Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 12 février 2024, Ashago v. Minister of Home Affairs and Others, no 2024-002723

Louvain-La-Neuve

Le jeu des incriminations connexes liées à la répression de l’entrée irrégulière sur le territoire est-il conciliable avec le principe de non-refoulement ?

Détention de demandeur d’asile –  Principe de non-refoulement – Séjour illégal – Droit pénal – Lex specialis.

La Haute Cour d’Afrique du Sud confirme une application simultanée de deux régimes répressifs et restrictifs de liberté distincts à l’occasion de l’entrée irrégulière d’un demandeur de protection internationale. Celui-ci a utilisé une identité frauduleuse pour obtenir un rendez-vous à l’office d’accueil des réfugiés. Arrêté d’abord pour l’entrée illégale et le séjour illégal en Afrique du Sud sur la base de la loi sur l’immigration, cette charge est abandonnée lors du recours du requérant et est remplacée par la charge de fraude sur la base de la loi relative à la procédure pénale. La Cour ne désapprouve par ce changement de régime pour poursuivre la détention. Elle n’examine pas la législation relative aux réfugiés et considère que la détention n’empêche pas le requérant d’introduire sa demande de protection internationale.

Bertin Nalukoma Irenge

A. Arrêt

1. Les faits

Le requérant est un ressortissant éthiopien entré illégalement en Afrique du Sud. Il cherche à y demander asile. Il est, au moment de la décision sous examen, détenu au centre correctionnel de Leeuhof. Avant sa détention pour entrée et séjour illégaux le 10 novembre 2023, il avait tenté à plusieurs reprises, et sans succès, d’obtenir un permis de séjour temporaire pour demander l’asile. Le permis est délivré par le département des affaires intérieur (DHA) à la frontière. La procédure en Afrique du Sud prévoit la condition d’avoir ce permis avant de déposer une demande d’asile à l’office de l’accueil des réfugiés. Le requérant introduit alors une demande d’asile en ligne en utilisant un numéro de référence DHA appartenant à une autre personne. Il reçoit une invitation à se présenter à l’office d’accueil des réfugiés Desmond Tutu le 29 novembre 2023. Il a entretemps été arrêté le 10 novembre 2023 pour violation de la loi 13 de 2002 sur l’immigration[1], de sorte qu’il ne lui a pas été possible de se présenter à ce rendez-vous.

Après un premier recours urgent, il bénéficie d’une ordonnance du 26 janvier 2024 qui, notamment : (i) interdit de le détenir, de le poursuivre ou de l’expulser jusqu’à ce qu’il soit définitivement statué sur sa demande d’asile ; (ii) déclare sa détention illégale ; (iii) déclare que le requérant a le droit de rester légalement en Afrique du Sud durant le traitement de sa demande d’asile ; (iv) invite le requérant à présenter sa demande d’asile durant les 14 jours de sa libération ; et (v) exige des défendeurs, sur présentation par le requérant de sa demande d’asile, d’accepter celle-ci ainsi que de lui délivrer un permis de séjour temporaire durant la période de traitement de sa demande d’asile, y compris la période de recours. Malgré cette ordonnance, le centre de détention ne libère pas le requérant. Il informe que le requérant est désormais détenu pour fraude sur la base de la loi relative à la procédure pénale. Détenu pour entrée irrégulière et séjour illégal dans un premier temps, il l’est ensuite sur la base de la nouvelle charge de fraude. C’est dans ce contexte que le requérant a saisi la High Court pour lui demander d’ordonner le respect par les défendeurs de l’ordonnance du 26 janvier 2024.

2. La décision

La High Court (ci-après « la Cour ») rejette la demande du requérant. Elle fait remarquer que la première ordonnance a porté uniquement sur la violation de la loi sur l’immigration quant à l’entrée illégale et au séjour illégal. Cette charge a été abandonnée. En conséquence, l’ordonnance a été exécutée. Celle-ci n’a pas porté sur l’accusation de fraude. Le premier juge était certes au courant de l’existence de la fraude car l’avocat du requérant l’a évoqué devant lui en soutenant que la fraude n’est pas un obstacle à la libération du requérant. Mais le juge ne dit pas que sa décision concerne également l’interdiction de la poursuite pour fraude. Aucune partie n’a fait allusion à une telle poursuite.

La Cour distingue entre la poursuite pour violation de la loi sur l’immigration et l’inculpation formelle d’une personne pour fraude au sens du droit pénal. Elle soutient que le requérant est détenu parce qu’il est désormais poursuivi pour fraude en vertu de la loi relative à la procédure pénale. La Cour s’inspire d’une jurisprudence antérieure qui a entériné l’application de deux régimes répressifs distincts pour la détention d’un demandeur d’asile[2]. Elle retient que le requérant peut toujours demander l’asile malgré sa détention et justifier d’avoir eu de bonnes raisons d’entrer et de rester en Afrique du Sud illégalement. La Cour estime également que la première ordonnance ne peut être interprétée comme une garantie générale ou globale contre les poursuites ou la détention jusqu’à ce que le statut du requérant, en vertu de la loi sur les réfugiés, soit déterminé.

