L’imaginaire démocratique des élu·es et des gouvernant·es à ­­l’épreuve ­­d’une citoyenneté politique augmentée

BAILLY Jessy, « L’imaginaire démocratique des élu·es et des gouvernant·es à ­­l’épreuve ­­d’une citoyenneté politique augmentée », Participations, 2023/3 (N° 37), p. 153-182. URL : https://www.cairn.info/revue-participations-2023-3-page-153.htm

 

Introduction

La littérature sur ­­l’insatisfaction citoyenne croissante à ­­l’égard de la démocratie est dense, mais donne lieu à des interprétations diverses. Par exemple, la théorie des « citoyens critiques » (Norris, 1999) ou « assertifs » (Dalton, Welzel, 2014), qui a été réactualisée dans des textes récents (Bailly, 2022a ; Font, Ganuza, 2018 ; Funes, Ganuza, Garcia, 2020), nuance les travaux sur la démocratie furtive (Hibbing, ­­Theiss-­­Morse, 2002). Par ailleurs, des études ont été menées sur les imaginaires démocratiques des citoyen·nes : quantitatives (voir notamment Gherghina, Geissel, 2017) ou plus qualitatives (Bedock, Panel, 2017 pour la France ; Talukder, Bedock, Rangoni, 2022 pour la Belgique). Cet agenda de recherche vise à comprendre ­­l’imaginaire démocratique des citoyen·nes, ­­c’est-à-dire les manières dont ils et elles envisagent de réformer et ­­d’améliorer ­­l’état actuel de la démocratie représentative.

Depuis quelques années, des travaux cherchent à saisir la perception ­­d’élu·es participationnistes ou non (Petit, 2020), de parlementaires (Close, 2020 ; Rangoni, Bedock, Talukder, 2021) ou de membres des exécutifs (Hendriks, ­­Lees-­­Marshment, 2019 ; Schiffino et al., 2019) sur les dispositifs de participation citoyenne émergents. Cette littérature sur les modes de réception par les élu·es ou les exécutifs de ­­l’évolution du régime représentatif montre bien que la question divise les titulaires ­­d’une position exécutive, législative ou élective (Niessen et al., 2019).

À partir ­­d’une recherche initiale portant sur des groupes militants en France, en Espagne et en Belgique, les collectifs ­­d’audit citoyen de la dette (Bailly, 2022a), on ­­s’est intéressé à la manière dont leurs interlocuteurs et interlocutrices au sein des institutions locales réagissaient aux tentatives ­­d’imposition ­­d’une citoyenneté politique augmentée en dehors des dispositifs légaux existants (possibilité ­­d’interpellation citoyenne en conseil communal/municipal ou dans les dispositifs participatifs existants). En effet, ces collectifs, qui sont nés dans le contexte de la crise des dettes publiques en Europe au début des années 2010, se sont mobilisés dans plusieurs pays européens afin de critiquer la manière dont ­­l’argent public avait été dépensé dans la gestion de cette crise par les pouvoirs publics. Ces groupes militants ont aussi revendiqué un contrôle citoyen sur ­­l’action des édiles afin de ­­s’assurer de leur respect de la mission sociale attachée aux pouvoirs publics lors de la (co)production de ­­l’action publique locale. Ils donnent ainsi à voir des formes de critique à ­­l’égard de la démocratie représentative peu visibles dans la littérature (Guasti, Rezende de Almeida, 2019 ; Sintomer, 2013). En partant de ­­l’imaginaire démocratique de ces militant·es, qui revendiquent la densification des interactions entre gouvernant·es et gouverné·es afin de permettre aux citoyen·nes de leur demander des comptes (de stimuler leur réactivité, Pitkin, 2013) en dehors des moments électoraux (Mansbridge, 2009), on souhaite montrer ­­qu’il ­­n’est pas évident pour les titulaires de postes politiques et administratifs ­­d’accepter ­­l’extension des prérogatives politiques des citoyen·nes, que ce soit en France, en Espagne ou en Belgique. On repérera les variations dans les jugements selon les positions (et positionnements politiques) des personnes enquêtées.

Par rapport aux études existantes, ­­l’article ne se positionne pas sur les rapports des décideurs, décideuses ou élu·es aux dispositifs de participation institutionnelle, mais sur des formes de « participation ascendante » (Petit, 2020). Autrement dit, on ­­s’interroge sur leur réception des pratiques citoyennes qui les ciblent. On étudie comment ils et elles perçoivent des comportements politiques de la part de leurs administré·es qui ne recoupent pas les formes institutionnelles de participation citoyenne.

De plus, ­­l’originalité de ­­l’article réside dans le fait ­­qu’il ­­s’agit ­­d’interroger ces décideurs et décideuses et ces élu·es sur des entreprises citoyennes localisées ­­qu’ils et elles identifient. En cela, il ne ­­s’agit pas seulement de recueillir leurs perceptions à partir de thématiques exclusivement abstraites (Close, 2020 ; Hendriks, ­­Lees-­­Marshment, 2019 ; Schiffino et al., 2019), mais de saisir leurs perceptions à partir de configurations politiques concrètes.

On se demandera alors quelle est la perception des décisionnaires et des élu·es, dont la légitimité tient à leurs compétences techniques, au suffrage ou à leur inscription dans un champ partisan, quant aux tentatives de remise en cause de leurs territoires politiques. Afin de répondre à ces interrogations sur ­­l’imaginaire démocratique des décideurs et décideuses et des élu·es, il ­­s’agit ­­d’abord de présenter la démarche des groupements citoyens et militants revendiquant ­­l’élargissement des prérogatives politiques des citoyen·nes. On présentera ensuite ­­l’enquête et les modalités ­­d’analyse des paroles de décisionnaires et ­­d’élu·es à ­­l’égard de ces citoyen·nes, avant ­­d’analyser les principales catégories de jugement des décideurs et décideuses de ­­l’enquête, ­­d’une part à ­­l’égard des citoyen·nes ordinaires, ­­d’autre part à ­­l’égard des groupements militants étudiés. On cherchera à rendre compte des jugements et positionnements différenciés, mais souvent stigmatisants, des décisionnaires et élu·es quant au phénomène de citoyenneté politique augmentée.

Publié le 30 avril 2024