Trib Trav. Liège, (réf.), 27 mai 2014, R.G. n° 14/4/K et Trib Trav. Liège, (réf.), 31 juillet 2014, R.G. n° 14/6/K-14/9/K

Louvain-La-Neuve

Contestation du transfert vers une maison de retour : l’intérêt du mineur doit primer.

Par son ordonnance, le Tribunal du travail de Liège a réaffirmé que l’intérêt du mineur doit primer dans toutes décisions le concernant. Ainsi, il a condamné Fedasil à poursuivre l’hébergement des requérants dans un centre d’accueil (ordonnance R.G. n° 14/4/K). Cette ordonnance a été confirmée : la tierce opposition de l’État belge et de l’agence FEDASIL ont été déclarées recevables mais non-fondées (R.G. n° 14/6/K-14/9/K).

Articles 3 et 13 CEDH – Articles 1 et 24 Charte des Droits fondamentaux de l’UE – Articles 7, 11, 13, 16 et 17 Charte Sociale Européenne révisée – Article 5 directive 2008/11/CE – Articles 22bis et 23 Constitution – Articles 3, 4, 6, 7, 37, 57 et 60 Loi du 12 janvier 2007 – Articles 27, 74/9, 74/13 et 74/14 de la loi du 15 décembre 1980 – Article 57 Loi du 8 juillet 1976 – Famille en séjour illégal avec enfants mineurs – Fin de l’hébergement dans un centre FEDASIL – Désignation vers un maison de retour gérée par l’O.E. – Prolongation de l’ordre de quitter le territoire – Intérêt supérieur de l’enfant.

A. Arrêt

- Ordonnance R.G. n° 14/4/K du 27 mai 2014

Cette ordonnance concerne une mère célibataire, ayant la nationalité de la République démocratique du Congo, et son enfant de deux ans. La requérante, demanderesse d’asile déboutée, introduit une demande de régularisation sur base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 en novembre 2009. Le 5 février 2012, elle donne naissance à son enfant. Elle cite devant le Tribunal de première instance de Bruxelles le prétendu père de son enfant, un citoyen français résidant en Belgique. Ce tribunal ordonne une expertise génétique.

Entre-temps, sa demande de régularisation est déclarée irrecevable au mois de février 2013 par l’Office des étrangers (O.E.) qui a estimé que la requérante n’a pas accompagné sa demande de séjour d’un document d’identité requis. La requérante introduit en date du 20 mars 2013 un recours contre cette décision devant le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.), recours qui était encore examiné à la date de l’ordonnance commentée. À la même date, elle a introduit une nouvelle demande de régularisation sur base de nouveaux éléments, notamment la circonstance qu’une procédure judiciaire de reconnaissance de paternité est en cours. L’O.E. n’avait pas statué sur sa demande à la date de l’ordonnance commentée. Le 20 mai 2014, elle reçoit une décision de FEDASIL et de l’O.E. qui a pour objet de mettre fin à son droit à l’aide matérielle pour famille avec enfant mineur en séjour illégal dont elle bénéficie et la convoite de se présenter à l’O.E. au risque de se voir remettre une décision de maintien dans une « maison de retour ».

  1. Tribunal rappelle quelques principes fondamentaux, et notamment que « dans toutes décisions le concernant l’intérêt du mineur doit primer »[1], que « toute personne a droit à un accueil devant lui garantir sa dignité humaine et ses droits fondamentaux »[2] ainsi que « le refus d’accueil des étrangers (le cas échéant mineurs) en séjour illégal a été reconnu comme constitutif d’une violation de la Charte Sociale Européenne révisée »[3]. Partant, il constate que la requérante pourra, en raison des circonstances propres à sa situation, telle que la durée du séjour, l’existence d’enfants scolarisés, et d’autres liens familiaux et sociaux, demander à pouvoir bénéficier d’une prolongation de l’ordre de quitter le territoire. Il ajoute qu’ « il est de l’intérêt supérieur de l’enfant mineur que de voir sa paternité établie et contraire aux principes dégagés de le transférer vers une maison d’hébergement de l’O.E. ». Il conclut que le caractère absolu de l’article 3 CEDH et la situation particulièrement précaire des requérants entraînent que la demande présente le caractère d’absolue nécessité et d’extrême urgence.