B. Éclairage

La décision de la High Court pose diverses questions. La première porte sur la détermination du droit applicable. La deuxième porte la jurisprudence à laquelle la Cour fait référence. Celle-ci n’apporte pas de réponse complète en pareille situation. La troisième question concerne la compatibilité au droit international.

1. Sur le droit applicable

La Cour a été saisie afin d’ordonner aux autorités sud-africaines en cause de se conformer aux injonctions du premier juge. Ces injonctions interdisent aussi de poursuivre le requérant. Mais la Cour se prononce sur le seul aspect de la détention. Elle entérine la mise en œuvre de la poursuite pour fraude pour justifier le maintien en détention du requérant. Elle n’analyse pas cette nouvelle poursuite au regard de l’article 21, point 4, de la loi 130 de 1998 sur les réfugiés de l’Afrique du Sud. Cette disposition interdit la poursuite d’une personne qui a demandé asile pour sa présence illégale en Afrique du Sud. La Cour fait simplement une distinction entre les effets de l’application de la loi sur l’immigration et ceux de la loi relative à la procédure pénale. Elle n’examine pas le recours au regard de la loi sur les réfugiés qui parait être la loi spéciale en la matière.

Il est possible qu’en faisant cette distinction, la Cour considère qu’étant déjà sur le territoire, le requérant n’a pas besoin de procéder par fraude pour demander asile. La Cour constate pourtant qu’il essayé plusieurs fois, et sans succès, de demander un permis de séjour temporaire pour demandeur d’asile. Puisque son acte a été posé dans le seul but de demander asile, il aurait été aussi souhaitable que la Cour examine le recours au regard de la loi sur les réfugiés. Elle examinerait s’il y a eu abus[3] et si la détention demeure proportionnelle pour un tel demandeur d’asile.

2. Difficultés que pose une référence stricte à l’affaire Lembore

La Cour fonde son raisonnement sur une décision précédente (§ 21), dans l’affaire Lembore. Nous estimons que la référence à cette décision n’est pas suffisante pour deux raisons. Premièrement, les cas sont différents. Deuxièmement, cette décision ne donne pas de réponses suffisantes pour résoudre le cas sous examen.

En ce qui concerne la première difficulté, l’affaire Lembore traite de la détention des personnes qui ont séjourné frauduleusement en Afrique du Sud et qui manifestent l’intention de demander asile seulement après avoir été appréhendées et arrêtées. Ils sont arrêtés en vertu soit de la loi sur l’immigration (articles 9, 34 et 49(1)), soit de la loi relative à la procédure pénale (affaire Lembore, §§ 34 et s.). Dans ces conditions, une application des régimes répressifs distincts paraît normale. La loi relative à la procédure pénale a été appliquée pour des cas de fraude dans l’entrée sur le territoire. Dans le cas sous examen, le requérant a fourni des efforts pour obtenir un permis temporaire pour demandeur d’asile, mais il n’y est pas parvenu (voy. § 2).

La deuxième difficulté consiste dans le fait que, dans l’affaire sous examen, le juge reproduit la condition de fournir de bonnes raisons pouvant justifier l’entrée illégale d’un étranger telle que retenue dans l’affaire Lembore. Cette condition s’inscrit dans le nouveau régime sud-africain[4] qui organise l’accueil des réfugiés. L’affaire Lembore ne donne pas de solutions complètes sur cette question.

Dans l’arrêt Lembore, le juge renforce le pouvoir de l’agent de l’immigration au regard de l’obligation faite à un étranger en séjour illégal de justifier ses raisons d’être entré illégalement (§§ 79, 80). Si l’agent n’est pas satisfait, il n’est pas tenu de délivrer un permis de séjour temporaire pour demandeur d’asile (§§ 85-86). Sans ce permis, le candidat à l’asile ne peut pas déposer sa demande d’asile. Dans cette affaire, le juge ne donne pas de solution pour le cas où les raisons données par l’étranger sont rejetées, même après recours (§ 86). Dans cette hypothèse, il y a lieu de penser que la demande d’asile ne sera pas soumise. Une position différente avait été adoptée précédemment par la Cour dans l’affaire Abraham. Dans celle-ci, le juge a considéré que l’agent de l’immigration qui n’est pas satisfait n’a pas le pouvoir de refuser l’introduction d’une demande d’asile à un étranger (§§ 31, 32). Reconnaitre ce pouvoir à l’agent serait vider de sens l’article 2 de la loi sur les réfugiés (principe de non-refoulement) et l’article 21 de la même loi. Cette procédure doit être considérée comme une étape d’enquête dans l’ensemble du processus pour un demandeur d’asile. Un permis temporaire doit être délivré et il appartiendra à l’office d’accueil des réfugiés d’en tirer la conclusion. La clause de conditionnalité doit être considérée pro non scripto (comme non écrite) (§§ 31, 32). Dans ces deux affaires, les juges examinent la législation relative aux réfugiés.

