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C.J.U.E., 19 décembre 2024, N.A.K. e.a. et M.E.O. c. Bundesrepublik Deutschland, C-123/23 et C-202/23

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
4 March 2025, modifié le 5 March 2025

Demande de protection internationale – Directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 (directive « Procédure ») – Notion de « demande ultérieure » de protection internationale – Motifs d’irrecevabilité – Rejet par un État membre d’une demande de protection internationale comme étant irrecevable en raison du rejet d’une demande antérieure présentée dans un autre État membre.

Dans l’arrêt commenté, la Cour de justice de l’Union européenne valide une réglementation nationale qui prévoit la possibilité de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride dont une demande de protection internationale antérieure, présentée à un autre État membre auquel s’applique la directive 2011/95, a été rejetée par une décision finale prise par ce dernier État membre. Dans les cas où la décision de rejet a été prise à la suite d’un retrait implicite de la demande de protection internationale, la Cour affirme toutefois que cette demande ne pourrait être déclarée irrecevable si elle a été présentée dans un autre État membre alors qu’elle était toujours susceptible de faire l’objet d’une demande de réouverture dans l’État membre ayant reçu la demande d’asile antérieure.

Matthieu Lys

A. Décision

1. L’affaire C-123/23

L’affaire C-123/23 concerne une mère (N.A.K.) et ses deux enfants palestiniens, originaires de la bande de Gaza, ayant introduit une demande de protection internationale en Allemagne le 15 novembre 2019. La famille avait antérieurement introduit des demandes d’asile en Espagne et en Belgique. Une demande de reprise en charge adressée aux autorités espagnoles a été rejetée par ces dernières. Aucune demande de reprise en charge n’a été adressée aux autorités belges.

En réponse à une demande d’information des autorités allemandes, la Belgique a indiqué qu’une demande de protection internationale avait été introduite par N.A.K. le 21 août 2018, et que cette demande avait été rejetée par décision du 5 juillet 2019, laquelle n’avait fait l’objet d’aucun recours.

Par décision du 25 mai 2021, l’Office fédéral allemand a rejeté la demande d’asile introduite par N.A.K. et ses enfants, en application de l’article 71bis de la loi allemande relative au droit d’asile, précisant qu’après le retrait ou le rejet définitif d’une demande d’asile antérieure, une demande d’asile ultérieure ne devait être analysée que lorsque la situation de fait ou de droit sur laquelle est fondée la décision de rejet s’est ultérieurement modifiée en faveur du demandeur d’asile, ou si ce dernier apporte de nouveaux éléments de preuve qui auraient abouti à une décision plus favorable si les instances d’asile en avaient eu connaissance.

Un recours fut introduit contre cette décision auprès du tribunal administratif compétent, qui a considéré que, si l’analyse de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne[1] (ci-après : C.J.U.E.) faisait apparaître que l’article 71bis de la loi relative au droit d’asile ne trouvait pas à s’appliquer lorsqu’une première demande d’asile du même intéressé avait été rejetée soit par un État tiers, soit par un État membre autre que celui auquel une seconde demande est présentée qui n’applique pas la directive 2011/95 (directive « qualification »), la juridiction luxembourgeoise laissait ouverte la question de savoir si une telle disposition peut trouver à s’appliquer en cas de rejet d’une première demande d’asile par un autre État membre qui applique la directive 2011/95.

C’est la raison pour laquelle le tribunal administratif a décidé d’interroger la C.J.U.E. sur la question de savoir si la directive Procédure du 26 juin 2013, et plus particulièrement son article 33, § 2, sous d) (qui liste les hypothèses d’irrecevabilité des demandes de protection internationale), lu en combinaison avec son article 2, sous q) (qui définit la notion de « demande ultérieure » de protection internationale), doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle une demande de protection internationale introduite dans cet État membre peut être rejetée comme étant irrecevable lorsqu’une demande de protection internationale introduite précédemment dans un autre État membre a été rejetée de manière définitive comme étant non fondée par cet autre État membre.

