Le crampon à toute épreuve des bactéries

 

Le petit monde des bactéries n’arrête pas de nous surprendre. L’équipe du professeur Yves Dufrêne vient de démontrer qu’un staphylocoque est capable de s’agripper fortement à une cellule hôte en cas de stress mécanique puis de « lâcher prise » au-delà d’un certain seuil. Pour mieux aller infecter un autre endroit ?

Post-doctorante au sein du Louvain Institute of Biomolecular Science and Technology (LIBST), Marion Mathelié-Guinlet campe le décor comme une physicienne… qu’elle est : « Nous essayons de comprendre comment les forces physiques influencent le comportement des cellules. » L’équipe d’Yves Dufrêne, Directeur de recherche FNRS, étudie plus précisément les interactions qui se produisent lorsqu’une bactérie adhère à une surface abiotique (comme un cathéter) ou à une cellule pour pouvoir coloniser et ensuite infecter son hôte (lire aussi Le stress du staphylocoque doré). Elle commence par s’accrocher à celui-ci notamment grâce à des adhésines, protéines d’adhésion qu’elle exprime à sa surface, qui se lient étroitement à des protéines extracellulaires hôtes comme par exemple le fibrinogène, protéine du plasma sanguin. Lors de telles interactions, on sait que les bactéries sont soumises à des conditions de cisaillement, de flux, notamment dans les vaisseaux sanguins ou les voies urinaires. On pourrait alors intuitivement penser que plus ces conditions sont rudes, plus le cisaillement est important et plus la bactérie va avoir tendance à se détacher de son hôte, perdant ainsi de son pouvoir pathogène. Or il n’en est rien : des études, à l’échelle d’une population de cellules, ont montré que lorsque le cisaillement est fort, l’adhésion bactérienne pouvait être, en réalité, renforcée. Cette capacité de la bactérie à renforcer son adhésion (elle est plus forte et elle dure plus longtemps) lorsque le stress mécanique auquel elle est soumise augmente, est potentiellement dû à la formation de liaisons qu’on appelle des catch bonds (liaisons d’accrochage). Ce comportement paradoxal a été démontré, à l’échelle moléculaire, dans les années 2000 chez la célèbre bactérie Gram-négative E-Coli (en simplifiant, on dira que les bactéries Gram-négatives sont celles qui possèdent deux membranes séparées par une mince paroi). Mais qu’en est-il d’autres bactéries, notamment Gram-positives (qui ne possèdent qu’une membrane et une paroi épaisse) C’est ici que la nouvelle publication[1] de l’équipe du Professeur Dufrêne prend toute son importance.

Staphylococcus pseudintermedius

« Nous avons choisi d’étudier un staphylocoque, non pas le célèbre staphylocoque doré cette fois mais le Staphylococcus pseudintermedius, pathogène pour les chiens (responsable par exemple de dermatites et d’infections auriculaires), précise Marion Mathelié-Guinlet. Nous nous y sommes intéressés non seulement car il peut être transmis à l’Homme mais aussi parce qu’il exprime des protéines d’adhésion, notamment la protéine SpsD, qui sont similaires à celles du staphylocoque doré, en termes de structure et d’interactions avec certaines protéines que nous exprimons nous-mêmes dans nos cellules comme le fibrinogène. » Il s’agit d’interactions qui impliquent un mécanisme bien particulier, le dock, lock, and latch (DLL, accostage, verrouillage) mis en évidence notamment entre les adhésines du staphylocoque doré et nos fibrinogènes. Les forces d’adhésion mises en jeu entre deux protéines liées par ce mécanisme sont très fortes, de l’ordre du nanonewton (10-9 N), alors qu’en général, les interactions qui lient adhésines et protéines de l’hôte sont de l’ordre de quelques dizaines à centaines de piconewton (10-12 N).

L’équipe néolouvaniste s’est alors posé deux questions : pourquoi ces liaisons sont-elles si fortes ? Sont-elles aussi des liaisons d’accrochage, les fameux catch bonds ?

