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Cour eur. D.H., 10 octobre 2024, T.V. c. Espagne, req. n° 22512/21 et Cour eur. D.H., 24 octobre 2024, B.B. c. Slovaquie, req. n° 48587/21

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
29 January 2025

Les obligations positives à charge des États en matière de traite des êtres humains au regard de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme

Traite des êtres humains – Art. 4 CEDH – Obligations positives – Manquement significatif d’enquête pénale nationale – Accusations sérieuses – Obligation procédurale d’enquêter – Violation.

L’absence d’enquête effective et sérieuse sur la base d’une plainte sérieuse et répétée d’une victime potentielle de traite des êtres humains constitue une violation des obligations positives qui incombent aux États parties en vertu de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme dans son volet procédural.

Jean-Pierre JACQUES

A. Arrêts

1. Les faits

L’affaire T.V. c. Espagne concerne une victime de traite d’êtres humains entre le Nigeria et l’Espagne qui alléguait que les autorités espagnoles avaient manqué à leur obligation de mener une enquête et de poursuivre et punir les responsables de la traite des êtres humains et de l’exploitation sexuelle dont elle disait avoir été victime entre 2003 et 2007. L’intéressée avait réussi à échapper à ses trafiquants présumés et avait porté plainte en 2011.

L’affaire B.B. c. Slovaquie concerne, quant à elle, une procédure menée en Slovaquie en réponse à l’allégation selon laquelle la requérante, une ressortissante slovaque d’origine ethnique rom, avait été amenée au Royaume-Uni en 2010 dans le cadre de la traite et avait été prostituée dans ce pays pendant au moins un an. Dans le cadre de cette procédure, une personne fut jugée coupable de proxénétisme. La requérante se plaignait en particulier qu’en ne considérant pas les faits en cause comme constitutifs de traite des êtres humains, mais uniquement en tant que proxénétisme, les autorités slovaques avaient manqué à leur obligation de mener une enquête effective sur des circonstances donnant raisonnablement à penser qu’elle avait été soumise à de la traite des êtres humains.

2. Décisions de la Cour

Dans les deux affaires, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à la violation du volet procédural de l’article 4 (interdiction du travail forcé) de la Convention.

À l’égard de l’Espagne, la Cour a jugé que l’enquête menée par les autorités espagnoles avait été entachée de lacunes et que ces manquements étaient révélateurs d’un manquement flagrant à l’obligation d’enquêter sur des allégations graves de traite des êtres humains, une infraction aux conséquences dévastatrices pour les victimes. La Cour a constaté, en particulier, qu’aucune mesure n’avait été prise au cours des deux premières années de l’enquête, que les enquêteurs n’avaient pas suivi des pistes d’investigation évidentes, et que les décisions de classement provisoire de l’affaire qui avaient été rendues en 2017 avaient été superficielles et insuffisamment motivées.

Dans la deuxième affaire, la Cour a jugé que la procédure pénale qui avait été menée en Slovaquie avait été entachée de défaillances significatives à raison de la manière dont les autorités avaient traité les accusations formulées par la requérante contre la personne qui, selon ses dires, l’avait soumise à de la traite. La Cour a relevé, en particulier, que les autorités avaient limité leurs efforts d’établissement des faits aux points pertinents pour l’appréciation des actes de l’auteur de l’infraction sous l’angle de la qualification de proxénétisme uniquement. Elle a constaté que l’apparence des faits était propre à susciter des soupçons raisonnables de traite des êtres humains, sur lesquels les autorités étaient tenues d’enquêter, ce qu’elles ont été en défaut de faire.

B. Éclairage

Dans ces deux décisions, la Cour européenne des droits de l’homme confirme l’interprétation qu’elle a déjà donnée à l’article 4 de la Convention. Bien que la Convention européenne des droits de l’homme ne contienne aucune référence expresse à la traite des êtres humains, il est désormais acquis que celle-ci tombe dans l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé visé à cette disposition. 

