Tintin et la religion

RSCS

Eddy Louchez commente l'ouvrage de Bob Garcia, Tintin, le diable et le bon Dieu (Paris, Desclée-Elidia, 2018) : ou de la nécessaire spécialisation dans la production de commentaires scientifiques d’œuvres littéraires.

 

Dans les maisons d’édition, on fait flèche de tout bois pour exploiter le filon de la bande dessinée, et spécialement quand il s’agit de l’œuvre de Georges Rémi dit Hergé (1907-1983). Toutes les thématiques y passent et l’on ne serait pas surpris de voir sortir prochainement un article, voire un ouvrage, sur les tics du capitaine Haddock ou les diverses variétés d’oiseaux dans la production hergéenne.
 
De formation, Bob Garcia est ingénieur mais il a rapidement bifurqué vers la littérature, en tant qu’auteur de romans policiers et critique littéraire. Passionné de jazz et de littérature populaire, il a publié depuis 2005 déjà une dizaine d’« essais » sur le monde d’Hergé. 
 
Ici l’auteur choisit l’angle de vue de la religion au sens large, on devrait plutôt écrire des croyances religieuses. Mais il n’est ni historien ni théologien, ce qui se ressent en définitive beaucoup à la lecture de son ouvrage qui s’adresse avant tout au grand public, peu exigeant au plan scientifique. Sa thèse, qui au demeurant s’avère discutable, consiste à affirmer qu’Hergé a préservé intactes tout au long de son œuvre les valeurs chrétiennes et qu’il a pareillement promu le respect des autres grandes religions.
 
Lorsqu’il quitte la simple énumération du fait religieux pour pénétrer vaille que vaille dans la partie explicative, Bob Garcia ne fait généralement que reprendre, souvent in extenso, le bon, et le moins bon, d’autres experts de l’univers d’Hergé (Assouline, Apostolidès, Goddin, Peeters, Blin…). Au plan strictement académique, il se réfère encore aux travaux de Ph. Delisle (l’un des spécialistes incontestés de la religion chrétienne dans la bande dessinée), ce qui constitue bien entendu une bonne idée mais ne s’avère aucunement novateur.
 
À plusieurs reprises dans ce livre, Garcia passe à côté d’explications claires et pertinentes, voire commet quelques inexactitudes ou contre-vérités pourtant évitables. J’étaie soigneusement mon propos avec un unique exemple très parlant qui suffira amplement à justifier la critique.
 
Aux p. 126-127, il présente un épisode de la bande dessinée Jo, Zette et Jocko. Dans le second opus de cette série, Destination New-York, publié en 1938-1939, les petits héros posent leur stratonef H 22 sur un terrain glacé au pôle nord, brisant au passage train d’atterrissage et hélice. Ils y rencontrent des Esquimaux et un sympathique missionnaire aviateur, le « P. Francoeur ». Garcia se satisfait d’un laconique « Hergé s’appuie sur des faits historiques bien réels » et renvoie à un site canadien francophone généraliste pour sept lignes de commentaires sur le point de départ des missions esquimaude en 1911 par l’entremise de Mgr Gabriel Breynat (1867-1954) qui confia cette mission au P. Rouvière. Passons sur le caractère à l’évidence anachronique de l’exemple cité et sur le fait que le P. Rouvière ne peut raisonnablement être qualifié d’apôtre des Esquimaux puisqu’à peine un peu plus de deux ans après son départ, il périt en compagnie de son confrère le P. Le Roux, tous deux assassinés et en partie dévorés par deux Esquimaux. D’autre part, je dois ajouter que les efforts de la congrégation des Oblats de Marie Immaculée ne s’étaient pas limités au vicariat du Mackenzie comme semblerait le faire croire ce bref commentaire repris par l’auteur. Dès 1913, dans le vicariat de Keewatin-Baie d’Hudson, les PP. Arsène Turquetil et A. Le Blanc avaient également entrepris la conversion des Esquimaux de la région de Chesterfield Inlet. 
 
Par contre, il y avait bien d’autres éléments intéressants que l’auteur aurait pu relever dans ces planches de Jo, Zette et Jocko. Il est très probable qu’avec le personnage du P. Francoeur (nom bien entendu imaginaire), Hergé établisse ici une référence directe à la figure d’un vrai oblat aviateur, le P. Paul Schulte (1896-1975). 
 
