Cass., 2e ch., 10 juin 2015, n° P.15.0716.F/2

Louvain-La-Neuve

Cour de cassation et contrôle de la détention : en finir avec l’opposition indue entre légalité et opportunité.

Les juridictions d’instruction doivent se limiter à un contrôle de légalité, excluant l’opportunité. L’analyse de la proportionnalité appartient à l’opportunité. La séparation des pouvoirs implique la même réserve.

Art. 72 et 74, § 1er, 1° de la loi du 15 décembre 1980 – Contrôle de la détention Légalité Exclusion de la proportionnalité Art. 237 du Code pénal Séparation des pouvoirs.

A. Arrêt

La Cour de cassation casse un arrêt de la Chambre des mises en accusation de Bruxelles du 8 mai 2015.

L’arrêt du 8 mai 2015 concernait un ressortissant congolais privé de liberté le 13 avril 2015 lors de son arrivée en Belgique en provenance d’Istanbul. La Chambre des mises confirme l’ordonnance de remise en liberté qui avait souligné la disproportion de la décision privative de liberté avec l’éventuelle situation d’illégalité de l’intéressé. La particularité de la situation de l’intéressé est qu’il était arrivé sur le territoire belge le 9 janvier 2015 muni d’un passeport national revêtu d’un visa court séjour valable 90 jours jusqu’au 23 décembre 2015. Il avait séjourné en Belgique jusqu’au 10 avril 2015 avant de quitter la Belgique vers la Turquie et de revenir en provenance d’Istanbul. Il avait pu penser qu’il jouissait toujours du droit d’entrer légalement en Belgique.

La Chambre des mises rappelle qu’elle doit se borner à vérifier la légalité de la détention sans pouvoir juger de la proportionnalité. La légalité comporte un contrôle à la fois externe et interne. Au titre de la légalité, elle examine le caractère disproportionné de la décision privative de liberté dès lors qu’il ressort du dossier administratif du requérant et de son attitude générale une volonté de respecter les règles en matière de droit de séjour. Au moment où il arrive sur le territoire belge le 13 avril 2015, il est titulaire d’un visa l’autorisant à séjourner sur le territoire, même si celui-ci a déjà été « consommé » par son premier séjour. Il est sous-entendu que le fait que le requérant ait pu se méprendre quant aux règles applicables au visa court séjour est une simple erreur, de sorte qu’il est disproportionné de sanctionner cette erreur par une mesure privative de liberté.

Le pourvoi en cassation se fonde sur un premier moyen pris de la violation des articles 3, alinéa 1er, 2°, 72 et 74/5, §1er, 1° de la loi du 15 décembre 1980. L’article 72 limite le contrôle des juridictions d’instruction à la légalité, sans qu’elles puissent se prononcer sur l’opportunité. La Cour de cassation souligne que : « Le contrôle de légalité porte sur la validité formelle de l’acte, notamment quant à l’existence de sa motivation et au point de vue de sa conformité tant aux règles de droit international ayant des effets directs dans l’ordre interne, qu’à la loi du 15 décembre 1980 ». Il implique notamment une vérification de la réalité et de l’exactitude des faits invoqués par l’autorité administrative et permet de sanctionner une éventuelle erreur manifeste d’appréciation ou de fait.

La Cour de cassation ajoute que l’article 237 alinéa 3 du Code pénal ainsi que le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs interdisent à la juridiction d’instruction de censurer la mesure « au point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de  son efficacité ».

La Cour de cassation reproche à la Cour d’appel d’avoir jugé que la mesure de rétention était disproportionnée eu égard à l’attitude du requérant et à son parcours administratif.

B. Éclairage

L’arrêt de la Cour de cassation commenté procède d’une interprétation erronément restrictive de la mission de contrôle de la Chambre du Conseil, mais surtout d’une lecture qui contredit le droit de l’Union ainsi que le droit belge le transposant. Le contenu de ce dernier, s’il devait y avoir le moindre doute, doit être interprété en fonction du prescrit du droit de l’Union qui prime. La rédaction malheureuse de l’article 72 de la loi organique ne peut éluder le contrôle prescrit par la directive retour.

En se fondant sur la dichotomie bien mal aisée à appliquer entre la légalité et l’opportunité, la Cour de cassation réduit le contrôle de la Chambre du Conseil à un contrôle exclusivement formel.

