt représente un tournant significatif dans la jurisprudence européenne concernant la responsabilité des États face à la crise écologique. Plusieurs auteurs soulignent que la Cour insiste sur un modèle de « responsabilité étatique proactive », où l'État doit non seulement intervenir en cas de crise, mais également anticiper les risques environnementaux et mettre en place des mécanismes de prévention efficaces. Cette approche dépasse la simple obligation de « non-nuisance » et impose une obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes à l'environnement et à la santé publique.

De plus, la doctrine souligne que la Cour, en affirmant que l’inaction face à des risques écologiques graves peut constituer une violation des droits fondamentaux, renforce l’idée que la pollution environnementale n'est pas seulement un problème écologique, mais un défi juridique et éthique majeur pour les États modernes. Olivier Chapuis, par exemple, affirme que « l’État doit être vu non seulement comme un régulateur, mais comme un protecteur actif des droits humains, y compris face aux risques environnementaux »[1]. Cette interprétation reflète une tendance plus large, notamment au sein de l’ONU, où l’on reconnaît que les États doivent avoir un rôle de prévoyance face aux menaces environnementales qui dépassent les frontières nationales[2].

Cette responsabilité accrue des États trouve également des échos dans la doctrine des droits environnementaux, qui préconise une approche intégrée et interdisciplinaire pour résoudre les crises écologiques[3]. Selon cette doctrine, la question de la pollution et de ses impacts sur les droits humains ne peut être traitée isolément. Comme l’affirme Vadim Jeanne, « l’environnement est désormais vu comme une composante essentielle des droits humains, et la responsabilité des États de protéger cet environnement ne se limite pas à des actions curatives, mais inclut un devoir d’anticipation et de prévention »[4].

Ainsi, l’arrêt ne fait pas que confirmer la jurisprudence antérieure sur la responsabilité des États en matière de pollution ; il marque un pas de plus vers une reconnaissance formelle de l’environnement comme un droit fondamental en soi. L'obligation des États d'agir proactivement en matière de prévention et de remédiation des risques écologiques semble désormais indiscutable, et cet arrêt pourrait avoir des répercussions durables sur la jurisprudence internationale. En particulier, cette décision pourrait inspirer d'autres juridictions, notamment les juridictions régionales, à affirmer des obligations similaires, dans un contexte où la question de la justice climatique et de la responsabilité environnementale est au cœur des préoccupations internationales.

Dans cette perspective, il est légitime de se demander si les États pourront désormais être tenus responsables de manière plus stricte pour leur inaction face aux crises écologiques majeures. Si la jurisprudence européenne s'achemine vers une responsabilité étatique plus rigoureuse, il en découlera des conséquences notables pour les politiques publiques et la gestion des risques environnementaux à l’échelle globale. La question est désormais de savoir dans quelle mesure les États seront tenus responsables, non seulement pour leurs défaillances passées, mais aussi pour leur incapacité à anticiper et à prévenir des catastrophes écologiques futures.

3. Une avancée vers une reconnaissance de la justice climatique

L’arrêt sous examen s’inscrit dans un mouvement juridique global qui reconnaît de plus en plus les liens entre la crise climatique, l’environnement et les droits fondamentaux. Ce phénomène n'est pas isolé et s'inscrit dans une dynamique plus large portée par diverses juridictions internationales, qui s'emploient à établir une responsabilité des États face à l’urgence climatique. À cet égard, l'avis consultatif rendu par la Cour interaméricaine des droits de l'homme en 2017 a été une étape majeure, en soulignant que les États ont des obligations précises et impératives pour protéger l’environnement en raison de ses impacts directs sur les droits humains, tels que les droits à la vie, à la santé et au logement. Cet avis a ouvert la voie à une reconnaissance renforcée de l'interdépendance entre la dégradation environnementale et les droits de l'homme.

Dans cette même lignée, l’affaire Urgenda c. Pays-Bas (2019) a marqué un tournant en droit international, où la Cour suprême néerlandaise a contraint l’État à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25 % d'ici 2020, considérant l'inaction comme une violation des droits fondamentaux[5]. Bien que Cannavacciuolo porte sur un cas de pollution locale, il contribue à cette évolution en consolidant l'idée que les questions environnementales sont indissociables des droits humains et que les juridictions, notamment celles de la Cour européenne des droits de l’homme, jouent un rôle central dans la protection de ces droits face à l'inaction des gouvernements. Cela démontre que les cours de justice peuvent et doivent intervenir pour compenser l'inefficacité des politiques publiques en matière environnementale, ce qui constitue un levier puissant pour la justice climatique.