- Ordonnance R.G. n° 14/6/K-14/9/K du 31 juillet 2014

Le 23 juin 2014 et le 7 juillet 2014, FEDASIL et l’État belge ont contesté, respectivement, cette ordonnance par tierce opposition. En premier lieu, ils ont contesté la compétence matérielle du tribunal du travail. Selon eux, l’acte attaqué, soit le courrier de l’O.E., était une invitation à se présenter à l’Office pour se voir notifier une décision administrative, à savoir la décision prise sur la demande de la requérante sur pied de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Le Tribunal rejette cette argumentation : le courrier en espèce est bien relatif à l’accueil des demandeurs d’asile. Elle n’a pas pour objet la notification prise dans le cadre de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, mais le transfert du centre de Florennes où l’aide matérielle est octroyée à la demanderesse et à son fils vers un centre « fermé » de retour.

Partant, le Tribunal estime que l’urgence est incontestable. À défaut d’intervenir avant la modification de la nature de l’aide matérielle, soit le transfert de la demanderesse et de son fils vers un centre « fermé », le préjudice de l’enfant mineur sera devenu irrémédiable. Le tribunal adopte, par conséquent, les motifs liés à l’intérêt de l’enfant mineur exposés dans l’ordonnance contestée du 27 mai 2014. En ce qui concerne l’apparence de droit, le tribunal observe qu’actuellement, la demanderesse et son fils sont hébergés au centre de Florennes dans le cadre de l’aide matérielle à charge de l’agence FEDASIL sur la base de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 ainsi que de l’article 60 de la loi du 12 janvier 2007. Par contre, les maisons de retour sont des lieux d’hébergement au sens de l’article 74/8, § 1, et selon le Tribunal, une maison de retour est un centre « fermé ».

Le Tribunal conclut que l’intérêt de l’enfant doit primer ; le transfert de la demanderesse et de son enfant vers un centre « fermé » en vue de leur éloignement du territoire causerait à ces derniers un préjudice grave et irréparable. Il déclare la tierce opposition de l’État belge et de l’agence FEDASIL recevables mais non fondées et confirme l’ordonnance du 27 mai 2014.

B. Éclairage

Ces ordonnances concernent la contestation du transfert vers une maison de retour. Pour rappel, une famille avec des enfants mineurs en séjour illégal n’est en principe pas placée en détention[4]. Néanmoins, la loi connaît quelques exceptions à ce principe, et notamment les familles dites « frontière » qui tentent de pénétrer sur le territoire belge sans autorisation[5], les familles qui sont dans l'impossibilité de résider dans une habitation personnelle[6], ainsi que les familles qui ont été permises d’habiter dans une habitation personnelle mais qui n’ont pas respecté les conditions formulées dans la convention conclue entre eux et l'O.E.[7]. La loi précise que le contenu de cette convention, ainsi que les sanctions applicables en cas de non-respect de celui-ci, doivent être fixées dans un arrêté royal ; celle-ci a été récemment adoptée[8].

Il existe plusieurs possibilités pour que les familles restent dans « leur habitation personnelle ». La première concerne des familles qui disposent de moyens et sont autorisées à rester dans leur maison[9]. Pour Jean-Charles Stevens, cette disposition vise également les structures d’accueil ouvertes et donc les places ouvertes de retour et le centre ouvert de retour[10]. Cette interprétation a été largement confirmée par le récent arrêté royal. Le rapport au Roi qui accompagne cet arrêté royal précise que : « [L]'habitation personnelle peut être une habitation personnelle ou être celle de la famille ou d'un membre de leur famille ou celle d'amis qui ont acceptés de les héberger. Si aucune de ces options s'applique, la famille peut être hébergée dans un centre de retour ouvert pour autant qu'il y ait des places disponibles et que cette demande soit acceptée »[11].

Actuellement, en pratique, en cas d’échec du trajet de retour[12], les familles avec des enfants mineurs en séjour illégal et les familles déboutées de leur demande d’asile reçoivent, dans le cadre de la mise en œuvre du retour forcé, des convocations qui émanent de l’O.E., de FEDASIL ou de la police locale pour se faire transférer dans une maison de retour[13]. Il existe aujourd’hui 23 maisons de retour situées à Zulte, Tubize, Sint-Gillis-Waas, Tielt et Beauvechain.