2. L’affaire C-202/23

L’affaire C-202/23 concerne un ressortissant libanais, M.E.O., ayant introduit une demande de protection internationale en Allemagne le 2 mars 2020, demande enregistrée par l’Office fédéral le 30 avril 2020. Précédemment à son entrée en Allemagne, ce demandeur d’asile avait introduit une demande de protection internationale en Pologne.

En date du 29 avril 2020, les autorités polonaises ont accepté la reprise en charge de l’intéressé sur base du Règlement 604/2013 du 26 juin 2013 (dit Règlement Dublin III), mais son transfert vers la Pologne n’a pu avoir lieu en raison de l’expiration du délai prévu par ledit Règlement. Cependant, en réponse à une demande de l’Office fédéral allemand, les autorités polonaises l’ont informé qu’une demande de protection internationale présentée par M.E.O. en Pologne avait été close le 20 avril 2020 au motif que ce dernier séjournait en Allemagne et que, dès lors, cette demande avait fait l’objet d’un retrait implicite. Conformément à la réglementation polonaise, ayant transposé l’article 28 de la directive Procédure (procédure en cas de retrait implicite d’une demande d’asile ou de renonciation implicite à celle-ci), cette demande d’asile aurait pu être rouverte à la demande de M.E.O. dans un délai de neuf mois à dater de sa clôture, soit jusqu’au 20 janvier 2021.

Le 14 juillet 2021, l’Office fédéral a rejeté la demande d’asile de M.E.O. comme étant irrecevable. Dans le cadre du recours introduit contre cette décision, le tribunal administratif compétent a considéré que l’article 71bis de la loi relative au droit d’asile trouve à s’appliquer et que, dès lors, les autorités allemandes étaient en droit de traiter une demande d’asile comme une demande ultérieure, lorsqu’une procédure d’asile dans un autre État membre avait été close à la date de transfert de responsabilité du traitement d’une demande de protection internationale à l’Allemagne en application du Règlement Dublin III. Pour la juridiction allemande, tel était bien le cas en l’espèce, dans la mesure où, d’une part, le délai prévu par la loi polonaise pour la réouverture de la procédure d’asile implicitement retirée par l’intéressé en Pologne avait expiré le 20 janvier 2021 et où, d’autre part, l’Allemagne était devenue responsable du traitement de la demande de protection internationale de M.E.O. en application du Règlement Dublin III en date du 31 janvier 2021.

Toutefois, le tribunal administratif allemand a souhaité être certain que cette interprétation était conforme avec le droit de l’Union et a donc décidé d’interroger la C.J.U.E. Cette dernière a reformulé les questions préjudicielles posées en considérant que, en substance, le tribunal administratif allemand posait la question de savoir si l’article 33, § 2, sous d), de la directive Procédure, lu en combinaison avec l’article 2, sous q), de cette directive, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre qui prévoit la possibilité de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale introduite par un ressortissant de pays tiers ayant déjà présenté une demande de protection internationale dans un autre État membre, lorsque la nouvelle demande a été présentée après que la première demande a fait l’objet d’un retrait implicite au sens de l’article 28 de la directive Procédure et selon que cette nouvelle demande a été présentée avant ou après que l’autorité compétente du second État membre n’ait pris la décision de clore l’examen de la demande antérieure en raison du retrait implicite de celle-ci.

3. Le raisonnement de la Cour

La Cour rappelle tout d’abord que la notion de « demande ultérieure » est définie en droit de l’Union à l’article 2, sous q), de la directive 2013/32 comme « une nouvelle demande de protection internationale présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure ». Elle rappelle que la notion de « décision finale » désigne, conformément à l’article 2, sous e), de la même directive, toute décision qui n’est plus susceptible de faire l’objet d’un recours.

