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C.D.P.H., 8 octobre 2024, F. I. J. c. Suède, comm. n° 104/2023

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
4 March 2025, modifié le 5 March 2025

Asile – Enfants autistes – Égalité substantielle – Mesures positives.

Les enfants handicapés en situation migratoire irrégulière souffrent d’une triple vulnérabilité. En procédure d’asile, les autorités nationales ont tendance à mettre en place ou à maintenir une législation procédurale qui fait coïncider les intérêts des enfants à ceux de leurs parents, et parfois à ignorer leur handicap. La décision commentée enseigne que l’existence des possibilités pour l’enfant d’exprimer son opinion sans tenir compte de son handicap contrevient au principe d’égalité. Les États doivent prendre des mesures positives pour garantir une égalité substantielle, fondée sur les résultats.

Alfred Ombeni Musimwa

A. Décision

Ce point résume successivement les faits à l’origine de cette affaire (1), la teneur de la plainte (2), les observations de la Suède (3) et les constatations du Comité des droits des personnes handicapées (ci-après : Comité) (4).

1. Résumé des faits

Cette affaire est soumise au Comité par F. I. J. au nom de ses enfants E. O. J., S. J. et E. J., tous de nationalité nigériane, nés respectivement en 2010, 2012 et 2018. L’auteure est arrivée en Suède avant la naissance de ses enfants et s’est vu accorder un permis de séjour temporaire pour études en juillet 2008. En janvier 2012, l’Office suédois des migrations rejette les demandes de permis de séjour de l’auteure, de son conjoint et d’E. O. J., et décide de les expulser vers le Nigéria. La famille introduit plusieurs demandes d’asile et de permis de séjour principalement fondées sur le handicap d’E. O. J. et E. J. chez lesquels des troubles autistiques et des handicaps psychosociaux ont été diagnostiqués en 2013 pour le premier, et en 2020 pour le second. Ces demandes ont toutes été rejetées par l’Office suédois des migrations, lesquelles décisions ont été confirmées par le Tribunal administratif et par la Cour administrative d’appel de l’immigration (§§ 2.2 à 2.4, 2.6, 4.1 et 4.2). 

2. Teneur de la communication

Devant le Comité, l’auteure soutient que l’expulsion d’E. O. J. et d’E. J. vers le Nigéria constituerait une violation des droits qu’ils tiennent notamment des articles 7.2, 7.3 et 15.2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ci-après : CRDPH). L’auteure soutient que la décision d’expulsion prise par les autorités suédoises ne prend pas suffisamment en compte les conséquences qu’une expulsion aurait sur leur santé, leur éducation, leur développement, leur bien-être et leur vie, compte tenu de leurs handicaps respectifs, de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’absence, insuffisance ou inaccessibilité de services adaptés aux enfants autistes au Nigéria (§§ 3.1 et 6.6). Elle argue en particulier que les autorités suédoises n’ont pas fait de l’intérêt supérieur de l’enfant une considération primordiale, du fait notamment que le Tribunal administratif de l’immigration n’avait pas entendu E. O. J. (§ 3.2). L’auteure ajoute que les certificats médicaux qu’elle avait produits montrent que leur expulsion vers le Nigéria constituerait un traitement inhumain contraire aux articles 10 et 15 de la CRDPH (§§ 3.1 et 5.3).

3. Observations de la Suède

Dans ses observations sur la recevabilité et le fond, la Suède (État partie à la CRDPH et à son protocole additionnel depuis le 15 décembre 2008) soutient qu’une évaluation raisonnable, éclairée, transparente et complète des risques faite par les autorités nationales a permis de conclure à l’inexistence des motifs sérieux de croire qu’E. O. J. et E. J. seraient exposés à un risque réel de préjudice irréparable en raison de leur handicap s’ils étaient expulsés vers le Nigéria (§§ 4.6 et 4.7). En particulier, que l’intérêt supérieur de l’enfant a été pris en compte (§§ 4.9 et 4.10) et que l’absence d’audition d’E. O. J. par les tribunaux se justifie par le fait que les informations soumises par la famille sur la situation au Nigéria n’ont pas été jugées objectives, et les renseignements sur l’état de santé et le handicap d’E. J. étaient sous forme écrite (§ 4.6). 

