C.E.D.A.W., 17 février 2020, F.H.A. c. Danemark, comm. n° 108/2016

Louvain-La-Neuve

La vulnérabilité procédurale des demandeurs d’asile.

Asile – Comité CEDEF – Discrimination – Violences fondées sur le genre – Expulsion – Irrecevabilité – Charge de la preuve.

Devant le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, la première difficulté des victimes de violations des droits fondamentaux, se situe au niveau de la recevabilité de leurs demandes. La charge de la preuve pèse largement sur les épaules du demandeur d’asile pourtant moins outillé par rapport à l’État partie.

Alfred Ombeni Musimwa

A. Décision

Avant de présenter la position du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après : Comité), ce commentaire propose de résumer les faits (1), d’évoquer les décisions prises par les services danois de l’immigration (2) et de décrire la procédure devant le Comité (3).

1. Résumé des faits

L’auteure de la communication est F.H.A., de nationalité somalienne, née en 1988. Après la mort de ses parents, elle est recueillie par son oncle et maltraitée par l’épouse de ce dernier. En 2010, F.H.A. exprime sa volonté de se marier avec l’homme de son choix qu’elle présente à son oncle. Celui-ci s’y oppose catégoriquement. Le 5 janvier 2011, F.H.A. se marie l’insu de son oncle. En février 2011, l’oncle de F.H.A. l’oblige à revenir chez lui, puis l’enchaîne par la cheville (pt. 2.6). En mars de la même année, il la force à épouser, à titre de compensation, le père d’un villageois décédé, heurté accidentellement par un des cousins de F.H.A. Peu de temps après, elle réussit à s’échapper, et à s’enfuir avec son premier conjoint. En 2014, toujours recherchée par son oncle, F.H.A. s’enfuit en Ethiopie, et ensuite rejoint par avion et sans document de voyage valable le Danemark le 19 août 2014. Elle y introduit immédiatement une demande d’asile. Elle déclare craindre que son oncle la tue du fait de s’être mariée contre sa volonté et d’avoir fui l’homme qu’elle avait été obligée d’épouser. Elle dit aussi avoir peur d’être forcée de revivre avec cet homme (par. 4.3).  Elle souligne enfin qu’elle ne peut prétendre à une protection des autorités de son État contre ces violences, du fait qu’il n’existe guère de protection contre ce phénomène répandu, et que le clan de son oncle est puissant (par. 3.2).

2. Décisions prises par les autorités danoises

En août 2015, le Service danois de l’immigration rejette la demande d’asile de F.H.A. Elle introduit un recours à la Commission danoise de recours des réfugiés. En novembre de la même année (2015), la décision du Service de l’immigration est confirmée par cette Commission.

En substance, les services danois de l’immigration considèrent que les motifs sous-tendant la demande d’asile de F.H.A. manquent de crédibilité, que le récit de l’auteure est improbable, et que sur plusieurs points, ses déclarations semblent avoir été inventées pour l’occasion (pt. 4.4 et 4.7). En conséquence, les autorités danoises décident de la renvoyer dans son pays d’origine, la Somalie.

Ayant épuisée toutes les voies de recours internes, et face au risque d’être expulsée vers son pays d’origine, F.H.A. saisit le Comité.

3. Procédure devant le Comité

La procédure devant le Comité se déroule en deux temps. Le Comité procède par un examen de la recevabilité de la communication, qui ouvre ou non la voie à l’examen du fond de la demande. Par ailleurs, le Comité peut demander – sans préjuger de la forme (recevabilité) ou du fond (violation ou non) de la communication – des mesures provisoires, notamment la surséance d’une décision d’expulsion de l’auteure tant que le Comité examine sa communication. Ce fut le cas dans l’affaire commentée (pt. 1.2).

- Teneur de la communication

Devant le Comité, F.H.A. soutient qu’au vu des faits vécus et du risque de subir à l’avenir des actes inhumains et dégradants contre lesquels elle ne serait pas protégée, son renvoi vers la Somalie violerait ses droits qu’elle tient de l’article premier, et des alinéas d, e, et f du deuxième article de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après : CEDEF) (pt. 3.3). En somme, ces dispositions proscrivent tout acte ou pratique opérant une distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe, et ayant pour effet ou pour but d’enfreindre les droits humains et libertés fondamentales des femmes. De plus, ces dispositions obligent les États parties (la Convention et le Protocole facultatif y afférent lient le Danemark depuis le 21 mai 1983 pour la première, et le 22 décembre 2000 pour le second) à prendre les mesures positives nécessaires visant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes. En outre, l’auteure reproche aux services danois de l’immigration de se concentrer sur les incohérences mineures de son récit pour justifier le rejet de sa demande d’asile, en accordant moins d’importance aux actes de torture évoqués (pt. 5.4), la violence familiale et fondée sur le genre, le mariage forcé et l’existence de normes sociales patriarcales et discriminatoires en Somalie (pt. 5.5).

