Opinion ou discours de haine ?

En Belgique, les propos discriminatoires sont punis par la loi. Mais que faire quand ces propos se situent à la frontière entre l’opinion et le discours incitant à la haine ? l’équipe de Barbara De Cock, linguiste à l’UCLouvain, a mené une étude avec la VUB visant à analyser les caractéristiques linguistiques des propos d’hommes et de femmes politiques sur les réseaux sociaux, avant et pendant la campagne électorale de mai 2019. Des stratégies incitant à la haine tout en contournant la sentence judiciaire ont clairement été identifiées.

Depuis quelques années, un tweet ou un post Facebook peut devenir une information de premier plan, même pour les personnes non-actives sur ces réseaux sociaux. Tant les personnalités politiques que les quidams y exposent leurs pensées et opinions librement, menant parfois à certains écarts. D’un côté, des discours incitant à la haine peuvent circuler, c’est-à-dire des messages qui encouragent publiquement des personnes à discriminer ou à commettre des actes de haine et de violence à l’égard d’individus ou de groupes sur base d’un critère protégé. Ceux-ci sont interdits et punis par la loi. De l’autre côté, il y a ceux qui utilisent les réseaux sociaux pour donner une simple opinion, sans jugement de valeur global sur un groupe ciblé. Entre les deux, il y a une “zone grise”. C’est cette dernière que des chercheurs de l’UCLouvain et de la VUB ont décidé d’étudier, suite à un appel à projet d’Unia, qui lutte au quotidien contre le discours de haine en ligne.

Quel corpus ?

Avez-vous déjà lu un message sur un réseau social, qui alimentait ou justifiait la discrimination ou la haine envers certains groupes, sans pour autant y inciter explicitement ? Ce genre de messages sont nombreux. Qu’en est-il du côté du monde politique ? L’équipe de chercheurs a collecté tous les tweets et posts Facebook de 4 comptes par parti belge siégeant au parlement pendant la législature précédant celle de mai 2019. Tant du côté francophone que néerlandophone, ils ont sélectionné pour leur corpus le compte du président de parti, le compte général du parti et deux comptes de personnes importantes de ce parti, ayant un lien avec les thématiques traitées par Unia comme la discrimination. Barbara De Cock et ses collègues se sont penchés sur les messages postés sur Twitter et Facebook durant deux périodes phares : du 26 janvier au 26 février 2019 (période non-électorale) et du 26 avril au 26 mai (campagne électorale).

Collecter et filtrer les données

La plus grosse partie de ce travail de recherche fut la collecte de données. “Notre recherche s’est concentrée sur les discours relatifs à des groupes ou individus caractérisés par leur conviction religieuse ou philosophique, leur origine ethnique ou leur orientation sexuelle, soit des critères de discrimination liés aux missions d’Unia”, détaille la linguiste. Grâce à un outil informatique (Facepager), les chercheurs ont collecté les données Facebook, et avec l’aide du CENTAL, ils ont téléchargé les tweets. Deuxième étape de travail : le filtrage des discours de “zone grise”. “Nous devions sélectionner les discours qui créent de manière implicite ou explicite une représentation dévalorisante voire menaçante d’un groupe social donné, justifiant potentiellement la discrimination ou la haine envers ce groupe”, détaille Barbara De Cock. Pour cela, les équipes francophone et néerlandophone ont parcouru tous les messages, puis sélectionné ceux qui étaient pertinents en se demandant à chaque fois : s’agit-il d’une opinion ? D’un discours de haine ? Ou d’un message entre les deux, qui est ressenti par une partie de la population comme discriminant ? “Cette sélection fut manuelle car les stratégies linguistiques utilisées sont souvent implicites et c’est donc difficilement automatisable”, détaille la linguiste.

Des stratégies pour contourner la sentence judiciaire

Ces différentes étapes de travail ont mené nos chercheurs à plusieurs conclusions et observations. Première observation générale : les messages analysés contiennent très peu de stratégies incitant ouvertement à la haine, mais se basent surtout sur un langage implicite et indirect. “Ils suggèrent plus qu’ils n’affirment que certains groupes représentent un problème voire un danger”, note la chercheuse. Dans ces messages, plusieurs stratégies linguistiques sont employées.