1. Contrariété au droit interne

L’article 74/5, §1er, invoqué devant la Cour de cassation précise que l’étranger « peut être maintenu dans un lieu déterminé situé aux frontières en attendant l’autorisation d’entrer dans le Royaume ou son refoulement » (nous soulignons). L’usage du verbe « pouvoir » par l’article 74/5 qui vise une des hypothèses de détention est commun aux dispositions qui prévoient la détention comme modalité d’exécution des mesures d’éloignement et de refoulement suite au contrôle de l’entrée sur le territoire. Il signifie à l’évidence que l’autorité administrative dispose d’un pouvoir d’appréciation. L’obligation de motivation adéquate renforce l’obligation de l’Etat d’indiquer les raisons pour lesquelles il décide de choisir cette option.

Ces textes exigent déjà un contrôle de proportionnalité ;  à défaut, le verbe pouvoir n’aurait aucun sens. En effet, la liberté est le principe et la privation de liberté l’exception en droit constitutionnel belge et au regard de l’article 5 C.E.D.H. Il faut donc exposer en quoi la privation de liberté se justifie.

La question est de savoir si le juge peut se mêler de cette analyse ou si elle revient au seul pouvoir exécutif. L’article 72 répond à la question en demandant au juge d’effectuer un contrôle de légalité. La légalité inclut a fortiori le respect des termes de la loi du 15 décembre 1980, qui utilise le verbe « pouvoir ».  Le contrôle de proportionnalité participe de celui de la légalité et ne se confond pas avec l’opportunité.

Reste alors à savoir ce que pourrait recouvrir l’opportunité…  Ce terme s’avère inadapté et prête à confusion s’agissant du contrôle de la détention dès lors que l’on adopte une lecture intègre de la légalité. Cette difficulté plaide en faveur de sa suppression. Le danger, en le conservant, est que les juges cèdent à la tentation de lui donner un contenu, risquant ainsi d’empiéter à leur tour sur la légalité. La hiérarchie entre le principe qu’est la liberté et l’exception qu’est la détention exclut évidemment que pour donner du sens à l’opportunité, l’on ampute la légalité du contrôle de la proportionnalité.

S’il devait subsister un doute, le droit européen suffit à le lever.

2. Violation du droit européen

La directive 2008/115/CE dite « retour » établit des normes et procédures communes applicables à l‘éloignement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier dans les Etats membres de l’Union. Elle régit l’éloignement, encadre le placement en rétention conçu comme une mesure de dernier ressort, et met en place des garanties procédurales. La Belgique a transposé ce texte tardivement en droit interne par une loi du 19 janvier 2012.

S’il y a dans la directive retour obligation pour les Etats d’organiser le retour des étrangers en situation illégale (art. 6), il n’y a pas obligation de priver de liberté. Au contraire, il s’agit de la forme la plus contraignante de mesure coercitive, ne devant être utilisée qu’en dernier recours.

La directive confirme la nécessite d’une analyse de la proportionnalité du recours à la rétention. L’article 15 conditionne la rétention de ressortissants de pays tiers à une analyse de subsidiarité. La rétention ne peut être envisagée que si aucune autre mesure suffisante, mais moins coercitive, ne pourrait efficacement être adoptée. La Cour de justice de l’Union Européenne a insisté sur ce contrôle de subsidiarité notamment dans l’arrêt El Dridi :

« l’ordre de déroulement des étapes de la procédure de retour établie par la directive 2008/115 correspond à une gradation des mesures à prendre en vue de l’exécution de la décision de retour, gradation allant de la mesure qui laisse le plus de liberté à l’intéressé, à savoir l’octroi d’un délai pour son départ volontaire, à des mesures qui restreignent le plus celle-ci, à savoir la rétention dans un centre spécialisé, le respect du principe de proportionnalité devant être assuré au cours de toutes ces étapes »[1]

 Cet arrêt insiste également sur le fait que les Etats ne sont pas autorisés à adopter des mesures plus restrictives (§§ 32 et 33).

Cette subsidiarité se situe dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme quant à la mise en œuvre de l’article 5 de la loi du 15 décembre 1980.

La Directive Retour exige qu’un contrôle juridictionnel de la légalité de la privation de liberté soit organisé. La légalité s’entend au sens de la directive. Le juge belge, tenu par la directive, est tenu de l’effectuer. Il ne peut se retrancher derrière l’article 72 pour échapper au contrôle prescrit par l’article 15 de la directive.