Selon l’arrêté royal fixant le régime et les règles de leur fonctionnement, les maisons de retour sont des lieux gérés par l'O.E. et composées au minimum d'une salle de bain, d'une toilette, d’une salle de séjour, d'une cuisine et d'une chambre à coucher[14]. Un agent de soutien désigné par l’O.E. leur est attribué[15]. Ses fonctions sont multiples, y compris d’expliquer à la famille ses droits et devoirs ; d’entreprendre toutes les démarches requises pour l'obtention des documents d'identité des membres de la famille auprès de leurs autorités nationales et/ou la préparation de leur refoulement ou de leur reprise ou de leur éloignement ; mais aussi de les accompagner psychologiquement et socialement[16].

Chaque membre de la famille pourra quotidiennement quitter le lieu d'hébergement sans autorisation préalable[17]. Il est cependant exigé qu'un membre adulte de la famille soit présent[18]. Si, pour l'une ou l'autre raison, la famille ne peut respecter cette règle, elle doit demander préalablement la permission de l'agent de soutien[19]. En pratique, dans 50 % des cas, l'O.E. a affaire à des familles monoparentales et même si les deux parents sont présents, l'accompagnateur de l'Office des étrangers autorisera plus ou moins largement la sortie des deux parents s’il l'estime nécessaire[20]. En outre, les requérants doivent être présents la nuit (de 22 h à 8 h) et respecter les rendez-vous fixés par l'accompagnateur de l'Office des étrangers[21]. Pour le reste, les familles placées dans ces maisons conservent largement leur autonomie, elles reçoivent des chèques-repas pour faire leur courses, disposent d'une cuisine, etc.[22]

Le fonctionnement de maisons de retour présente alors un paradoxe juridique. Juridiquement, les familles qui y sont placées sont détenues. L’arrêté royal du 2009 précise qu’il concerne des « lieux visés à l'article 74/8, §§ 1er et 2, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers »[23] ainsi que « le lieu d'hébergement est assimilé à un lieu déterminé, situé aux frontières »[24]. Cette interprétation a été confirmée par la Cour constitutionnelle qui a stipulé que ces familles se verront « attribuer » un lieu de résidence dans un « lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2, adapté aux besoins de familles avec enfants »[25]. Dans une série d’arrêts récents, la Chambre des mises en accusation de Bruxelles a également observé que les requérants, placés dans des maisons de retour, ont fait l’objet d’une mesure de privation de liberté[26]. Par conséquent, cette juridiction a observé que même si de facto les requérants ne sont pas privés de leur liberté, ils doivent disposer d’un recours contre cette mesure de privation de liberté et a donc déclaré leurs requêtes recevables[27].

En conclusion, le législateur belge a clairement voulu que juridiquement, les « maisons de retour » soient des lieux de détention et pas des « mesures radicales mais moins contraignantes ». Le récent arrêté royal clarifie la question d’une gradation de mesures : en premier lieu, les familles doivent être autorisées à demeurer dans une habitation personnelle, notion qui comprend « un centre de retour ouvert ». Ensuite, seulement si la convention avec l’O.E. n'est pas respectée, une des sanctions applicables pourrait être le maintien de la famille avec enfants mineurs dans un lieu d'hébergement[28].

L’arrêté royal envisage également en tant que sanction le maintien « pour une durée aussi courte que possible dans un autre lieu visé à l'article 74/8, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers »[29]. Les principes de nécessité et de proportionnalité exigent que cette mesure, qui est certainement plus coercitive encore que le maintien dans une maison de retour, soit justifiée. Le texte de l’arrêté royal du 17 septembre 2014 va également en ce sens puisqu’il stipule qu’ « une des sanctions mentionnées ci-après peut s'appliquer en fonction de la gravité du manquement et du comportement de la famille »[30]. Il nous semble que le comportement de la famille est seulement un des facteurs qui doivent être pris en compte dans cette appréciation, qui doit également englober d’autres considérations, par exemple l’état de santé des membres de la famille, physique et psychique, la scolarisation des enfants, etc. Cette argumentation trouve un écho avec l’ordonnance analysée ; le Tribunal du travail de Liège rappelle que la primauté des intérêts du mineur exige une analyse concrète des conséquences d’un transfert vers une maison de retour, et peut s’y opposer.

L.T.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt :

Trib. trav. Liège (réf.), 27 mai 2014, R.G. n° 14/4/K.