Elle affirme ensuite que l’article 33, § 2, sous d), de la même directive, qui précise les situations dans lesquelles les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable, « n’établit pas de condition selon laquelle, pour être qualifiée de “demande ultérieure” et rejetée comme étant irrecevable à défaut d’éléments ou de faits nouveaux, une nouvelle demande de protection internationale devrait avoir été présentée aux autorités du même État membre qui a pris la décision finale sur une demande antérieure du même demandeur » (§ 49). La Cour précise que cette interprétation est « conforme à l’objectif de la limitation des mouvements secondaires des demandeurs d’une protection internationale entre les États membres » (§ 55) et « conforme au principe de confiance mutuelle entre les États membres » (§ 57). Elle juge toutefois que cette interprétation ne s’étend pas aux demandes de protection internationale introduites dans les pays membres de l’Union européenne dans lesquels la directive 2011/95 (directive « qualification ») n’est pas appliquée, comme le Danemark[2].

Sur cette base, la Cour considère que les dispositions de la directive Procédure ne s’opposent pas à la réglementation d’un État membre qui prévoit la possibilité de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale présentée à cet État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride dont une demande de protection internationale antérieure, présentée à un autre État membre auquel s’applique la directive 2011/95, a été rejetée par une décision finale prise par ce dernier État membre.

La Cour s’intéresse ensuite à l’hypothèse dans laquelle une nouvelle demande de protection internationale serait qualifiée de demande ultérieure lorsqu’elle est présentée après une décision finale de rejet d’une demande d’asile antérieure prise par l’État membre à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, § 1er, de la directive Procédure. Pour rappel, cette disposition prévoit que les États membres peuvent présumer que le demandeur a implicitement retiré sa demande de protection internationale ou y a implicitement renoncé lorsqu’il est établi qu’il a fui ou quitté sans autorisation le lieu où il vivait ou était placé en rétention ou qu’il n’a pas, dans un délai raisonnable, respecté l’obligation de se présenter aux autorités, à moins qu’il ne démontre que cela était dû à des circonstances qui ne lui sont pas imputables.

Pour la Cour, rien ne s’oppose à ce qu’une demande de protection internationale introduite après une décision de rejet d’une demande antérieure en raison du retrait implicite de celle-ci soit qualifiée de demande ultérieure (§ 69) et puisse donc faire l’objet d’une décision d’irrecevabilité en l’absence d’éléments nouveaux. Toutefois, la Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 28 précité prévoit que, après une décision de clôture de l’examen de la demande en raison d’un retrait implicite, les demandeurs ont le droit de solliciter la réouverture de leur dossier ou de présenter une nouvelle demande de protection internationale qui ne pourra pas faire l’objet de la procédure prévue aux articles 40 et 41 de la directive Procédure, et donc qui ne pourra pas être déclarée irrecevable en l’absence d’éléments nouveaux. Aux termes de la directive, ce délai est d’au moins neuf mois.

Rappelant qu’une demande de protection internationale ne saurait être qualifiée de « demande ultérieure » et être rejetée comme étant irrecevable que si elle a été présentée après qu’une décision finale a été prise sur la demande antérieure, la Cour affirme qu’une demande d’asile ne pourrait être déclarée irrecevable si elle a été présentée dans un autre État membre alors que la procédure était toujours susceptible de faire l’objet d’une réouverture dans l’État membre ayant reçu la demande d’asile antérieure (§ 79). Pour la Cour, la décision prise par un État membre de clore l’examen de la demande de protection internationale au motif que le demandeur a retiré implicitement sa demande ne saurait en effet être considérée comme étant une décision finale, au sens de l’article 2, sous e), de la directive Procédure, aussi longtemps que ce demandeur dispose de la possibilité, prévue à l’article 28, § 2, de la même directive, de solliciter la réouverture de son dossier. La Cour précise à cet égard que, aux fins de la qualification d’une demande de protection internationale de « demande ultérieure » au sens de l’article 2, sous q), de la directive Procédure, seule importe la date de sa présentation. Contrairement à ce que suggérait le tribunal administratif allemand ayant posé la question préjudicielle dans la seconde affaire, la date à prendre en considération n’est pas celle du transfert de la responsabilité du traitement de la demande de protection internationale, en application du Règlement Dublin III, à l’État membre devant laquelle la demande postérieure a été introduite.