  • Créer une opposition claire entre le propre groupe (endogroupe) et un autre groupe via la suggestion d’une composition homogène de chacun. Par exemple, Etienne Dujardin (MR) a retweeté une phrase d’Henri Guaino : “La grande faiblesse de l’Occident n’est pas dans le nombre ni dans la taille, mais dans le reniement de soi”. Cette citation suppose que “L’Occident”, et donc les “Occidentaux”, ont une identité propre, intrinsèque, permanente, qu’ils tendent à renier.
  • Représenter l’exogroupe de façon négative sur base de caractéristiques supposées en l’associant à des phénomènes ou actions négatives. Par exemple, Yasmine Dehaene (PP), poste sur Facebook : “Vente de drogue à chaque coin de rue (...) les logements où vous ne trouvez plus un nom européen”. La juxtaposition de ces informations invite à faire le lien entre la vente de drogue et les non-Européens.
  • Disqualifier les discours adverses. Par exemple, “La gauche nous surprendra toujours en faisant preuve d’une créativité à toute épreuve pour justifier ces chiffres (...) en vue de séduire un électorat communautaire à qui elle doit tant”, a posté sur Facebook le compte officiel des Listes Destexhe.
  • Recourir à l’hyperbole. Par exemple, Yasmine Dehaene (PP) publie sur Facebook : “Moi je peux vous dire que c’est catastrophique”, en parlant de la situation dans les rues de Bruxelles.
  • Employer des formes comme “nous” et “vous” pour rester vague. Par exemple, Yasmine Dehaene (PP), dans ce même post Facebook, écrit : “les quartiers où on nous chasse”. Qui se cache derrière le “on” et le “nous” ? Dans cet exemple, le choix du verbe est d’ailleurs soigné car “chasser” évoque l’idée d’une action intentionnelle agressive.
Plus de messages « limites » en campagne électorale ?

La question de recherche initiale posée par Unia était : y a-t-il plus de messages de “zone grise” avant la campagne électorale ou pendant la campagne électorale ? A celle-ci Barbara De Cock répond : “De façon générale, les hommes et femmes politiques publient davantage en campagne électorale qu’en dehors. Mais il n’y a pas plus de messages d’incitation à la haine pendant la campagne. Cela s’expliquerait en partie par un mode de campagne “permanent” ou en tout cas continu depuis les élections d’octobre 2018, dû à la chute du gouvernement”. Y a-t-il plus de messages de “zone grise” dans le nord ou dans le sud du pays ? “Dans notre corpus, il y en a plus en Flandre parce qu’il y a plus de tweets de manière générale pour la période sélectionnée”, répond la linguiste. Côté francophone, ces messages sont majoritairement produits par des candidat.e.s des Listes Destexhe et du Parti Populaire, mais ils apparaissent aussi dans le discours de personnalités d’autres partis francophones. Côté néerlandophone, les messages de la “zone grise” proviennent d’un seul et même parti politique, le Vlaams Belang. Vient ensuite la N-VA avec un nombre très limité de cas. De cette expérience Barbara De Cock ressort un enseignement : “On trouve relativement peu de messages de ‘zone grise’ dans les discours de personnalités politiques proéminentes. Il semble que ces personnes ont conscience des limites juridiques qui existent.” Maintenant que le rapport de recherche vient d’être publié, l’équipe de chercheurs pense déjà à l’avenir : “Nous collaborons avec Unia pour intégrer ces résultats dans leur travail, par exemple dans les formations, les collaborations, le traitement des signalements de messages discriminatoires”, annonce la linguiste.

Lauranne Garitte

Coup d’œil sur la bio de Barbara De Cock

Barbara De Cock est docteure en linguistique espagnole (KULeuven 2010) et chargée de cours en linguistique espagnole à l'UCLouvain depuis 2012. Depuis 2015, elle est également responsable du pôle de recherche en linguistique. Sa recherche porte entre autres sur l'analyse de discours politiques, de discours produits en ligne et de discours sociétaux (p.e. des rapports concernant les droits humains, le débat concernant l'écologie).

Publié le 07 juillet 2020