Trib. trav. Liège (réf.), 31 juillet 2014, R.G. n° 14/6/K-14/9/K.

Jurisprudence

C.C., arrêt 166/2013, 19 décembre 2013.

Bruxelles (mis. acc.), arrêt no 1137 du 27 mars 2014.

Bruxelles (mis. acc.), arrêt no 1136 du 27 mars 2014.

Bruxelles (mis. acc.), arrêt no 1141 du 27 mars 2014.

Doctrine

EMN Belgian Contact Point, The Use of Detention and Alternatives to Detention in the Context of Immigration Policies in Belgium, juin 2014.

J.- Ch. STEVENS, « Détention des familles en maison de retour », CIRE Newsletter Juridique n° 54, juin 2014.

Pour citer cette note : L. TSOURDI, « Contestation du transfert vers une maison de retour : l’intérêt du mineur doit primer », Newsletter EDEM, septembre 2014.


[1] Faisant référence aux articles 3 CEDH, 24 Charte des Droits fondamentaux de la PUE, 5 directive 2008/11/CE, 22bis Constitution ainsi que 37 loi accueil.

[2] Faisant référence aux articles 1 Charte des Droits fondamentaux de l’UE, 3 de la loi du 12 janvier 2007, 23 Constitution.

[3] Faisant référence aux articles 7, 11, 13, 16, 17 Charte Sociale Européenne révisée ainsi qu’aux réclamations Fédération internationale des Ligues des Droits de l'Homme (FIDH) c. France (n° 14/2003), Defence for Children International (DCI) c. Pays-Bas (n° 47/2008) et Défense des enfants International c. Belgique (n° 69/2011).

[4] Voy. Art. 74/9, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980.

[5] Voy. Art. 74/9, § 2, de la loi du 15 décembre 1980.

[6] Voy. Art. 74/9, § 3.

[7] Ibid.

[8] Voy. Arrêté royal du 17 septembre 2014 déterminant le contenu de la convention et les sanctions pouvant être prises en exécution de l'article 74/9, § 3, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

[9] Comme précisé dans le récent rapport belge du REM sur la détention et les alternatives à la détention, jusqu’à présent seulement un nombre limité des familles a pu bénéficier en pratique de cette mesure. Voy. EMN Belgian Contact Point, The Use of Detention and Alternatives to Detention in the Context of Immigration Policies in Belgium, juin 2014, p. 32.

[10] J.- Ch. STEVENS, « Détention des familles en maison de retour », CIRE Newsletter Juridique n° 54, juin 2014, p. 4 citant Ch. rep., DOC 53 0326/001, 8 octobre 2010, p. 10.

[11] Rapport au Roi accompagnant l’Arrêté royal du 17 septembre 2014 déterminant le contenu de la convention et les sanctions pouvant être prises en exécution de l'article 74/9, § 3, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

[13] J.- Ch. STEVENS, « Détention des familles en maison de retour », op. cit., p. 4.

[14] Arts. 1, 3°, 3, Arrêté royal du 14 mai 2009 fixant le régime et les règles de fonctionnement applicables aux lieux d'hébergement au sens de l'article 74/8, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

[15] Art. 1, 4°, A.R. du 14 mai 2009.

[16] Art. 7, A.R. du 14 mai 2009.

[17] Art. 19, A.R. du 14 mai 2009.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Réseau académique Odysseus, rapport de synthèse, projet de recherche sur les alternatives à la détention dans l’UE cofinancé par le FER, (à paraitre, 2015).

[21] Ibid.

[22] Voy. Arts. 33-35 A.R. du 14 mai 2009.

[23] Ces dispositions concernent des lieux où l'intéressé est « détenu, mis à la disposition du Gouvernement ou maintenu ».

[24] Art. 1, 3°, A.R. du 14 mai 2009.

[25] Cour Const., arrêt 166/2013, 19 décembre 2013, B.8.2.

[26] Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° 1137 du 27 mars 2014 ; arrêt n° 1136 du 27 mars 2014 ; arrêt n° 1141 du 27 mars 2014.

[27] Ibid.

[28] Voy. Art. 3, 1°, A.R. du 17 septembre 2014.

[29] Voy. Art. 3, 3°, A.R. du 17 septembre 2014.

[30] Voy. Art. 3 A.R. du 17 septembre 2014 ; nous soulignons.

Publié le 14 juin 2017