Cour d’appel du Québec, 7 février 2024, Procureur général du Québec c. Kanyinda, 2024 QCCA 144

Louvain-La-Neuve

Différence de traitement entre le demandeur d’asile et le réfugié : occasion manquée par la Cour d’appel de se prononcer sur la discrimination fondée sur le statut migratoire en faveur de celle fondée sur le genre

Services de garde subventionnée – Discrimination fondée sur le statut migratoire – Discrimination fondée sur le sexe – Demandeur d’asile et réfugié.

Dans son arrêt du 7 février 2024, la Cour d’appel du Québec a notamment conclu que l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite constitue une discrimination fondée sur le « sexe » par effet préjudiciable pour les femmes demandeuses d’asile au Canada. Bien qu’il offre une analyse intéressante sur la discrimination fondée sur le genre, cet arrêt laisse un sentiment d’un rendez-vous manqué, car la Cour a évité de se prononcer sur l’existence d’une discrimination fondée sur le statut migratoire, alors que la nature de l’affaire l’imposait.

Benjamin Kagina Senga

A. Arrêt

1. Faits

La requérante est originaire de la République démocratique du Congo. Elle est arrivée au Canada en octobre 2018, accompagnée de ses trois enfants âgés respectivement de 5 ans, 4 ans et 2 ans. Dès son arrivée au Canada, elle a introduit une demande de protection internationale dont le délai de traitement a été anormalement long. Durant la période d’attente entre le dépôt de sa demande et la décision des autorités fédérales la reconnaissant réfugiée, la requérante obtient un permis de travail lui permettant d’occuper un emploi au Québec. Elle fait des démarches auprès de trois garderies afin de trouver une place subventionnée pour ses enfants. Elle s’y voit refuser l’accès au motif que l’accès à ces services est réservé aux réfugiés reconnus et non aux demandeurs d’asile.

La requérante dépose un recours en contrôle judiciaire dans lequel elle « invoque trois motifs de discrimination, soit le sexe, par effet préjudiciable, soit la citoyenneté soit encore le statut d’immigration, comme motif analogue » (§ 76 de l’arrêt commenté).

Sans qu’il soit nécessaire de revenir en détail ici sur le parcours judiciaire du dossier, retenons un argument développé en appel et qui retient notre attention : le juge de première instance a-t-il erré en concluant que l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite (ci-après « RCR ») ne portait pas atteinte au droit à l’égalité protégé par l’article 15 de la Charte canadienne ?

2. Décision de la Cour

La Cour d’appel (ci-après « la Cour ») rappelle que la requête « invoque trois motifs de discrimination, soit le sexe, par effet préjudiciable, soit la citoyenneté soit encore le statut d’immigration, comme motif analogue » (§ 76). Elle examine donc chacun de ces motifs pour conclure l’existence ou non de discrimination.

Sur le premier motif de discrimination basée sur le sexe ou le « genre », la requérante a soutenu que bien que « l’article 3 RCR ne vise pas directement les femmes, il a une incidence disproportionnée sur celles-ci. Il s’en suit qu’il est discriminatoire par effet préjudiciable puisque les femmes assument de façon disproportionnée, seules ou en couple, les obligations relatives à la garde et au soin des enfants » (§ 77). En réponse à cet argument, le Procureur général du Québec a soutenu que « la distinction générée par cette disposition n’est pas fondée sur le sexe, mais plutôt sur le statut d’immigration qui n’est pas un motif analogue au sens de l’article 15 de la Charte canadienne » (§ 77). Le Procureur ajoute que « si la Cour concluait que l’article 3 RCR porte atteinte à un droit protégé par l’article 15, cette atteinte est justifiée dans une société libre et démocratique » (§ 78).

La Cour conteste l’analyse du premier juge et estime que « l’article 3 RCR renforce et perpétue le désavantage historique vécu par les femmes qui souhaitent participer au marché du travail. La distinction qu’il crée en excluant les personnes demandant l’asile constitue une discrimination par effet préjudiciable fondée sur le sexe au sens de l’article 15 de la Charte canadienne » (§ 103). Sur la question de savoir si cette discrimination serait justifiée dans une société libre et démocratique conformément à l’article 1 de la Charte canadienne, la Cour conclut que « la proportionnalité entre les effets et l’objet de cette distinction n’est pas démontrée par le Procureur » (§ 115). Ainsi, les avantages de cette distinction ne sont pas proportionnels aux effets préjudiciables qu’elle cause aux femmes qui demandent l’asile.

Sur les deuxième et troisième motifs, ciblant les discriminations basées sur la citoyenneté et sur le statut d’immigration, la Cour estime ne pas devoir se prononcer vu sa conclusion sur le premier motif (§ 121). Le premier juge avait quant à lui refusé de reconnaître « le statut migratoire comme un motif analogue au sens de l’article 15 de la Charte canadienne parce qu’[il] ne revêt pas le caractère d’immuabilité requis » (§ 51). Sur la citoyenneté comme motif de discrimination, le juge de première instance a estimé que « la contribution réduite en vertu de l’article 3 RCR bénéficie [outre] aux citoyens canadiens, [… aussi] à sept autres catégories de personnes qui ne sont pas citoyens du Canada » (§ 51).

B. Éclairage

1. Occasion réussie de confirmer la jurisprudence sur les discriminations systémiques sur la base du sexe

En jugeant que l’article 3 RCR constituait une discrimination fondée sur le sexe[1], la Cour établit le lien entre l’accessibilité à la garderie pour les enfants, notamment pour les enfants des femmes demandeuses d’asile, et l’accès au marché du travail. Elle reconnaît que les difficultés d’accès à la garderie pour les enfants ont un impact sur l’accès des femmes en général et des femmes demandeuses d’asile en particulier au marché du travail (§ 103).

