Récit de vie – Des gens formidables

Louvain-La-Neuve

Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture.

Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.

Je suis née à Conakry, la capitale et la plus grande ville de Guinée, bordée par l’océan Atlantique. Mes parents ne viennent pas du même village mais ils viennent tous les deux de la même région. Ils se sont rencontrés à Kankan, la deuxième ville du pays et ont décidé de déménager à Conakry car c’était utile pour la carrière de mon père. Je n’ai jamais connu leur village.

Jusqu’en première année universitaire, appelée chez nous Licence 1, je n’avais connu aucune migration interne. J’ai réalisé mon premier voyage grâce à l’Association des élèves et des étudiants musulmans de Guinée (AEEMG). Avec d’autres étudiants, nous sommes allés hors de la ville pour participer à une assemblée générale. Le séjour avait duré trois jours. L’expérience fut enthousiasmante, elle m’a permis de quitter ma ville, de découvrir d’autres endroits dans mon pays et de faire la connaissance d’autres étudiants.

À la télévision, quand j’étais à l’école primaire, une journaliste avait la même corpulence que la mienne et des joues rondes, semblables aux miennes. Il était aisé de m’identifier à elle. Enfant, quand je pensais à l’avenir, je souhaitais devenir journaliste, comme elle.

Après l’école primaire, j’ai rejoint le collège. En dernière année de collège, notre professeur principal a élargi les champs du possible en expliquant qu’il existait trois options et trois catégories de débouchés : les sciences sociales, les sciences mathématiques et les sciences expérimentales. Il a précisé qu’avec les sciences sociales, il était possible de devenir journaliste, fonctionnaire international ou diplomate. Le mot international m’a marqué, je l’ai retenu et j’ai tenu à rejoindre cette option.

Dans ma famille, je suis la seule à avoir fait ce choix. Mes sœurs et frères ont opté pour les sciences mathématiques et les sciences expérimentales. Ma famille a toujours eu confiance en moi, mais ils se demandaient pourquoi je choisissais une option souvent décrite comme le choix de la facilité. Je leur ai répondu que je voulais devenir fonctionnaire international, j’avais un objectif et je l’atteindrais grâce à cette option.

Quand il a fallu arrêter mon choix pour l’université, j’ai parlé avec un ami de ma sœur qui avait étudié les relations internationales à l’université. Au vu de mes aspirations, il m’a conseillé d’opter pour le droit international. Ses explications m’ont convaincue. Ma grande sœur est sortie major de sa promotion à l’université en sciences mathématiques à Kankan, elle est mon modèle.

J’ai décidé que comme elle, je serais major de ma promotion à l’université générale Lansana Conté de Sonfonia (UGLC-SC) où j’ai étudié. Je me suis imposé ce nouveau défi car je savais cette étape indispensable pour être en mesure d’accéder à des formations internationales et atteindre mon objectif.

À la fin des études, j’ai participé au concours national de plaidoirie en droit international humanitaire organisé par le comité international de la Croix-Rouge. Mon équipe a été lauréate. L’université avait connu auparavant deux ou trois échecs dans le cadre de ce concours, notre équipe a remporté la victoire à l’université.

Avoir été major de promotion et avoir apporté cette victoire à l’université m’a permis de devenir enseignante-chercheuse, étape préliminaire à une carrière académique. Après le concours, le recteur m’a demandé de rester à l’université pour embrasser une carrière d’enseignante-chercheuse. Il m’a également annoncé qu’au vu des résultats et de mon parcours, l’université s’engageait à me soutenir en finançant un master et un doctorat. Le recteur a également indiqué que je serais en mesure de devenir fonctionnaire d’État pour l’université au terme de ce parcours.

J’ai alors entamé, sans payer aucun frais, un master en droits humains à l’UGLC-SC avec le soutien du directeur de ce master ; je l’ai terminé avec la mention très bien. Avant la fin du master, le recteur a permis que je sois engagée à l’université. C’est un homme de parole.

Après ce premier master, j’ai postulé pour obtenir une bourse Ares afin de réaliser un master de spécialisation en droits humains à l’université de Saint-Louis à Bruxelles. Je l’ai obtenue et je viens de passer les premiers examens. En même temps, j’ai déposé un projet de thèse et ai demandé un financement à l’État guinéen que j’ai obtenu.