Depuis l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie en 2010, la Cour juge que, au même titre que l’esclavage, la traite d’êtres humains, compte tenu de sa nature et des fins d’exploitation qu’elle poursuit, suppose l’exercice de pouvoirs comparables au droit de propriété. Les trafiquants voient l’être humain comme un bien qui se négocie et qui est affecté à des travaux forcés. Ils surveillent étroitement les activités des victimes qui, souvent, ne peuvent aller où elles le veulent. Ils ont recours contre elles à la violence et aux menaces. Dès lors, la Cour a estimé que l’article 4 de la Convention interdit ce type de traite. Plus particulièrement, dans cette affaire Rantsev, elle a considéré que Chypre avait manqué aux obligations positives que l’article 4 de la Convention faisait peser sur elle à deux titres : premièrement, au motif que ce pays n’a pas mis en place un dispositif légal et administratif adapté à la lutte contre ce trafic né du régime en vigueur des visas d’artistes en vigueur au moment des faits et, deuxièmement, au motif que la police n’a pris aucune mesure concrète pour protéger la fille du requérant de ce trafic, alors que les circonstances pouvaient faire légitimement soupçonner qu’elle pouvait être victime de faits de cette nature. La Cour a par ailleurs conclu qu’il y avait eu également violation de l’article 4 de la Convention par la Russie, faute pour elle d’avoir recherché quand et où la fille du requérant avait été recrutée et d’avoir en particulier pris des mesures pour déterminer l’identité des recruteurs ou les moyens employés par eux. Cependant, pour que la traite tombe dans le champ d’application de l’article 4, il est requis que les trois éléments constitutifs de la définition internationale soient réunis, à savoir qu’un acte soit posé, que certains moyens soient utilisés et que la combinaison de ces deux derniers se fasse dans un objectif défini. En l’espèce, dans les deux affaires commentées, le déplacement de la victime d’un pays vers un autre est un des actes requis, l’embauche en vue de la prostitution est l’objectif poursuivi par les auteurs et l’abus de la situation de vulnérabilité constitue le moyen utilisé par les auteurs.

L’article 4 de la Convention comporte donc non seulement une interdiction de soumettre quiconque à l’esclavage, à la servitude ou au travail forcé mais fait également peser sur les États des obligations positives qui sont de trois types : une obligation de mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite des êtres humains, une obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de traite et enfin, une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle (§ 80).

Pour ce qui concerne les États membres de l’Union européenne, en principe, la transposition des directives 2004/81/CE et 2011/36/UE doit les mettre à l’abri de manquements visant les deux premiers types d’obligations positives. L’Union européenne a, en effet, adopté des mesures visant à accorder un titre de séjour aux victimes de la traite ou du trafic des êtres humains. L’Union a également adopté des définitions juridiques de l’infraction de traite via l’adoption de règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans le domaine de la traite des êtres humains.

C’est donc toute l’importance que revêtent ces deux décisions qui fixent les contours de la troisième obligation positive, à savoir l’obligation procédurale d’enquêter. Certes, il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat. Mais il incombe aux autorités nationales de démontrer qu’elles ont pris les initiatives nécessaires et raisonnables pour recueillir les éléments de preuve et élucider les circonstances de la cause. Les conclusions d’une enquête doivent dès lors se fonder sur une analyse solide, objective et impartiale de tous les éléments relevant de l’affaire. La Cour ne peut dégager une violation de la Convention sur la base d’allégations d’erreurs ou d’omissions ponctuelles. Seuls des manquements significatifs dans la procédure ou dans le processus décisionnel idoine sont susceptibles d’engager la responsabilité étatique de la part de la Cour, c’est-à-dire des lacunes telles qu’elles sapent la possibilité pour une enquête pénale d’établir les circonstances de l’affaire ou d’identifier la personne responsable de l’infraction (§ 82, B.B. c. Slovaquie

L’intérêt des deux arrêts réside également dans les sources juridiques nationales et internationales auxquelles la Cour va se référer pour analyser les deux situations. Outre la jurisprudence dorénavant établie sur la question de la traite, la Cour utilise les rapports nationaux que le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (en abrégé le GRETA, établi sur la base de l’article 36 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains) rédige régulièrement. Le GRETA effectue des visites dans les pays membres du Conseil de l’Europe, élabore et publie des rapports par pays, dans lesquels il évalue les mesures législatives et autres prises par les Parties pour donner effet aux dispositions de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. L’intérêt de ces rapports est que, souvent, ils pointent du doigt les lacunes détectées par les experts dans chacun des pays. Ainsi, pour l’Espagne, dès son premier rapport de 2013, le GRETA avait déjà souligné le manque de diligence de la part des autorités policières et judiciaires d’enquêter et de poursuivre les auteurs de la traite. Ces derniers étaient, la plupart du temps, poursuivis uniquement sur la base des seules dénonciations des victimes ou des ONG qui les accompagnent, ce qui a un impact significatif sur l’issue réservée aux procédures pénales pour traite des êtres humains.

L’état de vulnérabilité des victimes apparaît aussi comme l’élément clé de ces deux décisions. En effet, dans l’affaire T.V. c. Espagne, la requérante était une jeune nigériane arrivée alors qu’elle était encore mineure d’âge en Espagne. Dans l’affaire B.B. c. Slovaquie, la requérante est d’origine rom et est née en 1990. Alors qu’elle n’a que 20 ans, elle a été amenée au Royaume-Uni pour y être exploitée dans la prostitution pendant deux ans avant de retourner en Slovaquie pour y dénoncer son exploitant. Elle souffrait également de schizophrénie et était limitée intellectuellement de sorte que son état de vulnérabilité était avéré.