 
Ce dernier, ancien pilote de l’armée de l’air allemande pendant la Première guerre mondiale, était entré chez les Oblats en 1922. Après avoir fondé la MIVA (Missionalium Vehiculorum Associatio) en 1927 et avoir œuvré en Afrique du Sud, il fut le premier prêtre à célébrer une messe dans les airs, le 6 mai 1936, à bord du dirigeable Hindenburg, avant d’être envoyé la même année dans le Grand Nord afin de pourvoir aux missions de ravitaillement avec son avion Stinson Reliant équipé de flotteurs.
 
C’est d’ailleurs un avion de ce modèle que dessine Hergé dans l’album, même s’il l’équipe avec des skis. Or en août 1938, la presse catholique répercuta une mission de sauvetage de 3500 km effectuée par le P. Schulte avec son avion, défiant les éléments afin de sauver le P. Julien Cochard (1907-1990), atteint par une grave infection pulmonaire dans sa mission la plus septentrionale du monde, Arctic Bay. Le P. Schulte parviendra à amener à temps le missionnaire malade à l’hôpital de Chesterfield Inlet. À cette occasion, Pie XI envoya au P. Schulte sa paternelle bénédiction pour cet exploit. Il est possible qu’Hergé ait eu connaissance de l’événement au moment d’imaginer les planches consacrées à la visite de Jo et de Zette au pôle. À noter que le nom de l’avion du P. Schulte est le Saint Luke et que le nom de Sancta Maria II, donné par Hergé à l’aéroplane dans sa fiction, s’avère en réalité celui de l’avion de Mgr Breynat, un modèle Junkers offert par la MIVA et piloté par Louis Bisson, un civil chargé du transport du matériel pour les missions oblates du Mackenzie.
 
 
Néanmoins Paul Schulte n’était pas un missionnaire attaché à un poste de mission parmi les Inuit et il ne portait pas non plus la barbe. Hergé a donc fusionné ses traits de personnalité avec ceux d’un missionnaire francophone à longue barbe noire, avec toque de fourrure et anorak porté au-dessus de la soutane, s’inspirant peut-être des photos du P. français Pierre Henry ou des PP. belges Antoine Binamé et Frans Van de Velde, qui firent l’objet d’articles de la presse belge générale et spécialisée à cette période. Néanmoins, sous cette latitude et au milieu du mois de novembre, un missionnaire aurait plutôt été vêtu de fourrures, comme les Inuit… De façon classique et pour ne pas nuire à la simplicité de l’histoire destinée à un jeune public, Hergé a donc condensé plusieurs figures d’oblats – le missionnaire, le frère technicien, le pilote – dans un seul personnage. 
 
Signalons la mention par Hergé de l’utilisation d’un poste de TSF par le missionnaire, effectivement d’un usage très courant dans les missions isolées de l’Arctique, puisque seule possibilité de contact permanent avec le monde extérieur et les confrères.
 
De plus, Garcia n’a pas relevé non plus l’erreur commise par Hergé qui présente un missionnaire apprenant le français à ses ouailles esquimaudes. Outre que cela n’aurait été que très peu utile aux Esquimaux des régions polaires, les missionnaires oblats apprenaient la langue inuite et s’adressaient donc à leur fidèles dans leur langue natale, tant dans la vie quotidienne que dans les cérémonies religieuses… Hergé ne l’ignore sans doute pas mais on a affaire ici à un artifice nécessaire pour la progression du récit.
 
Tout ce passage fait en tout cas explicitement écho à la propagande développée dans la littérature missionnaire par les Oblats durant l’Entre-deux-guerres, spécialement pour leurs missions du Grand Nord réputées – à juste titre – très difficiles. Ainsi, dans une case, un Esquimau avertit le Père qu’il est demandé parce qu’un enfant est malade et qu’un vieux sorcier demande à être baptisé à l’article de la mort, deux thématiques récurrentes des récits oblats. Il est possible aussi qu’Hergé se soit simplement inspiré d’articles publiés dans la presse quotidienne, par exemple ceux de l’écrivain et artiste brabançon Louis Wilmet (1881-1965), qui envoyait régulièrement des contributions aux journaux catholiques pour évoquer entre autres les missions polaires des oblats.
 
 
Pour conclure, si, au départ, l’intention de l’auteur paraît certainement heureuse, force est de constater que le produit final ne comblera pas totalement les attentes d’un lecteur pointilleux.
 
 
Eddy LOUCHEZ (TECO/RSCS)

Publié le 03 avril 2018