Le peu de considération de la communauté internationale pour les naufrages des migrants et leur détresse m’ont incitée à travailler la question du cadre légal de la migration et à tenter de contribuer à la prise en considération des droits des migrants. La question de leurs droits et de leur respect est au centre de ma thèse dont le sujet est les contraintes et enjeux d’une politique migratoire commune de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

La Cedeao est une des communautés économiques régionales en Afrique, cette organisation intergouvernementale ouest-africaine a été créée le 28 mai 1975, elle est destinée à coordonner les actions des pays d’Afrique de l’Ouest. Mes recherches visent à analyser le régime appliqué à la mobilité des ressortissants des États tiers par les États membres de la Cedeao. Dotée d’une politique de libre circulation interne, cette organisation sous-régionale est un laboratoire intéressant pour appréhender la question de mise en place d’une nouvelle politique migratoire commune vis-à-vis des ressortissants des États tiers. Mes recherches me permettent d’identifier les contours, les enjeux et les contraintes juridiques d’une telle politique.

Ma première expérience à l’étranger, tout comme ma première migration interne, a eu lieu dans le cadre de mes études : j’ai séjourné en février-mars 2019 à Addis Abeba en Éthiopie pour le cours régional de droit international des Nations unies. Ce premier voyage fut très intéressant, c’est la première fois que je prenais l’avion. Pour moi, mais aussi pour toute ma famille, obtenir une bourse pour une formation en droit international fut une source de bonheur. Je voyais cette obtention comme un pas de plus vers mon objectif de devenir fonctionnaire international.

Ce voyage m’a permis de séjourner pour la première fois dans un environnement multiculturel. J’étais la seule Guinéenne. Il y avait d’autres Africains, ils venaient du Sénégal, du Maroc, d’Algérie, du Cameroun, du Gabon, du Niger, du Mali, du Congo. Ce voyage nous a permis de créer des liens très forts qui persistent encore. Si je dois aller dans un de ces pays, je sais qu’une famille m’y accueillera.

J’ai ensuite été à Nuremberg en Allemagne, en août 2019 pour la première édition en français d’un cours intitulé Académie d’été de Nuremberg pour jeunes professionnels. Ce cours était organisé par l’Académie internationale des principes de Nuremberg. Deux formations s’organisaient de manière concomitante, l’une en français, l’autre en anglais, de nouveaux liens se sont créés. J’ai également été au Mali, en décembre 2019, pour suivre une formation sur la Gestion des risques de catastrophes GRC et opérations de soutien à la paix organisé par l’École de maintien de la paix Alioune Blondin Mbeye (EMPABB). Grâce à ces cours, avec les autres participants, nous avons constitué un réseau d’entraide.

Ces voyages m’ont donné l’envie d’aller encore plus loin, de suivre encore d’autres formations à l’étranger, ils ont consolidé mon souhait de comprendre comment les autres personnes vivent et m’ont permis de définir la problématique de ma thèse.

En janvier 2020, en revenant de Bamako, je me suis mariée. Le mariage était prévu de longue date. C’est un mariage de cœur. J’ai rencontré Mamoudou Kouyaté qui allait devenir mon mari au sein de l’AEEMG. Lorsqu’il était président du Commissariat central aux comptes (CCC), j’étais responsable de la formation de la cellule féminine nationale auprès du Comité exécutif national (CEN).

Notre première rencontre s’est réalisée dans le cadre de l’organisation d’un concours, nous sommes ensuite restés en contact et nos liens n’ont cessé de se renforcer. En 2019, quand je devais réaliser les démarches pour obtenir mon visa pour mon voyage vers Nuremberg, il m’a soutenue, m’a conduite à l’ambassade. Il est également enseignant-chercheur. Nous avons des objectifs semblables dans la vie et nous nous soutenons pour les réaliser.

Avant d’avoir un mari, avant l’arrivée de ma fille, Saran Kouyaté qui est née en décembre 2020, je ne voyais que les avantages aux voyages. Aujourd’hui, c’est différent, je connais le profond déchirement d’être éloigné des miens. Quand je suis partie en Belgique, ma fille avait deux ans et demi. Nous nous voyions bien entendu par écrans interposés, mais elle ne peut comprendre pourquoi je ne suis pas en mesure d’être véritablement à ses côtés. C’est encore plus pénible quand elle est malade. Le cœur d’une mère se brise quand il doit expliquer cette impossibilité à son enfant.

Quand j’ai de mauvaises nouvelles du pays et que les miens ne répondent pas au téléphone, j’imagine immédiatement le pire. Je suis tombée malade ; différents examens ont été réalisés afin de comprendre la cause. Je pense que l’inquiétude et l’isolement me rongeaient, comme un mal.

