Lieux ouverts, liens qui libèrent ?

Un projet de recherche-création mêlant cinéma, recherche et design

Par Sophie Thunus (UCLouvain/IRSS/CIRTES ) et Maya Duverdier (réalisatrice)

L’entrée principale est grande ouverte. Le lieu se trouve au centre de Bruxelles. Quelques personnes sont assises sur la terrasse ensoleillée. Elles discutent, comme sur les terrasses des cafés alentour. A l’intérieur, plusieurs personnes se sont rassemblées pour écouter une pianiste amatrice. Attiré par le son de l’instrument, un jeune couple entre dans le lieu et commande deux bières. La barmaid les sert, mais son comportement les interpelle. Elle fait quelques aller-retours entre le bar et le mur, elle marmonne et verse doucement les bières dans les deux verres. En les tendant au couple, elle précise que le prix est libre. Un peu surprise, la jeune femme se tourne vers son partenaire: ‘Dunno, I think this place is the association I heard about, something to do with mental health or the homeless’. Le couple quitte le bar, s’approche de la joueuse de piano et s’émerveille de son talent (1).

Cette association est un des espaces désignés comme « lieux de liens » (2) dans le cadre de la politique Bruxelloise de santé mentale. Notre projet de cinéma, de recherche et de design a été conçu afin de comprendre la vie de ces lieux, et de pouvoir en parler au grand public et au politique.

Des espaces ouverts et ancrés dans la communauté

Les lieux de liens sont des espaces ouverts et ancrés dans la communauté. Ils visent à accueillir des personnes souffrant ou ayant souffert de problèmes de santé mentale, mais également des citoyen·nes qui s’y rendent pour échanger ou prendre part à des activités. Ils sont accessibles à toutes et tous, sans procédure d’admission ni distinction relative au diagnostic ou au statut social et économique. Des communautés mixtes s’y tissent au gré des activités sociales et culturelles mises en place par les membres.

Ces activités sont autant de moyens d’explorer et de laisser s’épanouir différentes facettes de leur identité, de leurs passions et de leurs talents. Alors qu’une dizaine de nouveaux lieux de liens ont été créés à Bruxelles, au lendemain de la pandémie de Coronavirus, leur existence est peu connue et certains lieux questionnent même l’appellation « lieux de liens », qui leur a été donnée par le politique, inspiré par la recherche Parcours.Bruxelles (3).

Dans ce contexte, nous nous sommes demandé comment comprendre la vie de ces lieux dont les modes de fonctionnement sont en permanence réinventés, suivant les évolutions des communautés qui s’y tissent et de celles et ceux qui les constituent ? Et comment comprendre l’entrelacement des conversations qui s’amorcent, des activités qui se déploient et des allers et venues des membres, dans leur rétablissement et dans la déstigmatisation de la santé mentale au sein de la société ?

Un projet multiple pour saisir l’action collective dans toutes ses dimensions

Pour répondre à ces questions, nous avons formé une équipe (4) composée de Joe Roanne et Maya Duverdier, réalisateur·ices et producteur·ices ; de Catherine Boes, productrice ; d’Antoine Fenoglio pour Les Sismo (une agence de design) ; de Nicolas de Barquin et Mathieu Chartier de l’Open Lab ; et de Sophie Thunus à L’UCLouvain (IRSS, CIRTES). L’équipe a imaginé un projet multiple, visant à dépasser les processus de catégorisation et de distanciation inhérents à la recherche scientifique, pour saisir l’action collective dans sa durée, son épaisseur et ses ramifications. Ce projet est multiple car il repose sur un assembla ge de travail cinématographique, d’ateliers de design et de recherche contributive, grâce auxquels les professionnel·les issu·es de ces trois mondes et les membres des lieux se trouvent également impliqués dans une réflexion collective et dans la production de supports visuels et textuels, qui parlent des lieux de liens de manière juste pour chacun·e.

Le travail cinématographique est réalisé de manière horizontale grâce à l’immersion de l’équipe de tournage au sein des lieux et à l’alternance de moments de rencontre, d’échange et de tournage, au cours desquels les membres sont filmés et filment elles et eux-mêmes, en s’emparant d’une caméra mise à leur disposition. Les ateliers de design sont des moments forts de structuration du collectif et d’expression de l’esthétique des lieux. Ils ont permis la cocréation des quatre dispositifs mobiles de captation d’images ou « caméramobiles » : la caméradeux, la caméraconteuse, la camérassembleuse et la camérafeutière. Ces dispositifs sont voués à circuler entre les lieux où ils recueillent les images et les paroles partagées par les membres qui s’en emparent.

La recherche contributive associe des chercheur·euses en sciences humaines et sociales, des designers, et l’équipe de tournage dans une réflexion collective, sous forme de discussions de groupe guidées et alimentées de supports visuels et textuels, au sujet des lieux, de leur fonctionnement et de ce qui les distingue des services psychiatriques, de santé mentale, et au sein de la société globale.

De nouveaux modes d’exploration

Le travail cinématographique, les ateliers de design et la recherche contributive ont démarré en 2023 et se poursuivent en 2024. En induisant des déplacements, d’un lieu à l’autre et entre différents mondes, ils redessinent les contours et les liens au sein des communautés qui s’y tissent. Par l’assemblage de mondes fermés et très codifiés, celui du cinéma, du design et de la recherche, le projet ouvre la voie de l’horizontalité et permet la création de modes d’exploration de représentations dont personne ne connait les codes. Car dans ce projet multiple, personne n’est expert du tout. C’est plutôt le tout qui entraine les participant·es dans un mouvement d’apprentissage qu’aucun·e ne songe à dominer. Finalement, ch acun·e gagne un sens de soi et du collectif dans et par la création de moyens voués à le représenter, en images et dans des textes.

Le Fonds pour la recherche-création de l’UCLouvain soutient le tournage de deux moments de recherche contributive et l’organisation de séminaires d’échanges entre l’équipe et des chercheur·euses et étudiant·es de l’UCLouvain, autour d’un court métrage résultant du projet. Les séminaires seront organisés par Sophie Thunus (IRSS-CIRTES), Florence Degavre (CIRTES) et Annalisa Casini (CIRTES).

Crédit photo : Sophie Thunus

 

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(1) Compte-rendu d’observation, recherche « Parcours.Bruxelles » (Walker & Thunus 2019).
(2) Pour plus d’informations, le guide de lieux de liens est disponible ici : https://lbsm.be/secteur-sante-mentale/actualites/guide-des-lieux-de-liens-en-region-de-bruxelles-capitale.html?lang=fr
(3) WALKER C., NICAISE P., THUNUS S. 2019. Parcours.Bruxelles : Evaluation qualitative du système de la santé mentale et des parcours des usagers dans le cadre de la réforme Psy 107 en Région de Bruxelles-Capitale. Observatoire de la Santé et du Social.
(4) L’équipe cinématographique est en outre composée de Tristan Galand, Mathilde Blanc et Hélène Motteau, chef·fe·s opérateur·ices et Edith Herrogods et Hélène Clerc-Denisot, ingénieures du son.

Publié le 09 février 2024