La Cour conclut dès lors que les dispositions de la directive Procédure s’opposent à la réglementation d’un État membre qui prévoit la possibilité de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale présentée à cet État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou par un apatride ayant déjà présenté à un autre État membre une demande de protection internationale, lorsque la nouvelle demande a été présentée avant que l’autorité compétente du second État membre n’ait, conformément à l’article 28, § 1er, de la même directive, pris la décision de clore l’examen de la demande antérieure en raison du retrait implicite de celle-ci (§ 80).

B. Éclairage

1. Un principe affirmé

L’arrêt commenté concerne les hypothèses où les procédures de « reprise en charge » prévues par le Règlement Dublin III n’aboutissent pas, soit que les délais prévus pour la procédure de reprise en charge n’ont pas été respectés, soit que l’État membre requis a refusé la demande de prise en charge, soit que le délai maximal de transfert prévu par ledit Règlement a expiré.

Dans ce contexte, il affine la compréhension de la notion de « demande ultérieure » de protection internationale en droit de l’Union, et considère qu’elle peut s’appliquer lorsqu’est présentée devant un État membre une demande de protection internationale par un ressortissant d’État tiers qui a déjà introduit dans un premier État membre une demande de protection internationale antérieure s’étant soldée par une décision de rejet.

Si les conséquences de cet arrêt sur les demandeurs de protection internationale sont importantes et même préoccupantes (voy. infra, point 3), il n’est, pour autant, pas totalement surprenant.

En effet, premièrement, l’article 33, § 2, de la directive 2013/32 ne pose pas de condition selon laquelle, pour être qualifiée de « demande ultérieure » et donc pouvoir être rejetée comme irrecevable à défaut d’éléments nouveaux, une nouvelle demande de protection internationale doit être présentée aux autorités de l’État membre ayant pris la décision finale sur la demande d’asile antérieure du demandeur.

Deuxièmement, l’arrêt commenté s’inscrit dans les pas de la jurisprudence de la C.J.U.E. résultant, entre autres, de son arrêt du 22 septembre 2022, rendu dans l’affaire C-497/21. Dans cet arrêt, la Cour avait en effet déjà eu l’occasion d’affirmer que l’article 33, § 2, sous d), de la directive 2013/32 s’oppose à la réglementation d’un État membre de l’UE qui prévoit la possibilité de déclarer irrecevable une demande de protection internationale ayant fait l’objet d’une décision de rejet au Danemark, le Danemark n’étant pas partie à la directive « qualification ». La Cour en avait profité pour préciser que sa réponse était donnée sans préjudice de la question distincte de savoir si la notion de « demande ultérieure » pouvait s’appliquer à une nouvelle demande de protection internationale présentée à un État membre après le rejet d’une demande d’asile antérieure par un État membre autre que le Danemark.

Troisièmement, la Cour ancre son raisonnement dans le principe de confiance mutuelle, principe qui revêt pour la Cour une importance fondamentale en ce qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Pour elle, interpréter la notion de « demande ultérieure » comme pouvant s’appliquer à une demande de protection internationale présentée par un ressortissant d’État tiers ayant déjà introduit dans un autre État membre une demande de protection internationale antérieure s’étant soldée par une décision de rejet est conforme à ce principe (§ 57). Se référant aux conclusions de l’avocat général, la Cour affirme en outre qu’une telle interprétation permettrait de ne pas inciter les demandeurs dont les demandes de protection internationale ont été définitivement rejetées par les autorités compétentes d’un État membre de se déplacer vers un deuxième ou un troisième État membre pour y présenter une demande analogue. On peut observer qu’une telle interprétation s’inscrit déjà dans la logique même du nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile adopté le 14 mai 2024, dont la mise en œuvre est prévue pour juin 2026, et dont un des objectifs principaux est de décourager les mouvements secondaires des demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne.

