C.J.U.E., 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Slovénie, C-578/16 (PPU)

Louvain-La-Neuve

Par un arrêt du 16 février 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne poursuit un raisonnement initié dans ses arrêts KARIM et GEZELBASH sur les exigences d’examen du risque de violation de l’article 4 CFDUE lors d’un transfert Dublin, même en l’absence de défaillances systémiques dans le pays responsable. Lorsque le transfert du demandeur d’asile, dont l’état de santé du demandeur d’asile est particulièrement grave, pourrait avoir des conséquences pourraient être irréversibles, les autorités doivent tenir compte de tous les éléments médicaux à la cause et écarter ce doute d’un risque lié au transfert lui-même, y compris sur un plan psychique. Pour cela, elles doivent prendre des précautions suffisantes, sous le contrôle du juge national. À défaut de précautions suffisantes, l’Etat requérant peut être amené à en suspendre l’exécution, même s’il n’est pas tenu de mettre en œuvre la clause discrétionnaire. La Cour souligne que si le transfert est exécuté, l’État requérant est seul responsable des conséquences qui pourraient en découler. En tout état de cause, passé le délai de six mois sans transfert, il sera responsable de la demande d’asile.

Règlement n°604/2013 dit « Dublin III » (RD III) – Articles 3, § 2, et 17, § 1er, RD III – Article 4 Charte des droits fondamentaux de l’UE – Traitements inhumains ou dégradants – Transfert d’un demandeur d’asile gravement malade – Absences de raisons de croire à des défaillances systémiques avérées – Obligations d’examen et de garanties de l’État requérant (article 4 Charte).

A. Arrêt

Les requérants, Madame C.K. – ressortissante syrienne – et Monsieur H.F. – ressortissant égyptien, sont entrés sur le territoire de l’Union européenne (UE) sous couvert d’un visa délivré par les autorités croates. Ils se sont ensuite rendus en Slovénie, alors que la requérante était enceinte, où ils ont déposé une demande d’asile. La Slovénie a sollicité une reprise en charge du couple de demandeurs d’asile à la Croatie qui a accepté sur le fondement du Règlement Dublin III (RDIII). La procédure a été interrompue jusqu’à la naissance de l’enfant. Le 20 janvier 2016, des décisions de transfert vers la Croatie ont été prises. Le Tribunal administratif a annulé cette décision, enjoignant les autorités compétentes d’obtenir de la Croatie l’assurance que la famille aurait accès aux soins médicaux adéquats. La Croatie a répondu le 7 avril 2016, assurant que la famille bénéficierait d’un hébergement, des soins adéquats et des traitements médicaux nécessaires. Le 5 mai 2016, une nouvelle décision de transfert a été prise.

Dans le cadre du recours contre cette décision, les requérants ont sollicité que la juridiction pose une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’UE (C.J.U.E.). Au fond, ils ont fait valoir essentiellement les problèmes de santé de la requérante -notamment des problèmes d’ordre psychiatrique (dépression post-partum et tendances suicidaires périodiques). Le Tribunal administratif a annulé les décisions de transfert, le 1er juin 2016. Les autorités slovènes ont interjeté appel du jugement et la Cour suprême a réformé l’arrêt jugeant que la situation de l’accueil et des soins en Slovénie ne permettait pas de retenir de « doutes sérieux de croire à des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile » (art. 3, § 2, RDIII).

Une plainte a été déposée par les requérants à la Cour Constitutionnelle slovène qui par décision du 28 septembre 2016, a jugé que s’il n’était pas avéré qu’il existe, en Croatie, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, § 2, du règlement Dublin III, il ne s’agit pas du seul motif pour les requérants permettant de démontrer que le transfert les exposerait à un risque réel de traitements inhumains ou dégradants. Il revient aux autorités d’examiner toutes les circonstances importantes dans le respect du principe de non refoulement et de l’interdiction de l’article 3 CEDH, y compris l’état de santé des intéressés.