4. Constatations du Comité

Avant d’examiner le fond, le Comité détermine si la communication est recevable.

L’auteure a soumis à l’évaluation du Comité plusieurs griefs tirés des articles 7.2, 10, 11, 12.4, 15.2, 23, 24, 25.a, 26.1.a et 28.2.a de la CRDPH. Dans l’ensemble, le Comité considère que ces griefs sont insuffisamment étayés (§ 6.7). En revanche, il estime que le grief tiré de l’article 7.3 de la CRDPH soulève des questions de fond et est suffisamment étayé aux fins de la recevabilité.

Sur le fond, le Comité considère que malgré l’argument de la Suède selon lequel la famille a eu plusieurs occasions d’exposer les faits et de présenter des preuves, elle n’a pas fourni d’informations précises sur les mesures prises pour donner effet au droit d’E. O. J. d’exprimer son opinion devant les tribunaux de l’immigration (§ 7.2). Eu égard à ce qui précède, le Comité constate que la Suède a violé les droits qu’E. O. J. tient de l’article 7.3 de la CRDPH. En conséquence, il demande à la Suède d’annuler la décision d’expulsion prise contre E. O. J. et sa famille, de réexaminer sa demande d’asile après l’avoir entendu et de lui accorder une indemnisation adéquate (§ 8).

B. Éclairage

La décision commentée offre l’occasion d’aborder les vulnérabilités des enfants handicapés en procédure d’asile (1). Ces vulnérabilités justifient la nécessité pour les États de prendre des mesures positives pour garantir une égalité réelle et une effectivité de leurs droits en contexte migratoire (2).

1. L’enfant autiste migrant, une triple vulnérabilité à comprendre

Lorsque débutent les procédures internes, E. O. J. est âgé de 7 ans et de 12 ans lorsque cette affaire est soumise au Comité. Trop jeune (ou trop vieux), l’âge est un facteur de vulnérabilité. En raison de leur jeune âge, leur faible développement physique et mental, et leur incapacité à répondre par eux-mêmes à leurs besoins, les enfants sont considérés comme étant particulièrement vulnérables. Cette vulnérabilité justifie une protection spéciale de leurs droits, à travers notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 24), la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (ci-après, CIDE) qui est l’instrument de référence en la matière, l’interprétation des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme à la lumière de la CIDE[1], et la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant. La jurisprudence confirme largement cette vulnérabilité. Dans l’affaire A. D. c. Espagne, le Comité des droits de l’enfant (ci-après, CRC) « prend également note des affirmations de l’auteur, non contestées par l’État partie, concernant le fait que l’État ne l’a pas protégé dans la situation […] de grande vulnérabilité dans laquelle il se trouvait en tant que mineur […] En conséquence, le Comité considère que ces faits constituent une violation du paragraphe 1 de l’article 20 » (§ 10.18). La Cour européenne des droits de l’homme aboutit à la même conclusion dans l’arrêt Popov c. France. Elle y relève que « les membres de la famille étaient maintenus en rétention administrative du fait du caractère illégal de leur séjour en France, dans un lieu inadapté à la situation d’extrême vulnérabilité des enfants » (§ 119). Le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant va dans le même sens dans l’affaire Institute for human rights and development in Africa (IHRDA) and Open society justice initiative on behalf of children of Nubian descent in Kenya versus The government of Kenya(§§ 61 et 62).