2. Un principe encadré

Si le principe est désormais bien établi en droit de l’Union, il n’en demeure pas moins que la Cour l’a encadré de garde-fous importants, tenant, d’une part, à l’exigence d’une décision finale prise sur la demande d’asile antérieure et, d’autre part, à la limitation des possibilités de qualifier une demande de protection internationale comme étant une demande « ultérieure » en cas de « retrait implicite » d’une précédente demande de protection internationale.

La Cour affirme tout d’abord, au paragraphe 74 de l’arrêt commenté, qu’une nouvelle demande de protection internationale ne saurait être qualifiée de « demande ultérieure » et donc être rejetée comme étant irrecevable que si elle a été présentée après qu’une décision finale a été prise sur la demande antérieure. Si aucune décision finale n’a été prise, elle ne pourra pas être déclarée irrecevable, même si une précédente demande avait été introduite antérieurement dans un autre État membre.

Par ailleurs, la Cour précise l’interprétation de la notion de « demande ultérieure » en cas de retrait implicite d’une première demande de protection internationale introduite dans un autre État membre. Pour rappel, l’article 28, § 1er, alinéa 1er, de la directive Procédure (qui n’a jamais été transposé en droit belge à ce jour) affirme que les États membres peuvent présumer qu’un demandeur d’asile a implicitement retiré sa demande de protection internationale ou y a implicitement renoncé lorsqu’il est établi qu’il a fui ou quitté sans autorisation le lieu où il vivait ou était placé en rétention, ou qu’il n’a pas respecté l’obligation de se présenter régulièrement aux autorités ou d’autres obligations de communication, à moins qu’il ne démontre que cela était dû à des circonstances qui ne lui étaient pas imputables. Le second paragraphe de cet article 28 précise quant à lui que les États membres doivent cependant prévoir un délai minimal de neuf mois après qu’une décision de clôture de l’examen visée au paragraphe 1er a été prise endéans lequel un demandeur qui se présente à nouveau devant l’autorité compétente a le droit de solliciter la réouverture de son dossier ou de présenter une nouvelle demande qui ne pourra pas être déclarée irrecevable. À cet égard, la Cour précise, dans l’arrêt commenté, que si une nouvelle demande présentée après l’adoption d’une décision de clôture de l’examen sur base d’un retrait implicite est aussi susceptible d’être qualifiée de « demande ultérieure », tel ne saurait être le cas si cette nouvelle demande est introduite dans le nouvel État membre au cours du délai endéans lequel le demandeur dispose de la possibilité de solliciter la réouverture de son dossier ou de présenter une nouvelle demande dans le premier État membre (§ 78). En d’autres termes, la Cour précise clairement que la décision prise par un État membre de clore l’examen d’une demande de protection internationale au motif que le demandeur a retiré implicitement sa demande ne saurait être considérée comme une décision « finale » tant que le demandeur dispose de la possibilité, prévue à l’article 28, § 2, de la directive Procédure, de solliciter la réouverture de son dossier. Il faut insister sur le fait que l’avocat général précise clairement, dans ses conclusions (§ 57), que ce délai endéans lequel une demande de réouverture du dossier est possible ne peut pas être inférieur au délai minimal de neuf mois prévu par cette disposition.

Enfin, la Cour précise, dans l’arrêt commenté, quelle est la date à prendre en considération pour évaluer le caractère « ultérieur » d’une demande de protection internationale. Dans l’affaire C-202/23, le tribunal administratif allemand avait considéré que la décision finale prise sur la demande d’asile antérieurement présentée dans le premier État membre devait être prise avant la date de transfert de responsabilité du traitement de la demande de protection internationale subséquente au second État membre en vertu du règlement Dublin III, soit à l’expiration du délai maximal de transfert prévu par ce règlement. La Cour invalide clairement ce raisonnement et précise, aux paragraphes 75 à 77 de l’arrêt commenté, que seule importe la date de « présentation » de la demande de protection internationale, action qui ne requiert aucune formalité administrative.