Les requérants ont allégué qu’un nouveau déplacement de Mme C.K. aurait une incidence défavorable sur son état de santé, avis médicaux à l’appui. Or, la Cour suprême n’en a tenu compte que dans le cadre de l’appréciation de la situation en Croatie. Elle aurait également dû vérifier si le transfert, pris en lui-même, serait compatible avec l’article 3 de la CEDH. La Cour Constitutionnelle interroge la C.J.U.E. (PPU) sur plusieurs questions résumées comme suit : d’une part, l’application de la clause discrétionnaire de l’article 17 du RDIII relève-t-elle du seul droit national ? ; d’autre part, le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, qui engendre un risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé, constitue-t-il un traitement inhumain et dégradant (article 4 CFDUE) ? Dans l’affirmative, la clause discrétionnaire doit-elle être obligatoirement déclenchée par l’État requérant ?

La C.J.U.E. répond en deux temps. D’une part, l’article 17, § 1er, RDIII ne relève pas du seul droit national, comme déjà jugé dans son arrêt N.S. D’autre part, l’article 4 CFDUE doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État responsable, le transfert ne peut être opéré que si tout risque réel et avéré de traitements inhumains ou dégradants est exclu. Le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, qui engendre un risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, constitue un traitement inhumain et dégradant. Les autorités de l’État requérant et ses juridictions sont tenues d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact de l’exécution du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en s’assurant des conditions l’entourant. Dans le cas d’une affection particulièrement grave, il leur incombe de suspendre l’exécution du transfert aussi longtemps que nécessaire et, cas échéant, de choisir d’examiner la demande d’asile de l’intéressé. L’État n’est pas obligé de faire usage de la « clause discrétionnaire » (art. 17, § 1er, RDIII), mais il sera seul responsable des risques engendrés par l’exécution du transfert.

B. Éclairage

La C.J.U.E. rend un nouvel arrêt en matière de transfert Dublin et apporte des précisions importantes sur la nature de l’examen à la charge de l’État requérant avant transfert. La C.J.U.E. semble ici reprendre le fil du dialogue avec la Cour eur. D.H. sur le risque en cas de transfert Dublin.

D’emblée, et en réponse à la première question, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que lorsque l’État fait usage de la « clause de souveraineté » (art. 3, § 2, du Règlement Dublin II), il met en œuvre le droit de l’UE (C.J.U.E., N.S., 21 décembre 2011, C-411/10 et 493/10). Elle considère que les termes de la « clause discrétionnaire » de l’article 17, § 1er, RDIII coïncident avec l’ancienne « clause de souveraineté ». L’interprétation donnée dans l’arrêt N.S. est transposable en l’espèce. La clause de l’article 17, § 1er, RDIII ne relève pas exclusivement du droit national.

Ensuite, la Cour apporte des précisions importantes quant à l’examen que l’État requérant doit mener avant un transfert Dublin, au terme d’un raisonnement que l’on peut rapprocher de celui de la Cour eur. D.H. sur le risque de violation de l’article 3 CEDH.

- En premier lieu, même sans « raisons de croire à des défaillances systémiques » dans le pays responsable, les autorités compétentes -y compris les juridictions- sont tenues d’écarter tout risque réel et avéré de traitements inhumains ou dégradants contraires à l’article 4 CDFUE.

Les autorités nationales doivent tenir compte de tous les éléments importants à la cause pour ne pas contrevenir aux droits fondamentaux qui sont en jeu. La Cour se fonde sur « une jurisprudence constante » selon laquelle les règles du droit dérivé – dont le RDIII – doivent être interprétées et appliquées dans le respect des droits fondamentaux garantis par la Charte (CDFUE). Elle rappelle « l’importance fondamentale », le « caractère absolu » de l’interdiction de l’article 4 CDFUE.

Dans l’arrêt N.S., la Cour avait jugé que le transfert Dublin d’un demandeur pouvait être incompatible avec cette disposition, « s’il y a lieu de craindre sérieusement qu’il existe des défaillances systémiques » dans le pays responsable. Le législateur européen a ensuite transposé cette jurisprudence dans l’article 3, § 2, RDIII, en ajoutant qu’en pareil cas l’État ne doit pas transférer le demandeur d’asile. L’État poursuit la hiérarchie des critères afin de déterminer si un autre État est responsable.

Dans ses arrêts Karim et Gezelbash[1], la Cour s’appuyait sur l’évolution des droits et garanties introduite par la réforme du Règlement Dublin en faveur du demandeur d’asile pour dire que, même en l’absence de défaillances systémiques, l’application des critères peut être contestée devant le juge national. Le législateur européen a aussi précisé que les États sont liés par la jurisprudence de la Cour eur. D.H. et par l’article 4 CFDUE (considérants n°32 et 39 RDIII).