En France, l’affaire Grande-Synthe c. France (2021) confirme également cette évolution. Le Conseil d’État a reconnu qu’une inaction climatique de l’État pouvait faire l'objet de sanctions juridiques, renforçant ainsi l’idée qu’une réponse appropriée à la crise climatique doit être mise en œuvre de manière urgente et efficace. Cet arrêt a eu un impact profond en fournissant aux citoyens et aux organisations non gouvernementales un outil juridique pour contraindre les gouvernements à respecter leurs engagements climatiques. Le rôle des juridictions nationales et internationales, en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, dans la lutte pour la justice climatique devient ainsi de plus en plus central, non seulement pour garantir la protection des droits fondamentaux, mais aussi pour promouvoir une approche de l’État qui intègre pleinement la dimension écologique dans ses obligations de respect des droits humains.

4. Un précédent pour de futurs contentieux environnementaux

L'arrêt Cannavacciuolo représente un précédent majeur qui pourrait inciter une série de futurs contentieux environnementaux, notamment des actions en justice visant à contraindre les États à respecter leurs engagements en matière de lutte contre la pollution et le changement climatique. En condamnant l'Italie pour son inaction face à une pollution environnementale grave, la Cour envoie un message fort aux États européens et au-delà : l’inaction en matière environnementale peut entraîner une violation des droits fondamentaux, et cette responsabilité doit être activement assumée par les gouvernements.

Cet arrêt s'inscrit dans un contexte où les contentieux climatiques se multiplient à l’échelle mondiale. L’affaire Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres États (2024) est un exemple flagrant de cette dynamique. Dans cette affaire, six jeunes Portugais poursuivaient 33 États européens pour leur inaction face au changement climatique, arguant que cela viole leur droit à la vie (article 2) et leur droit au respect de la vie privée (article 8). 

La Cour a déclaré la requête inadmissible, principalement en raison de l'absence de juridiction extraterritoriale des États autres que le Portugal et du non-épuisement des voies de recours internes par les requérants. Cependant, cette affaire illustre la tendance croissante des contentieux climatiques visant à faire reconnaître le changement climatique comme une menace directe pour les droits humains.

L’arrêt Cannavacciuolo pourrait jouer un rôle clé dans l’évolution de cette jurisprudence. En tant que référence jurisprudentielle, il offre un cadre légal où l’inaction étatique face à des catastrophes environnementales peut être considérée comme une violation des droits fondamentaux. De telles décisions mettent en lumière le rôle croissant des tribunaux dans la lutte pour la justice climatique, en particulier lorsqu’il s’agit d’amener les États à respecter leurs engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de gestion des risques environnementaux et de protection des populations vulnérables.

Il est donc raisonnable de supposer que l’arrêt Cannavacciuolo sera cité dans de nombreuses affaires futures, particulièrement dans le contexte de la multiplication des contentieux climatiques en Europe. En offrant une base juridique solide pour contester l’inaction des gouvernements, cet arrêt pourrait également encourager d’autres juridictions à développer des normes plus strictes en matière de protection environnementale et à prendre des mesures pour garantir que les États respectent leurs obligations envers leurs citoyens en matière de protection contre les risques écologiques. L’avenir de la justice climatique semble désormais intimement lié à cette dynamique judiciaire.

Conclusion

L’arrêt Cannavacciuolo et autres c. Italie constitue une avancée majeure dans la reconnaissance de la responsabilité des États face aux crises environnementales et à leur impact sur les droits fondamentaux. En condamnant l’inaction de l’État italien face à une pollution grave, la Cour réaffirme l’importance du droit à un environnement sain, qui se trouve de plus en plus perçu comme un corollaire indispensable des droits à la vie et au respect de la vie privée. Cette décision s’inscrit dans un mouvement global où la justice climatique devient un enjeu juridique majeur, et où les juridictions internationales jouent un rôle de plus en plus actif pour contraindre les gouvernements à agir.