Heureusement, mon mari est arrivé à Liège, il a un contrat temporaire pour un court séjour de recherche afin de participer à un séminaire sur les transformations des anciens sites industriels en zone touristique. En Guinée, la question se pose pour les anciennes exploitations minières de Bauxit. Ensuite, il devra rentrer au pays où il a de grandes responsabilités. Il est secrétaire général de l’École supérieure du tourisme et de l’hôtellerie (ESTH). Si sa présence est un soulagement pour moi, c’est une tristesse de plus pour ma fille qui ne comprend pas pourquoi nous sommes réunis sans elle.

Le financement de ma thèse est pour quatre ans, les prochaines années ne seront pas aisées. Il est impossible, dans l’état actuel des législations, d’envisager un regroupement familial. Les autorités administratives ne peuvent concevoir que nous ne souhaitions pas nous installer ici, elles supposent immédiatement un contournement de la loi pour s’établir en Belgique. Heureusement, la foi m’aide, elle me permet de tenir comme l’amour des miens. Ils sont indispensables pour être en mesure de faire face à ces adversités. Voyageant puisque je le souhaite, car cela me permet d’atteindre mes objectifs, je n’avais pas pris la mesure des renoncements qui seraient induits. Je pense souvent à celles et ceux qui n’ont pas le choix, à qui le voyage s’impose sans concession possible.

À partir du moment où j’ai été certaine de vouloir approfondir la question des migrations dans le cadre d’une recherche doctorale, j’ai écrit à la professeure Sylvie Sarolea en lui faisant part de mon projet de thèse. Elle a immédiatement répondu et m’a proposé de venir réaliser un séjour de trois mois en Belgique. Ensemble, nous avons redéfini mon sujet et opté pour la thématique spécifique de la Cedeao qui n’avait encore jamais été abordée au sein de l’EDEM.

Je suis passionnée et émotionnée par l’équipe. Sylvie Sarolea, ma promotrice, me soutient en toutes circonstances. Quand j’ai été malade, elle s’est chargée de m’emmener à l’hôpital, je sens beaucoup d’amour de sa part, mais aussi des membres de toute l’équipe.

Je suis arrivée en Belgique, en été, je me souviens avoir téléphoné à ma famille en leur disant que dans le pays où j’allais vivre, il n’y avait pas de nuit. À 22 heures, le jour était encore présent, le soleil se levait à trois heures du matin. Je leur ai dit ne pas comprendre le ciel et le climat de ce côté du monde. Après l’été, j’ai dû m’habituer au froid et aux ciels sans lumière. Heureusement, j’ai croisé beaucoup d’ouverture, de bonté de cœur, quelle que soit la saison.

Je n’oublierai jamais mon premier jour à Bruxelles. J’étais dans le bus, venant de l’aéroport avec ma grosse valise. Je n’avais pas d’accès à internet, je cherchais mon chemin pour rejoindre la résidence universitaire de l’université libre de Bruxelles. Une dame âgée m’a aidée et a pris ma valise. Elle m’a accompagnée jusqu’à ma résidence. Je n’ai cessé ensuite de rencontrer de très bonnes personnes. Ma colocataire à Louvain-la-Neuve avait tout organisé pour m’accueillir avec un repas. Dieu a tout mis en place afin de me permettre de faire la connaissance de personnes généreuses.

À l’EDEM, nous prenons le temps de manger ensemble, chacune et chacun racontent son pays, l’itinéraire qui lui a permis de rejoindre l’équipe, ses recherches en cours et à venir. Je suis la première à venir d’Afrique de l’Ouest et la première musulmane de l’équipe qui ne cesse de se diversifier.

La seule personne bizarre que j’ai croisée fut l’ancien concierge de la résidence universitaire de Saint-Louis à Bruxelles dans laquelle j’ai logé pendant mon master de spécialisation en droits humains. Son cœur est dur comme un caillou, il était sans soutien, ses yeux montraient du racisme. Il a été licencié, il est toujours le seul qui n’a pas été bienveillant avec moi.

J’aimerais que toute migrante et tout migrant soient en mesure d’avoir la même expérience que la mienne. Je pense souvent à celles et ceux qui quittent leur pays parce qu’ils n’ont pas d’autres choix, je voudrais qu’ils soient en mesure de croiser des personnes formidables comme celles que j’ai rencontrées.

 

Pour citer ce récit : « Des gens formidables », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, mars 2024.

Publié le 09 avril 2024