En l’espèce, la Cour rappelle que l’interdiction de l’article 4 CFDUE « correspond à celle énoncée à l’article 3 CEDH », son sens et sa portée sont « les mêmes  que ceux que lui confère cette convention » (pt 67). Partant, le transfert Dublin d’un demandeur d’asile ne peut être opéré que sous réserve d’écarter tout risque réel d’une violation de l’article 4 CFDUE et 3 CEDH (pt 65). Elle fait une référence expresse à la toute récente jurisprudence de la Cour eur. D.H. selon laquelle la souffrance due à la maladie peut relever de l’article 3 CEDH : si elle atteint le seuil minimum de gravité requis et si elle risque d’être exacerbée par un traitement dont les autorités seraient responsables comme la détention ou l’expulsion (Cour eur. D.H., 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, §§ 174 et 175). Ensuite, tout en constatant que la situation d’espèce n’est pas comparable à celle de l’arrêt N.S. (risque de défaillances systémiques), la Cour juge que cela ne permet pas d’exclure le risque réel de traitement inhumain et dégradant, écartant en cela la position de la Commission européenne[2] (pt 73).

La Cour eur. D.H., dans son arrêt Tarakhel, avait aussi indiqué expressément, que même en l’absence de « défaillances systémiques », l’État n’est pas exempt de l’examen du doute sérieux de violation de l’article 3 CEDH et qu’il doit sursoir au transfert en cas de risque avéré[3]. La Cour eur. D.H. s’était aussi fondée sur le caractère absolu de l’interdiction de mauvais traitements ou traitements inhumains et dégradants. Le seuil de gravité de l’article 3 CEDH peut être atteint lors d’un transfert Dublin, même sans « défaillances systémiques », dès lors que des doutes sérieux existent quant aux capacités d’accueil du pays responsable.

è Au sens des jurisprudences européennes, l’État requérant doit procéder à un examen précis et individuel du risque de violation de l’article 3 CEDH et 4 CFDUE que pourrait entraîner l’exécution du transfert Dublin, y compris sans difficulté particulière dans l’État responsable.

- En second lieu, la Cour précise que les États doivent éliminer tout risque d’impact sur l’état de santé du demandeur d’asile, qui serait lié au transfert lui-même, en prenant les précautions nécessaires dans les modalités de ce transfert, voire en le suspendant si nécessaire.

La Cour dépasse son raisonnement de l’arrêt N.S. sur l’examen du risque à la lumière de la situation rencontrée dans le pays responsable (Grèce). Indépendamment de la qualité de l’accueil et des soins disponibles dans ce pays, le transfert d’un demandeur d’asile dont l’état de santé est particulièrement grave peut entraîner, en soi, un risque de violation de l’article 4 CDFUE. Dans le cas où il « entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens dudit article ».

Par conséquent, les attestations médicales sur la gravité de l’état de santé et sur les conséquences « significatives et irrémédiables » doivent être examinées par l’autorité compétente au moment d’apprécier le risque et, pour la juridiction, au moment de contrôler la légalité du transfert « dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement » prohibé par l’article 4 CFDUE. Il est intéressant de souligner que la Cour considère que le contrôle du juge national porte aussi sur le risque lié à l’exécution du transfert, ainsi que sur l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient du transfert lui-même, y compris sur le plan psychique (pt 76).

Ensuite, la Cour donne les grandes lignes du contenu de l’examen à la charge des autorités pour écarter ce doute. D’abord, l’État requérant doit vérifier que l’état de santé pourra être sauvegardé en prenant les précautions nécessaires et envisagées par le RDIII (notamment articles 31 et 32 RDIII). Si la juridiction estime que les précautions sont suffisantes, elle devra prendre les mesures nécessaires pour s’assurer de leur mise en œuvre par l’État. Si ces précautions ne suffisent pas, il incombe aux autorités de suspendre l’exécution du transfert, aussi longtemps que son état de santé le requiert. Ensuite, en cas d’absence d’amélioration ou si la durée de la suspension peut aussi peser sur l’état de santé, l’État pourrait choisir de faire usage de la « clause discrétionnaire ». En tout état de cause, passé le délai de six mois prévu pour le transfert (art. 29, § 1er, RDIII), la responsabilité de l’examen de la demande d’asile serait transférée à l’État requérant.