Dès l’entrée en vigueur de la directive, la jurisprudence belge se montre hésitante, soufflant le chaud et le froid.  Par un arrêt du 27 juin 2012 portant le n°P.12.1028.F, la Cour de cassation considère, en ce qui concerne l’article 7 alinéa 3 de la loi du 15 décembre 1980, qu’il « prescrit de ne prendre cette mesure [de détention] qu’à défaut de pouvoir en appliquer efficacement d’autres, moins coercitives mais suffisantes pour reconduire l’étranger à la frontière ». L’arrêt précise que la condition de subsidiarité doit être vérifiée. Cette clarification intervient deux mois après un arrêt en sens inverse du 16 mai 2012 portant le n°P.12.0749.F/4. La Cour de cassation se plaçait alors en contradiction nette avec le droit européen jugeant qu’« aucune disposition ne lui [l’Office des étrangers ndla] impose d’exposer en outre les raisons pour lesquelles il considère qu’une mesure moins contraignante serait inapte à rencontrer cet objectif ». Le 20 novembre 2013, par un arrêt P.13.1735.F, la Cour de cassation a jugé que les juges d’appel avaient pu considérer que la mesure litigieuse ne méconnaissait pas le principe de subsidiarité, en se fondant sur une motivation plus casuistique.

Cette jurisprudence en ordre dispersé de la Cour de cassation reste en défaut de fixer des balises claires pour les Chambres des mises en accusation.

Le présent arrêt ne fait pas mention du droit européen qui est totalement passé sous silence. La Chambre des mises en accusation ne le faisait pas davantage mais, en analysant la proportionnalité,  elle s’inscrivait dans le cadre de la directive retour. En tout état de cause, le droit de l’Union a été transposé en droit interne, de sorte qu’aucune référence explicite n’était requise. Peut-être une référence expresse aurait-elle évité à la Cour de Cassation de statuer de la sorte. Ceci étant, comme en témoigne la jurisprudence citée ci-avant, le droit de l’Union est aujourd’hui bien connu de la Cour de cassation.

Quant à l’article 237 du Code pénal qui interdit à la juridiction d’instruction de censurer la mesure du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité, il ne peut dispenser le juge belge de procéder au contrôle requis par le droit de l’Union. Soit l’on estime que l’article 237 interdit le contrôle de la proportionnalité, auquel cas il doit être écarté en ce qu’il viole le droit de l’Union. Soit, il est jugé que le contrôle de proportionnalité et de subsidiarité relève de la légalité et non de l’opportunité. Nous plaidons en faveur de la première option qui a le mérite de la clarté. En effet, au regard de la directive retour, le mérite, la pertinence et l’efficacité d’une mesure sont nécessaires pour assurer sa légalité.

L’arrêt Mahdi de la CJUE est on ne peut plus clair. La Cour répond à la question de savoir si le juge peut statuer sur le fond et exercer un contrôle de plein contentieux, lui permettant de substituer à la rétention une mesure moins coercitive en se fondant « sur les faits et les preuves produits par l’autorité administrative l’ayant saisie ainsi que sur les observations éventuellement présentées par ledit ressortissant » (§ 53). La Cour rappelle que « l’article 15 de la directive 2008/115 est inconditionnel et suffisamment précis pour ne pas nécessiter d’autres éléments particuliers pour permettre sa mise en œuvre par les États membres » (§ 54). La Cour concède que l’article 15 ne précise pas la nature du contrôle juridictionnel (§ 57). Celui-ci doit naturellement intégrer les conditions et principes figurant à l’article 15 : existence d’une perspective raisonnable d’éloignement (§ 60) et subsidiarité, au regard notamment du risque de fuite et de la collaboration (§ 61). Il s’en suit que le juge requis doit prendre en compte tous les éléments de fait et de droit :

« Lorsque la rétention initialement ordonnée ne se justifie plus au regard de ces exigences, l’autorité judiciaire compétente doit être en mesure de substituer sa propre décision à celle de l’autorité administrative ou, le cas échéant, à celle de l’autorité judiciaire ayant ordonné la rétention initiale et de statuer sur la possibilité d’ordonner une mesure de substitution ou la remise en liberté du ressortissant concerné d’un pays tiers » (§ 62).