3. Un principe qui pose de nombreuses difficultés

La jurisprudence de la Cour dans l’arrêt commenté pose de nombreuses questions.

Relevons, tout d’abord, que le raisonnement de la Cour repose sur le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union. Ce principe, bien connu et fondamental pour la Cour, permet de créer un espace européen sans frontières tout en préservant la particularité de chaque ordre juridique national. Dans son ouvrage relatif à ce principe[3], la professeure Cecilia Rizcallah a bien montré que la confiance mutuelle, si elle repose sur une présomption de « compatibilité » des solutions juridiques nationales, se fonde d’abord et avant tout sur la prémisse selon laquelle tous les États membres de l’Union européenne partagent les valeurs édictées à l’article 2 du TUE. Cette prémisse est pourtant de moins en moins solide, singulièrement en matière d’asile et de migration.

Si le principe de confiance mutuelle empêche, en principe, un État membre de l’Union de vérifier le respect des droits fondamentaux par un autre État membre, la jurisprudence de la C.J.U.E. a pourtant ouvert la porte à un tel contrôle dans des « circonstances exceptionnelles ». C’est en matière d’asile et de migration que la Cour a établi ce principe, plus particulièrement dans son arrêt N.S.[4] du 21 décembre 2011. Dans cette affaire, si elle avait invoqué le principe de confiance mutuelle pour justifier la possibilité presque automatique de renvoi d’un demandeur d’asile dans un autre État membre de l’Union en application du règlement Dublin III, elle avait toutefois clairement indiqué, en résonance avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans son fameux arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce[5], qu’un tel transfert était prohibé en droit de l’Union dans l’hypothèse où l’accueil des demandeurs d’asile dans l’État responsable présenterait des « défaillances systémiques » dans l’accueil des demandeurs d’asile, impliquant des risques sérieux de traitement inhumain ou dégradant de ces derniers (arrêt N.S., § 86). Dans son arrêt C.K.du 16 février 2017, la C.J.U.E. a affiné cette jurisprudence en précisant que, même en l’absence de défaillances systémiques, le transfert d’un demandeur d’asile en application du règlement Dublin III devait être suspendu si, après une analyse individuelle, il ressortait du dossier un risque de traitement inhumain ou dégradant en raison de la situation particulière de celui-ci.

Le rappel de ces jurisprudences importantes fait apparaître que, dans l’arrêt commenté, la C.J.U.E. n’a prévu ni l’hypothèse où l’on pourrait constater des défaillances importantes dans l’application même de la Convention de Genève dans un État membre de l’Union, ni celle où des circonstances particulières tenant à la situation individuelle du demandeur pourraient justifier de faire échec à l’application des dispositions de la directive Procédure permettant de déclarer irrecevable une demande d’asile ultérieure.

On sait par exemple que les taux de reconnaissance du statut de réfugié pour certaines nationalités sont très différents en fonction des pays, pour des profils pourtant similaires de demandeurs. Ainsi, selon les données les plus récentes d’Eurostat, reprises par Myria, le taux de protection des demandeurs d’asile afghans varie en Europe entre 20 % en Norvège contre 84 % en France (il est de 37 % en Belgique). Le taux de protection des Éthiopiens varie entre 17 % en Allemagne et 79 % en Italie (il est de 27 % en Belgique). On pourrait multiplier les exemples en fonction des nationalités. Peut-on réellement faire reposer des règles juridiques sur l’idée d’un système européen d’asile commun lorsque les taux de protection sont si différents selon les pays ? Est-il conforme à la Convention de Genève et au principe de non-refoulement qu’un demandeur d’asile afghan ayant reçu une décision de rejet de sa demande d’asile en Norvège reçoive une décision d’irrecevabilité d’une demande de protection internationale ultérieurement introduite en France, alors qu’il aurait plus que probablement obtenu un statut de protection en France si sa première demande d’asile y avait été présentée ? Poser la question, c’est y répondre. Pour éviter tout risque qu’un État membre ne prenne une décision d’irrecevabilité d’une demande d’asile, assortie d’une décision de retour subséquente, en violation de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, il faut qu’il soit permis de démontrer que la demande d’asile introduite antérieurement dans un État membre n’a pas été correctement analysée, et que seule une nouvelle analyse au fond de la demande par un autre État membre permettrait d’éviter de soumettre un demandeur d’asile à un risque de traitement inhumain et dégradant en cas de retour, malgré le fait qu’aucun nouvel élément n’ait été présenté à l’appui de la demande ultérieure introduite dans cet autre État membre.