Microscope à force atomique

Pour étudier les interactions entre une bactérie (ou plutôt ses protéines d’adhésion) et un hôte, les chercheurs utilisent un microscope à force atomique (AFM). « C’est comme un lecteur de disque vinyle, à la différence près que nous n’obtenons pas un son mais une mesure de force, s’enthousiasme Marion Mathelié-Guinlet. Une pointe très fine balaie la surface de l’échantillon, ce qui permet de cartographier cette surface pixel par pixel, mais également d’en extraire les propriétés nanomécaniques. Plus étonnant encore, il est possible de greffer certaines biomolécules d’intérêt sur la pointe AFM et donc d’aller sonder les interactions (force d’adhésion, rupture etc) entre cette molécule et un échantillon, comme les protéines de la surface bactérienne». Dans le cas du staphylocoque étudié, les chercheurs ont constaté qu’on avait affaire à un système de clé-serrure. La clé serait le fibrinogène (sur la pointe AFM), la serrure étant la protéine d’adhésion de la bactérie, SpsD. Mais il y a une astuce : l’insertion, qui se fait entre deux domaines de l’adhésine, provoque un changement dans la structure tridimensionnelle de cette dernière. Du coup, le fibrinogène se retrouve bloqué au sein de l’adhésine. « Un peu comme lorsque vous tournez une clé dans une serrure : si vous ne la tournez pas à fond, vous ne pouvez plus la retirer ». Sauf à exercer une force importante, la fameuse force d’environ 2 nN.

Reste alors la seconde question : est-ce que cette forte interaction est encore renforcée en cas de stress plus important ? Autrement dit, a-t-on affaire à une liaison de type catch bond ? « Nous avons soumis les liaisons à différentes forces pour mimer différents stress auxquels la bactérie pourrait être soumise, continue Marion Mathelié-Guinlet. Et on a vu émerger un phénomène de catch bond : quand on augmentait la force exercée sur le complexe d’adhésion, le temps mis par la liaison pour rompre augmentait. Mais si la force dépassait un certain seuil critique, la durée de la liaison diminuait. Cette transition est typique d’une liaison d’accrochage. » C’est la première fois qu’un phénomène de catch bond a ainsi pu être observé sur une bactérie Gram-positive et surtout sur une cellule vivante : l’expérience de l’UCLouvain est en effet réalisée sur des cellules vivantes et non sur des protéines purifiées comme cela a été le cas dans le passé.

La voie vers un autre type de traitement

Pour Marion Mathelié-Guinlet, cette découverte est importante. « Cela montre une vraie stratégie de la part des bactéries. Tout d’abord, en situation de stress (dans les vaisseaux sanguins ou les voies urinaires par exemple), elles s’attachent à leur hôte de manière très forte, efficace et prolongée. Mais si le stress augmente au-delà d’un seuil critique, elles affaiblissent leur liaison et se détachent, très probablement pour aller infecter d’autres organes. Car c’est cela leur job : se disséminer pour propager l’infection ! »

Cette meilleure compréhension du comportement des bactéries est évidemment un pas franchi vers la mise au point de traitements antibactérien alternatifs. Non pour guérir d’une infection -comme c’est le cas aujourd’hui avec un traitement antibiotique- mais pour l’empêcher en interdisant à la bactérie de s’accrocher puis de disséminer à travers l’organisme.

Henri Dupuis

Coup d’œil sur la bio de Marion Mathelié-Guinlet

Si le parcours de Marion Mathelié-Guinlet est quelque peu atypique, il est appelé à l’être de moins en moins : l’actuelle pandémie de Covid ne montre-t-elle pas que la médecine a besoin de chercheurs de disciplines très différentes et parmi eux, les physiciens. Marion Mathelié-Guinlet en tout cas en est convaincue. Originaire du Sud-Ouest de la France, elle décroche un diplôme d’ingénieur en physico-chimie à l’Ecole Centrale de Lyon (2014). Un diplôme très multidisciplinaire, une caractéristique qui trouve sans doute son origine dans son milieu familial. « J’ai vécu dans une famille aux horizons variés, du droit à la médecine, ce qui a, en réalité, aiguisé mon attrait « contraire » pour les sciences fondamentales, précise-t-elle amusée ; j’ai donc très tôt été attirée par les mystères de la biologie, mais je souhaitais y apporter un œil de physicien et analyser les problèmes à l’échelle de la molécule. » Ce qui ne l’empêche pas de compléter sa formation par… un master en astrophysique décroché à l’université de Manchester. Après cette échappée vers l’infiniment grand, retour au microscopique pour le doctorat défendu au sein du Laboratoire Ondes et matières d’Aquitaine (LOMA) à Bordeaux, sur les interactions entre bactéries et nanoparticules (2017). Un sujet qui devait assez naturellement la conduire vers l’équipe du professeur Yves Dufrêne où elle devient chercheuse post-doctorante en 2018.

[1]Force-clamp spectroscopy identifies a catch bond mechanism in a Gram-positive pathogen, Marion Mathelié-Guinlet et al., Nature Communications, https://www.nature.com/articles/s41467-020-19216-8

Publié le 15 décembre 2020