L’ampleur de ce contrôle implique même que le juge soit en mesure de :

« rechercher tout autre élément pertinent pour sa décision au cas où elle le jugerait nécessaire. Il s’ensuit que les pouvoirs détenus par l’autorité judiciaire dans le cadre d’un contrôle ne peuvent, en aucun cas, être circonscrits aux seuls éléments présentés par l’autorité administrative concernée ».

Insistant encore, la Cour juge que « toute autre interprétation de l’article 15 de la directive 2008/115 aurait pour effet de priver les paragraphes 4 et 6 de cet article de leur effet utile et viderait le contrôle judiciaire exigé à l’article 15, paragraphe 3, seconde phrase, de cette directive de son contenu, mettant ainsi en péril la réalisation des objectifs poursuivis par ladite directive » (§ 63).

Cette jurisprudence ne permet plus que le juge belge se retranche derrière l’article 237 du Code pénal pour ne procéder qu’à un contrôle marginal de la légalité formelle.

S’agissant de l’article 237 du Code pénal, Pierre d’Huart avait déjà eu l’occasion de souligner que, depuis la transposition de la Directive 2008/115/CE dans l’ordre juridique belge, plusieurs exigences de pertinence ou d’efficacité des mesures de détention sont intégrées dans la loi. Ainsi, l’obligation de recourir à des mesures alternatives, qui implique un examen de la proportionnalité de la privation de liberté, a été intégrée au contrôle de la légalité. L’exigence de perspectives raisonnables d’éloignement implique également un examen de la pertinence des mesures de privation de liberté. Pierre d’Huart en concluait que ces différents contrôles relevant de la compétence des juridictions d’instruction, incluent le contrôle du mérite, de la pertinence et de l’efficacité des décisions. D’ailleurs, indiquait-il encore, en cas de détention au-delà de six mois, l’autorité judiciaire doit substituer sa décision à celle de l’administration sans que cela ne constitue un excès de pouvoir ou une immixtion dans les matières attribuées aux autorités administratives au sens de l’article 237 du Code pénal. (Voir Pierre d’Huart, newsletter EDEM, octobre 2014 et Pierre d’Huart, newsletter EDEM février 2015).

L’arrêt de la Cour de cassation étonne dès lors que par un autre arrêt du 17 décembre 2014, la Cour de cassation s’était démarquée d’une conception restrictive du contrôle des juridictions d’instruction. Elle avait jugé que le contrôle de légalité inclut la vérification de ce que le risque de fuite a été apprécié eu égard à la situation actuelle du défendeur et aux circonstances de son contrôle (Cass., 2e Chambre, arrêt du 17 décembre 2014, n°P.14.1810/F).

Cet arrêt illustre une fois encore la nécessité de modifier l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980, qui limite le contrôle du juge à un contrôle de légalité à l’exclusion de l’opportunité, pour éviter qu’il ne continue à induire en erreur le juge quant à la portée du contrôle à effectuer. Il a déjà été démontré à de nombreuses reprises à quel point la distinction légalité – opportunité était anachronique face à l’exigence d’un contrôle de subsidiarité et de proportionnalité imposée par le droit de l’Union.

S.S.

C. Pour aller plus loin

L’arrêt de la Cour de cassation ici commenté :

Cass., 2e ch., 10 juin 2015, n° P.15.0716.F/2

L’arrêt de la Chambre des mises en accusation dont cassation :

Bruxelles (mis. acc.), 8 mai 2015, n° 2015/1502

Jurisprudence :

C.J.U.E., arrêt El Dridi du 28 avril 2011, ECLI:EU:C:2011:268

C.J.U.E., arrêt Mahdi du 5 juin 2014, ECLI:EU:C:2014:1320

Doctrine :

Voyez notamment l’étude CONTENTION synthétisant les exigences européennes et comparant les législations et jurisprudences des Etats membres : The Extent of Judicial Control of Pre-Removal Detention in the EU European. Synthesis Report of the Project CONTENTION, Philippe DE BRUYCKER (Ed.), Sergo MANANASHVILI et G. RENAUDIERE.

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « Cour de cassation et contrôle de la détention : en finir avec l’opposition indue entre opportunité et légalité », Newsletter EDEM, juin 2015.

 


[1] C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi, aff. C-61/11 PPU, Rec., 2011, p. I-3015, § 41 (notre emphase).

Publié le 13 juin 2017