Dans le même ordre d’idées, la qualité de la prise en compte des vulnérabilités des demandeurs d’asile au cours de la procédure d’asile diffère d’un État membre à l’autre. Le traitement des demandes d’asile introduites par des mineurs étrangers, en particulier s’ils sont non accompagnés, ne présente pas non plus les mêmes standards de qualité procédurale entre différents États membres – rappelons, en ce qui concerne ces derniers, que le droit européen ne prévoit pas d’obligations spécifiques au niveau de prise en charge des MENA (droits procéduraux, tuteurs, etc.), laissée au libre arbitre des États membres. Dans ce contexte, il apparaît donc indispensable de vérifier si, dans des cas où des vulnérabilités particulières existent, que ce soient des vulnérabilités d’ordre psychologique et/ou médical, ou liées à la minorité d’un demandeur d’asile, celles-ci ont bien été prises en compte dans l’analyse au fond de la demande d’asile antérieure au titre de besoins procéduraux spéciaux. Certes, en droit belge, l’évaluation de ces besoins, imposée par l’article 48/9 de la loi du 15 décembre 1980, reste valable en cas de demande ultérieure (article 48/9, § 4). Cependant, dans le cadre d’une demande ultérieure de protection internationale introduite en Belgique après le rejet d’une demande antérieure par un autre État membre de l’Union, il est nécessaire, pour prévenir toute violation de l’article 3 de la CEDH, d’aller un pas plus loin et de prendre en considération l’absence de prise en compte suffisante des vulnérabilités dans le premier État membre comme élément empêchant de qualifier d’ultérieure une demande de protection internationale et donc empêchant de prendre une décision d’irrecevabilité de celle-ci. En effet, la non-prise en compte des vulnérabilités peut avoir un impact important sur la qualité de l’analyse du besoin de protection internationale du demandeur, alors qu’elles pourraient expliquer certaines incohérences ou contradictions dans le premier récit d’asile.

En outre, il est problématique que la C.J.U.E. ait considéré qu’un État membre puisse considérer comme « ultérieure » une demande de protection internationale lorsqu’une première demande d’asile a été introduite dans un autre État membre et qu’elle a fait l’objet d’une décision de rejet en raison de son retrait implicite, en application de l’article 28 de la directive Procédure. En effet, même si l’on peut se réjouir que la Cour ait affirmé que ce ne pouvait être possible qu’après l’expiration du délai endéans lequel une réouverture du dossier peut être demandée – délai durant lequel une demande ne peut être considérée comme demande ultérieure, ni dans le premier État membre ni dans le second, ainsi que du fait que la date à prendre en considération pour l’appréciation du caractère ultérieur d’une demande d’asile suite à une décision de rejet d’une demande d’asile antérieure implicitement retirée soit bien celle de la présentation de la demande et non celle du transfert de responsabilité en application du règlement Dublin III, il reste qu’il est tout à fait possible qu’une demande d’asile ultérieure soit déclarée irrecevable pour absence d’éléments nouveaux, alors que la demande d’asile antérieure n’a jamais fait l’objet d’un examen au fond en raison de l’application de la procédure de retrait implicite, et donc sans que jamais n’ait été analysé le risque de persécution en cas de retour. Il faut tout de même rappeler, à cet égard, que l’article 2, sous q), de la directive 2013/32 ne vise pourtant pas de manière expresse l’hypothèse où l’État membre auquel le demandeur avait présenté sa demande de protection internationale a pris la décision de clore l’examen de cette demande à la suite de son retrait implicite. Si la Cour n’en a pas pris ombrage, il reste que l’application de la notion de demande ultérieure à ce type de situation peut potentiellement entraîner des situations où une demande d’asile n’a jamais été analysée au fond.