La Cour a souligné que les États ont une obligation positive de protéger leurs citoyens contre les risques environnementaux, et cette jurisprudence pourrait servir de précédent pour de futurs contentieux, notamment dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. De plus, l’affaire Cannavacciuolo rappelle l’urgence d’une réponse coordonnée et efficace des gouvernements pour prévenir et remédier aux dérèglements écologiques qui menacent la vie et la santé des populations.

Ce jugement représente une étape importante dans la protection des droits humains face à la dégradation environnementale et pose la question de l'extension de cette responsabilité à d'autres formes de crises écologiques. Si les jurisprudences européenne et internationale continuent sur cette voie, l’inaction climatique pourrait véritablement devenir une violation des droits humains à part entière, ouvrant ainsi la voie à une justice climatique plus robuste. En ce sens, l’arrêt sous examen ne constitue pas seulement une condamnation de l'État italien, mais également une pierre angulaire pour une nouvelle ère de la responsabilité étatique en matière de protection de l’environnement et des droits humains.

Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur D.H., 30 janvier 2025,Cannavacciuolo et autres c. Italie, req. nos 39742/1451567/1474208/14.

Jurisprudence :

Cour eur D.H., 9 juin 2005, Fadeyeva c. Russie, req. no 55723/00 ;

Cour eur D.H. (gde ch.), 9 avril 2024, Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres États, req. no 39371/20 ;

Cour eur D.H., 9 décembre 1994, López Ostra c. Espagne, req. no 16798/90 ;

Cour eur D.H., 27 janvier 2009, Tătar c. Roumanie, req. no 67021/01 ;

Cour eur D.H., 9 avril 2024, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. no 53600/20 ;

CCPR, 24 octobre 2019, Teitiota c. Nouvelle-Zélande, CCPR/C/127/D/2728/2016,.

Cour interam. D.H., « L’environnement et les droits humains », Avis consultatif no 23/17, 2017.

C.E. fr., 1er juillet 2021, Grande-Synthe c. France, n° 427301.

Cour suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Urgenda c. Pays-Bas, ECLI:NL:HR:2019:2007.

ACHPR, SERAC c. Nigeria, no 155/96, 2001.

Doctrine : 

Bertaud L., « Les actions climatiques des États et leur impact sur les droits fondamentaux : la perspective de la Cour européenne des droits de l'homme », Le Journal des Droits Humains, 2020, pp. 75-90 ;

De Schutter, O., « Changements climatiques et droits humains : l’affaire Urgenda », R.T.D.H., n° 123(3), 2020, pp. 567-608 ;

Heinämäki, L., « Human Rights and the Environment », Yearbook of International Environmental Law, vol. 33, no 1, 2022, pp. 29-36 ;

Jeanne, V., La protection de l’environnement en tant que composante de l’intérêt général, thèse, Université Paris-Saclay, 2021.

Torre-Schaub M., « Le changement climatique dans la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’homme : entre continuité et innovation », La Semaine Juridique. Administrations et collectivités territoriales, 2024, vol. 21, no  2170 pp. 36-40.

Torre-Schaub, M., « La doctrine environnementaliste : une dynamique au croisement du savoir scientifique et profane », Revue juridique de l’environnement, n° spécial (HS1), 2016, pp. 219-240.

Yekini, A., La mise en oeuvre du droit applicable aux changements climatiques: le cas du Benin, thèse, Université de Maastricht, 2022.

 

Pour citer cette note : G. Ajabu Mastaki, « Quand la pollution devient une atteinte aux droits humains », Cahiers de l’EDEM, mars 2025.


[2] Voy. également L. Heinämäki, « Human Rights and the Environment », Yearbook of International Environmental Law, vol. 33, no 1, 2022, pp. 29-36 ; Nations unies, « Justice internationale : deux semaines d’audiences sur les obligations des États face au climat », 2024.

[3] M. Torre-Schaub, « La doctrine environnementaliste : une dynamique au croisement du savoir scientifique et profane », Revue juridique de l’environnement, n° spécial (HS1), 2016, pp. 219-240.

[5] O. De Schutter, « Changements climatiques et droits humains : l’affaire Urgenda », R.T.D.H., n° 123(3), 2020, pp. 567-608.