Cette vulnérabilité est extrême pour les enfants vivant avec un handicap, en particulier les enfants autistes. Selon l’Institut Pasteur, l’autisme fait partie des troubles du neurodéveloppement et affecte dès la petite enfance la communication, les interactions sociales et le comportement. Il se caractérise notamment par le retrait social, le retard ou l’absence de développement du langage, les difficultés à établir des relations avec l’entourage, à exprimer ses émotions et à comprendre celles des autres. Très handicapant, l’autisme est fréquemment associé à certains troubles psychiatriques et maladies tels que l’épilepsie. Selon l’Organisation mondiale de la santé, « les études récentes estiment la prévalence médiane au niveau mondial à 62/10 000, c’est-à-dire qu’environ un enfant sur 160 présente un trouble du spectre autistique et une incapacité associée »[2].

La vulnérabilité des enfants autistes devient plus critique en contexte migratoire, en particulier lorsque l’enfant se retrouve en situation migratoire irrégulière comme E. O. J. C’est dans ce contexte que les droits des enfants sont les plus bafoués[3] (voy. notamment les affaires Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mituga c. Belgique, §§ 69, 85, 90, 103 et 113, et Rahimi c. Grèce, §§ 92 à 94), en particulier, leur droit d’exprimer leur opinion. C’est ce que constate le Comité dans la présente affaire. E. O. J., âgé de 7 ans à l’époque, et donc capable de se forger une opinion sur son retour au Nigéria, n’a pas été entendu par les tribunaux suédois malgré la demande de l’auteure (§ 7.2) et l’obligation faite aux États de faire participer activement les enfants au processus décisionnel le concernant[4].

2. L’obligation positive renforcée de l’État en faveur de l’opinion de l’enfant migrant handicapé

L’article 12 de la CIDE impose aux États l’obligation de garantir à l’enfant capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion, en particulier, le droit d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant. Le CRC précise dans son Observation générale n° 12 que l’État a l’obligation de reconnaître ce droit et veiller à sa mise en œuvre en écoutant les opinions de l’enfant et les prenant dûment en considération, eu égard à son âge et à son degré de maturité (§ 15).

La difficulté de la Suède à remplir pleinement cette obligation peut être comprise sur deux plans : sa législation interne et la spécificité de la présente affaire.

En ce qui concerne sa législation interne, la procédure devant les tribunaux de l’immigration suédois est principalement écrite, et les auditions ne sont organisées qu’à titre exceptionnel lorsqu’elles se révèlent utiles à l’enquête ou à la célérité de la procédure (§ 4.6). Une audience peut également être organisée à la demande du demandeur d’asile, à moins que le tribunal ne l’estime inutile ou que des raisons exceptionnelles n’opposent à sa tenue (§ 4.6). En l’espèce, se fondant sur cette législation, les tribunaux suédois avaient rejeté la demande d’audition d’E. O. J. en estimant disposer déjà « d’informations suffisantes pour procéder à une évaluation éclairée, transparente et raisonnable des risques » qu’il pouvait courir en cas d’expulsion vers le Nigéria (§ 4.6).

Même si le Comité ne le relève pas expressément, ce large pouvoir laissé aux tribunaux de l’immigration est difficilement compatible avec l’obligation de la Suède découlant des articles 12 de la CIDE et 7.3 de la CRDPH qui consacrent le droit de l’enfant d’être entendu. Cette législation procédurale interne relève d’une mauvaise interprétation des dispositions de l’article 12.2 de la CIDE. Cet article qui stipule qu’« [à] cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant […] de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale » ne doit pas être mal interprété par les États. Dans l’Observation générale précitée, le CRC précise que la clause « de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale » ne devrait pas être considérée par les États comme autorisant la mise en place ou le maintien d’une législation procédurale qui restreint ou empêche l’exercice par l’enfant de son droit d’être entendu (§ 38). Ce droit est fondamental car il participe au processus de la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant et constitue une garantie procédurale en faveur de tout enfant dans le cadre de toute décision le concernant[5].