La Cour précise, expressément, que son interprétation respecte le principe de confiance mutuelle dès lors qu’elle a pour objet d’assurer que de telles situations exceptionnelles soient dûment prises en compte par les États membres. Elle précise même que l’État requérant – qui n’est pas obligé de mettre en œuvre la « clause discrétionnaire » (voir supra) – serait seul responsable du traitement contraire que subirait l’intéressé en cas de transfert (pt 95).

è L ’État requérant, sous le contrôle du juge national, doit écarter tout risque lié à l’exécution du transfert Dublin et prendre des mesures particulières lorsque celle-ci pourrait avoir un impact sur l’état de santé défaillant du demandeur d’asile. Le cas échéant, il peut suspendre l’exécution du transfert, seul responsable des conséquences d’un maintien.

Conclusion : La C.J.U.E., depuis ses arrêts Karim et Gezelbash, rappelle que le législateur de l’UE ne s’est pas limité à instituer uniquement des règles interétatiques de détermination de l’État responsable dans le RDIII. La garantie d’un droit au recours effectif contre la décision de transfert prise à l’issue de la procédure en est la démonstration. En l’espèce, l’accent est mis sur l’obligation pour les États d’écarter tout doute sérieux de mauvais traitement pour le demandeur d’asile gravement malade sous procédure Dublin, y compris ceux liés à l’exécution du transfert lui-même. Si la Cour semble qualifier l’espèce de « situation exceptionnelle », il n’en demeure pas moins que la logique retenue est à rapprocher de celle de la Cour eur. D.H. Les droits fondamentaux du demandeur d’asile sont mis au centre du processus Dublin. Même en l’absence de difficultés particulières dans le pays responsable, les autorités doivent tenir compte de tous les éléments médicaux à la cause et écarter tout doute d’un risque qui pourrait être lié au transfert, y compris sur un plan psychique. Pour cela, elles doivent mettre en place des précautions suffisantes, sous le contrôle du juge national. À défaut, l’État requérant pourrait être amené à suspendre l’exécution du transfert. Il n’est pas tenu de mettre en œuvre la clause discrétionnaire, toutefois il est seul responsable des conséquences liées à l’exécution du transfert. Passé le délai de six mois sans transfert, l’État requérant sera responsable de la demande d’asile. L’étendue du contrôle du juge national, rouage essentiel du respect des droits fondamentaux du demandeur d’asile sous procédure Dublin, est de nouveau clarifiée. Il porte aussi sur les conditions de l’exécution du transfert Dublin et ses conséquences sur la situation personnelle du demandeur, en l’espèce gravement malade.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt :

C.J.U.E. (G.C.), 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Slovénie, C-578/16 (PPU).

Pour citer cette note : E. Neraudau, « Les obligations de l’État requérant avant transfert Dublin d’un demandeur d’asile gravement malade (absence de défaillances systémiques) : un écho à la jurisprudence de la Cour eur. D.H. », Newsletter EDEM, février 2017.

 

[1] E. NERAUDAU, « Recours effectif et transfert Dublin : une clarification essentielle de la CJUE quant à l’étendue du contrôle du juge national sur la conformité des transferts Dublin », Newsletter EDEM, juin 2016 (disponible sur www.uclouvain.be/458114.html).

[2] « Dans ce contexte, l’argument de la Commission selon lequel il découlerait de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III que seule l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable serait susceptible d’affecter l’obligation de transfert d’un demandeur d’asile vers cet État membre n’est pas fondé » (pt 91 de l’arrêt commenté, nous soulignons).

[3] « L’origine du risque encouru ne modifie en rien le niveau de protection garanti par la Convention et les obligations que celle-ci impose à l’État auteur de la mesure de renvoi. Elle ne dispense pas cet État d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré. La Cour note d’ailleurs que cette approche a été suivie par la Cour suprême du Royaume-Uni dans son arrêt du 19 février 2014 (paragraphe 52 ci-dessus) » (Cour eur. D.H., Tarakhel, précité, § 104).

Publié le 07 juin 2017