Enfin, il faut insister sur le fait que la notion même d’éléments nouveaux invoqués à l’appui d’une demande de protection internationale ultérieure doit être interprétée de manière large. En droit belge, l’article 51/8 de la loi du 15 décembre 1980 précise que ces éléments nouveaux sont ceux « qui augmentent de manière significative la probabilité [que le demandeur d’asile] puisse prétendre à la reconnaissance comme réfugié au sens de l’article 48/3 ou à la protection subsidiaire au sens de l’article 48/4, ainsi que les raisons pour lesquelles le demandeur d’asile n’a pas pu produire ces éléments auparavant ». Si le caractère nouveau des éléments déposés peut se démontrer, bien évidemment, par le caractère nouveau de certains faits s’étant produits postérieurement à la demande initiale, ou par le fait que les éléments de preuve ne sont parvenus au demandeur qu’après la clôture de celle-ci, il doit également pouvoir être reconnu lorsque sont invoqués des faits ou des circonstances qui ne sont pas postérieurs à la première demande de protection internationale, mais qui, pour des raisons éminemment liées à un traumatisme psychologique ou à des tabous culturels puissants, n’ont pas pu être invoqués par demandeur dans le cadre de cette dernière.

En conclusion, si le principe de confiance mutuelle et tout ce qu’il implique revêt une « importance fondamentale en droit de l’Union », « il est néanmoins tributaire d’une communauté de valeur en droit de l’Union européenne »[6]. En effet, « [s]i les États membres sont tenus de se faire confiance, en dépit des singularités de leurs systèmes juridiques nationaux, c’est précisément parce qu’ils sont supposés partager et respecter un socle de valeurs communes, au rang desquelles se trouve notamment le respect des droits fondamentaux et du principe de l’État de droit »[7], nous rappelle Cecilia Rizcallah. Je rajouterais : et le respect des critères de la Convention de Genève relative au statut de réfugié. Si l’on n’y prend garde, le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union porte donc en lui un risque d’affaiblissement des standards de protection des droits fondamentaux et du droit d’asile sur le territoire de l’Union. À cet égard, l’arrêt commenté n’incite pas à l’optimisme.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., 19 décembre 2024, N.A.K. e.a. et M.E.O. c. Bundesrepublik Deutschland, C-123/23 et C-202/23.

Doctrine :

Rizcallah, C., « Le principe de confiance mutuelle : une utopie malheureuse ? », Rev. trim. dr. h., 11/2019, pp. 297-322.

Rizcallah, C., Le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union européenne. Un principe essentiel à l’épreuve d’une crise de valeur, Bruxelles, Bruylant, 2020.

 

Pour citer cette note : M. Lys, « Irrecevabilité d’une demande de protection internationale en raison du rejet d’une demande antérieure présentée dans un autre État membre : quand la confiance mutuelle ouvre la porte au risque d’affaiblissement du droit d’asile dans l’Union européenne », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025. 
 


[1] C.J.U.E., 20 mai 2021, aff. C-8/20 ; C.J.U.E., 22 septembre 2022, aff. C-497/21.

[2] En vertu de l’article 2 du protocole n° 22 sur la position du Danemark annexé au traité UE et au traité FUE.

[3] C. Rizcallah, Le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union européenne. Un principe essentiel à l’épreuve d’une crise de valeur, Bruxelles, Bruylant, 2020.

[4] C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S., aff. jointes C-411/10 et C-493/10.

[5] Cour eur. D.H., gde ch., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[6] C. Rizcallah, « Le principe de confiance mutuelle : une utopie malheureuse ? », Rev. trim. dr. h., 11/2019, p. 321.

[7]Ibid.