3. De la compatibilité avec le droit international

La décision de la High Court s’écarte des prescrits de l’article 31 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. Au regard cet article « une interprétation autonome […] invite à refuser toute mesure qui, in concreto, serait une sanction à l’égard du réfugié entré irrégulièrement »[5]. En droit européen, par exemple, la détention n’est pas systématique. Elle permet d’assurer « le bon fonctionnement du système d’asile européen »[6], ne peut en aucun cas être punitive et n’est justifiée que si elle vise à assurer le respect des obligations légales[7]. « Pareille détention doit se concilier avec la finalité générale de [l’article 5 CEDH], qui est de protéger le droit à la liberté et d’assurer que nul ne soit dépouillé de sa liberté de manière arbitraire » (affaire Saadi c. Royaume-Uni, § 66). Elle est destinée à faciliter, tout en la contrôlant, la soumission d’une demande d’asile (voy. affaire Saadi c. Royaume-Uni, §§ 76-77). « La [CEDH] a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs » (affaire N.D. et N.T. c. Espagne, §§ 171, 184). Pour James Hathaway, il n’y a pas de base en droit international pour sanctionner les entrées illégales[8], comme le fait l’Afrique du Sud. Et, relevant un cas similaire où la Cour fédérale canadienne estime que la procédure de demande de protection peut s’arrêter s’il y a eu fraude sur l’identité du requérant, il estime que c’est vider l’article 31 de la Convention de Genève de sa consistance et exposer le requérant au risque de refoulement[9].

Dans l’affaire sous examen, il aurait été plus pertinent que le juge examine la demande du requérant sur la base l’article 31 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Il établirait ainsi si la conduite du requérant n’y est pas compatible. Dans ce cas, le régime pénal peut se justifier si la conduite du requérant, depuis qu’il tente d’obtenir la possibilité de demander asile, n’est pas du tout justifiable par son besoin de protection internationale.

C. Conclusion

Le raisonnement de la Cour dans l’affaire commentée peut ouvrir la voie à la violation du principe de non-refoulement à l’égard d’un demandeur d’asile. La pénalisation du comportement du demandeur d’asile peut être légale en droit interne, mais ne devrait pas vider de sens la protection offerte par le droit international. En droit européen par exemple, dans un contexte d’un contrôle rigoureux des entrées illégales, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « les difficultés que les États peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles » (affaire N.D. et N.T. c. Espagne, § 170).

La protection de l’article 31 n’empêche pas les États de procéder à des détentions. Mais le régime de pareille détention pour un demandeur d’asile doit être compatible avec cette disposition. Comme le dit la Cour européenne des droits de l’homme, « les dispositions du droit interne ne sauraient justifier la non-exécution d’un traité, comme l’indique l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités » (affaire N.D. et N.T. c. Espagne, § 109). Les personnes ayant besoin de protection internationale peuvent être portées à commettre des actes illégaux dans le but de voir réceptionnées et traitées leurs demandes d’asiles. Dans l’examen de leurs cas, il est souhaitable d’apprécier d’abord si la protection telle que voulue par le droit international n’est pas compatible avec sa conduite. Il peut alors suivre l’examen de la pertinence d’appliquer un autre régime.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 12 février 2024, Ashago v. Minister of Home Affairs and Others, no 2024-002723 [2024] ZAGPPHC 107.

Jurisprudence :

Doctrine :  

  • Carlier, J.-Y. et Sarolea, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016 ;
  • Hathaway, J. C., The rights of refugees under international law, 2e éd., Cambridge, CUP, 2021 ;
  • Tchen, V., Droit des étrangers, Paris, LexisNexis, 2020.

 

Pour citer cette note : B. Nalukoma, « Le jeu des incriminations connexes liées à la répression de l’entrée irrégulière sur le territoire est-il conciliable avec le principe de non-refoulement ? », Cahiers de l’EDEM, mars 2024.

 

[1] Article 49 (1).

[2] Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Johannesburg), 8 février 2024, Lembore and Others v Minister of Home Affairs and Others, 2023-097427, 2023-097292, 2023-097111, 2023-097076, 2023-100081, 2023-100526.

[3] Voy. par exemple J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 230.

[4] Dans l’ancien régime, l’agent de l’immigration était tenu de délivrer un permis de séjour temporaire à un étranger qui manifeste l’intention de demander asile. Voy. Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 28 février 2023, Rafea Ahmad Faqirzada et csrts c. le ministre de l’Intérieur, n° B25/2023.

[5] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, op. cit., p. 226.

[6] C.J.U.E., 14 septembre 2017, K. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, aff. C-18/16, cité par V. Tchen, Droit des étrangers, Paris, LexisNexis, 2020, p. 1136.

[7] Cour eur. D.H., 5 juillet 2016, O.M. c. Hongrie, § 42, cité par J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, op. cit., p. 227.

[8] J. C. Hathaway, The rights of refugees under international law, 2e éd., Cambridge, CUP, 2021, p. 511.

[9] Ibid., p. 52.

 

Image : PHParsons, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons.

Publié le 09 avril 2024