La Cour s’est référée aux critères établis par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada quant à la violation de l’article 15 de la Charte canadienne. L’arrêt Sharma a défini le cadre d’analyse en distinguant deux volets. Il faut que « la loi ou la mesure de l’État contestée : crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (1) ; impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (2) » (§ 28)[2]. L’arrêt Fraser rappelle l’« engagement profond à promouvoir l’égalité et à prévenir la discrimination contre les groupes défavorisés […]. Ainsi, pour prouver une violation prima facie du paragraphe 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi contestée ou l’acte de l’État [obéit à ces deux volets] » (§ 27).

Sur le premier volet, la demanderesse « a démontré que l’exclusion résultant de l’article 3 RCR crée ou contribue à un effet disproportionné sur le groupe de femmes demandant l’asile » (§ 89). « Le demandeur n’a pas à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée était la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné ; il lui suffit de démontrer que la loi était une cause ». En outre, comme l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Sharma, il convient d’examiner attentivement les preuves scientifiques et, si elles sont nouvelles, de ne les admettre que si elles ont un « fondement fiable » (§ 49). En l’espèce, la requérante s’est appuyée sur les études de la Dre Hanley qui énoncent « que des garderies à coûts abordables permettent d’augmenter l’accès des femmes au marché du travail » (§ 90). La Cour estime cette analyse fiable, et ce d’autant que les désavantages subis par les femmes qui souhaitent accéder au marché du travail ont été reconnus par la Cour suprême (§ 98). Le premier critère est satisfait.

En ce qui concerne le second volet d’analyse qui cherche à démontrer que l’article 3 du RCR « impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », la Cour note que « bien que les femmes qui demandent l’asile ne soient pas nommément exclues par l’article 3 RCR, ce dernier renforce, perpétue et accentue le désavantage subi par ces dernières, en tant que femmes, sur le marché du travail » (§ 102). La Cour conclut donc que « [l]a distinction que [l’article 3 RCR] crée en excluant les personnes demandant l’asile constitue donc une discrimination par effet préjudiciable fondée sur le sexe au sens de l’article 15 de la Charte canadienne » (§ 103) et que, partant, le second critère est rempli. 

2. Occasion manquée par la Cour d’appel de se prononcer sur la question de discrimination fondée sur le statut migratoire

La demanderesse soutenait également que l’article 3 RCR constitue une discrimination fondée sur le statut migratoire en ce sens qu’il introduit une distinction entre le demandeur d’asile et le réfugié dans la jouissance des services de garde subventionnée des enfants. La cour d’appel a esquivé cette question.

Pourtant, sur cette même question, le juge de première instance avait conclu que le statut migratoire ne revêt pas le caractère d’immuabilité requis pour être considéré comme un motif analogue. Pour arriver à cette conclusion, le juge de première instance s’est appuyé sur l’arrêt Miron, dans lequel, la Cour suprême du Canada a nuancé « la nécessité du caractère immuable d’un motif analogue ». À titre illustratif, le juge de première instance a cité la religion pour illustrer ce qu’il faut comprendre par la mutabilité, en concluant qu’à l’instar de la religion, le statut migratoire n’a pas non plus un caractère immuable, et de ce fait, il ne saurait rentrer dans la catégorie de motif analogue constitutif de la discrimination.

En cela, l’approche défendue par le premier juge se différencie de celle de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour européenne ») dans des affaires similaires. Sans pouvoir présenter ici cette jurisprudence de manière exhaustive, relevons que, dans l’arrêt BAH, la Cour européenne a noté que « la situation au regard du droit des étrangers est non pas une caractéristique inhérente à l’individu mais un statut conféré par la loi [ce qui] ne l’empêche pas de l’assimiler à “toute autre situation” au sens de l’article 14 »[3] (§ 46 ; idem dans Hode and Abdi, § 47). Dans l’arrêt M.T. et autres, la Cour européenne a conclu également que « le statut d’immigration équivaut à un [autre statut] au sens de l’article 14 de la Convention » (§ 96).

Dans la jurisprudence de la Cour européenne, la discrimination basée sur le statut migratoire se fonde sur la catégorie « toute autre situation » de l’article 14 de la Convention. La Cour d’appel du Canada aurait pu faire évoluer la jurisprudence dans le même sens au titre de « tout autre motif analogue ».

3. Conclusion

La décision sous commentaire de la Cour laisse un sentiment d’inachevé étant donné que la question centrale dans cette affaire était la distinction entre les demandeurs d’asile et les réfugiés dans l’accès aux services de garde subventionnée. La Cour a manqué une occasion précieuse de consolider la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur la question en réaffirmant qu’il y avait aussi, dans l’affaire commentée, une discrimination fondée sur le statut migratoire.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour d’appel du Québec, 7 février 2024, Procureur général du Québec c. Kanyinda, 2024 QCCA 144.

Jurisprudence :

Autres documents :

 

Pour citer cette note : B. Kagina Senga, « Différence de traitement entre le demandeur d’asile et le réfugié. Occasion manquée par la Cour d’appel de se prononcer sur la discrimination fondée sur le statut migratoire en faveur de celle fondée sur le genre », Cahiers de l’EDEM, mars 2024.

 

[1] Il faut signaler qu’en droit européen, l’expression consacrée est plutôt la discrimination fondée sur le genre et non sur le sexe comme c’est le cas en droit canadien (article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés).

[2] L’analyse à deux volets a également été rappelée dans d’autres arrêts de la Cour suprême, notamment dans l’arrêt R, mais aussi dans l’arrêt Première Nation de Kahkewistahaw.

[3] L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation » (nous soulignons).

Publié le 09 avril 2024