Du point de vue de la spécificité de la présente affaire, la procédure interne a duré plus de sept ans, et plusieurs demandes d’asile et de permis de séjour avaient été introduites par la famille, mais rejetées. La Suède soutient donc que la famille a eu à plusieurs reprises la possibilité d’expliquer les faits, y compris au nom d’E. O. J. (§ 7.2). Cet argument de la Suède manque doublement de pertinence. Premièrement, l’intérêt supérieur des enfants commande que leur situation soit évaluée séparément de celle de leurs parents. Dans les constatations V. A. c. Suisse, le CRC tranche que « l’absence d’audience directe des enfants » au motif que « leurs intérêts coïncidaient avec ceux de leur mère » viole l’article 12 de la CIDE. Deuxièmement, et c’est ce que relève le Comité, l’absence des « mesures prises pour donner effet au droit d’E. O. J. d’exprimer son opinion » est constitutive d’une violation de l’article 7.3 de la CRDPH.

En effet, les dispositions de l’article 7.3 de la CRDPH renforcent expressément le droit de l’enfant handicapé d’être entendu, en consacrant un droit « d’obtenir pour l’exercice de ce droit une aide adaptée à son handicap ». La décision commentée enseigne principalement que l’existence des possibilités pour l’enfant d’exprimer son opinion, sans tenir compte de son handicap, contrevient au principe d’égalité. Les vulnérabilités relevées précédemment nécessitent de la part des États de traiter la question des enfants migrants handicapés sous l’angle de l’égalité substantielle. À l’opposé de l’égalité formelle, l’égalité substantielle permet de reconnaître que certains enfants migrants partent de positions désavantageuses et doivent être traités différemment des autres pour garantir l’égalité. Les États doivent donc prendre des mesures positives pour garantir une égalité réelle, fondée sur les résultats[6]. L’absence d’aide adaptée au handicap de l’enfant dans un contexte d’irrégularité migratoire est de nature à rendre illusoires ses droits, notamment celui d’exprimer librement son opinion. 

C. Pour aller plus loin

Lire les constatations : C.D.H.P., 8 octobre 2024, F. I. J. c. Suède, Comm. n° 104/2023.

Jurisprudence : 

C.D.E., 30 octobre 2020, V. A. c. Suisse, Comm. n° 56/2018.

C.D.E., 10 mars 2020, A. D. c. Espagne, Comm. n° 21/2017.

Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07.

Cour eur. D.H., 5 avril 2011, Rahimi c. Grèce, req. n° 8687/08.

Cour eur. D.H., 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mituga c. Belgique, req. n° 13178/03.

Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant, 22 mars 2011, Institute for human rights and development in Africa (IHRDA) and Open society justice initiative on behalf of children of Nubian descent in Kenya versus The government of Kenya, déc. n° 002/Com/002/2009.

Doctrine : 

Carlier, J.-Y. et Sarolea, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Flamand, Chr., « L’enfant comme acteur du processus décisionnel migratoire », Cahiers de l’EDEM, février 2019.

Gouttenoire, A., « La protection des enfants par la Cour européenne des droits de l’homme », Civitas Europa, N° 49, 2022/2.

Ombeni, A., « International protection of rights of migrant children », Migration Law, MOOC.

Organisation mondiale de la santé, Mesures globales et coordonnées pour la prise en charge des troubles du spectre autistique, Rapport du Secrétariat, Cent trente-troisième session, EB133/4, 8 avril 2013.

Pour citer cette note : A. Ombeni Musimwa, « Handicap et opinion de l’enfant en procédure d’asile : une obligation positive renforcée », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025.
 


[1] A. Gouttenoire, « La protection des enfants par la Cour européenne des droits de l’homme », Civitas Europa, n° 49, 2022/2, p. 213.

[2] OMS, Mesures globales et coordonnées pour la prise en charge des troubles du spectre autistique, Rapport du Secrétariat, Cent trente-troisième session, EB133/4, 8 avril 2013, p. 2. 

[3] A. Ombeni, « International protection of rights of migrant children », Migration Law, MOOC.

[4] Chr. Flamand, « L’enfant comme acteur du processus décisionnel migratoire », Cahiers de l’EDEM, février 2019, p. 9.

[5] Ibid.