La question de la qualification pénale des faits est également un enjeu crucial dans l’affaire B.B. c. Slovaquie. Alors que la victime a, à plusieurs reprises et via différents intervenants, sollicité les autorités en faisant état de sa qualité de victime de la traite prostitutionnelle, les autorités n’ont traité les faits et la plainte de la requérante que sous l’angle de la prostitution en poursuivant l’auteur uniquement du chef de proxénétisme.

Sur cette question, la Cour va, dans un premier temps, examiner si les autorités nationales disposaient de suffisamment d’éléments pour qualifier les faits de traite des êtres humains avec une crédibilité suffisante. Car l’obligation positive qui pèse sur les États vient du fait que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. La conclusion est claire et sans équivoque : les autorités slovaques disposaient des informations suffisantes pour suspecter que la requérante était effectivement bien victime de la traite des êtres humains et non uniquement de proxénétisme (§ 87, B.B. c. Slovaquie).

Pour les pénalistes, l’arrêt B.B. c. Slovaquie présente la particularité de rappeler qu’en matière de traite des êtres humains (article 433quinquies du Code pénal belge tout comme en matière de trafic, voy. article 77bis de la loi belge du 15 décembre 1980), le consentement de la victime est inopérant. En d’autres termes, le fait que la personne se prostitue volontairement n’empêche pas d’établir une infraction de traite des êtres humains dans le chef de l’exploitant. De même, le fait qu’au terme d’une procédure administrative, la victime peut obtenir un statut de victime potentielle de la traite des êtres humains ne peut dispenser les autorités de mener à bien des enquêtes et ne leur permet pas de considérer que les éléments d’incrimination de l’infraction ont été suffisamment investigués ou établis. À cet égard, la requalification de la plainte de la requérante de traite en proxénétisme doit se justifier sur des éléments objectifs découverts au cours de l’enquête pénale. Le praticien sera ici attentif à la qualification juridique qu’il retiendra s’il est mandaté pour déposer plainte dans les mains d’un juge d’instruction au nom d’une victime potentielle de traite des êtres humains. De même, l’autorité de poursuite chargée de rédiger son réquisitoire de renvoi veillera, si elle requalifie les faits en refusant de retenir l’infraction de traite des êtres humains, à justifier et argumenter en fait et en droit les raisons qui ne permettent pas à la partie civile de bénéficier d’une infraction pénale plus sévèrement punissable.

Enfin, et c’est sans doute l’enseignement majeur de ces deux décisions, la Cour réaffirme son attachement à inclure dans les obligations positives au titre de l’article 4 de la Convention une obligation de mener à bien une enquête nationale sur son propre territoire mais également un devoir, dans les affaires transfrontalières telles que celles de la traite et du trafic des êtres humains, de coopérer efficacement avec les autorités compétentes des autres États où des faits et des infractions peuvent avoir été commis (voy. § 107 de l’arrêt T.V. c. Espagne et § 95 de l’arrêt B.B. c. Slovaquie). Ce devoir de coopération internationale entre les autorités judiciaires nationales compétentes doit résonner de façon alarmante à l’heure où la criminalité transfrontalière et donc internationale peut s’étendre dans un espace de liberté, de sécurité et de justice (article 67 TFUE) sans frontières intérieures.

C. Pour aller plus loin

Lire les arrêts : Cour eur. D.H., 10 octobre 2024, T.V. c. Espagne, req. no 22512/21 et Cour eur. D.H., 24 octobre 2024, B.B. c. Slovaquie, req. no 48587/21.

Jurisprudence

  • Cour eur. D.H., Rantsev c. Chypre et Turquie, 7 janvier 2010, req. no 25965/04.
  • Cour eur. D.H., V.F. c. France, 29 novembre 2011 req. no 7196/10 (déc. sur la recevabilité).
  • Cour eur. D.H., L.E. c. Grèce, 21 janvier 2016, req. no 71545/12.
  • Cour eur. D.H., Chowdury et autres c. Grèce, 30 mars 2017, req. no 21884/15.
  • Cour eur. D.H., S.M. c. Croatie, 25 juin 2020, req. no 60561/14.
  • Cour eur. D.H., Zoletic et autres c. Azerbaïdjan, 7 octobre 2021, req. no 20116/12.
  • Cour eur. D.H., Krachunova c. Bulgarie, 28 novembre 2023, req. no 18269/18.
  • Cour eur. D.H., M.A. et autres c. France, 25 juillet 2024, req. no 63664/19.
  • Cour eur. D.H., Jasuiyis et Simaitis c. Lituanie, 12 décembre 2023, req. no 28186/19 et 29092/19.

Doctrine

G. Ajabu Mastaki, D.-M. Wasingya Musonia et J. Pakalu Lufungi, « Les interactions entre l’ordre juridique belge et l’ordre juridique européen dans la lutte contre le trafic d’êtres humains », Rev. dr. intern. comp., 2024, n4, pp.565-584.

 

Pour citer cette note : J.-P. Jacques, « Les obligations positives à charge des États en matière de traite des êtres humains au regard de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme », Cahiers de l’EDEM, décembre 2024.