- Observations du Danemark

En réaction à la communication de F.H.A., le Danemark relève entre-autres que l’auteure n’a pas établi d’erreur, ni de déni de justice ou d’arbitraire dans l’évaluation par la Commission de recours de réfugiés de sa demande, ni relevé d’irrégularités dans la prise de décision (pt. 4.7) ou de facteur de risque dont les instances danoises de l’immigration n’auraient pas tenu compte (pt. 4.5). Il note en outre « qu’il appartient à l’auteure de démontrer la vraisemblance des motifs d’asile invoqués par elle et qu’elle n’a pas satisfait à la charge de la preuve qui pesait sur elle » (pt. 4.13). Il en déduit l’absence de fondement de la communication de l’auteure (pt. 4.1 et 4.19). Il soutient en outre que son expulsion vers son pays d’origine ne constituerait pas une violation des droits qu’elle tient de l’article premier, et des alinéas d, e, et f du deuxième article de la CEDEF (pt. 4.19).

- Position du Comité

Dans ses délibérations basées sur la communication de F.H.A. et les observations du Danemark, le Comité décide de l’irrecevabilité de la communication de l’auteure (pt. 7). Il estime que pour être recevable, l’auteure devrait démontrer que l’examen de sa demande d’asile par les services danois de l’immigration l’expose à la discrimination fondée sur le genre, et que son renvoi en Somalie l’exposerait à la persécution (pt. 6.9).

 

B. Eclairage

Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes est de plus en plus régulièrement saisi en matière d’expulsion[1]. Devant le Comité, la première difficulté des victimes des violations des droits fondamentaux se situe au niveau de la recevabilité de leurs plaintes. Plusieurs communications ne franchissent pas cette étape. En pareil cas, le Comité n’examine pas s’il y a eu ou non violation de la CEDEF. En d’autres termes, il n’arrive pas à l’étape d’accorder (ou pas) à l’auteur de la communication, la protection des droits que lui garantit la Convention.

En vertu du droit international des droits humains, l’État est tenu de respecter le principe de non-refoulement. Ce principe veut que les autorités nationales ne puissent pas renvoyer une personne dans un autre État où elle risque de subir de graves violations des droits humains, notamment des actes de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants[2]. La preuve d’un tel risque qui détermine le bénéfice ou non du principe de non-refoulement pèse – dans le cas d’espèce – sur le demandeur (par. 4.13). Cette affirmation du Danemark n’est ni contestée ni nuancée par le Comité qui s’aligne auxdites conclusions en ces termes : « Le Comité constate qu’en l’espèce, les autorités de l’État partie chargées de l’examen de la demande d’asile ont conclu que les déclarations de l’auteure manquaient de crédibilité en raison d’un certain nombre d’incohérences factuelles et de l’insuffisance des éléments présentés à l’appui de la demande » (par. 6.7).

La décision du Comité dans cette affaire interroge au regard notamment de son raisonnement dans une précédente affaire en matière d’expulsion[3]. Dans cette affaire, le Comité – ayant à l’esprit l’existence en Jordanie de stéréotypes discriminatoires qui portent atteinte aux droits des femmes (CEDEF, R.S.A.A. et al. c. Danemark, par. 29) – reprochait au Danemark de s’être contenté uniquement de contradictions du récit et de la non-crédibilité de l’auteure qui en découlait pour rejeter sa demande d’asile (par. 8.5). Le Comité soulignait que les autorités nationales doivent être actives dans la recherche et la production des éléments de preuve nécessaires en appui aux demandes d’asile (par. 10.b.iv), et que celles-ci doivent être acceptées à l’aune de l’éventualité raisonnable de persécution de la demandeuse si elle était renvoyée dans son pays (par. 10.b.ii). Or, dans l’affaire commentée, c’est sur les mêmes bases que le Danemark rejette la demande d’asile de F.H.A. (par. 6.7) et le Comité est bien conscient et juge légitimes les préoccupations de l’auteure relatives aux violences et à la discrimination fondées sur le genre qui existent et qui portent atteinte aux droits des femmes en Somalie (par. 6.9). Nonobstant, il fait peser sur la seule auteure la charge de la preuve qu’elle serait persécutée en cas de renvoi en Somalie (par. 6.9). Pourtant, en matière d’asile, la charge de la preuve doit tenir compte de la vulnérabilité du demandeur d’asile, de son profil spécifique et du contexte du pays d’origine. Généralement, les demandeurs d’asile sont confrontés à des difficultés d’ordre pratique ou psychologique qui affectent leur capacité à établir le risque des violations de leurs droits fondamentaux (notamment les actes de torture, les traitements cruels, inhumains ou dégradants) et à réunir les preuves[4].

En outre, il y a lieu d’attirer l’attention sur le fait que le Danemark n’a pas suffisamment tenu compte des mauvais traitements antérieurs, y compris des actes de torture que la Commission danoise des réfugiés n’a pas jugé nécessaire de faire constater par examen médical (par. 4.17). Si les traitements cruels, inhumains ou dégradants antérieurs ne constituent pas en eux-mêmes un motif d’asile, ils fournissent cependant un indice solide d’un risque futur de persécutions ou de mauvais traitements[5] (C.J.U.E., M.M. c. Irlande, par. 16.4). De plus, tout comme le Comité, le Danemark reconnait que règnent en Somalie, violence et discrimination fondées sur le genre (par. 4.13, 4.14 et 6.9). Ces considérations auraient pu conduire les autorités danoises de l’immigration à accorder à F.H.A. le bénéfice du doute dans l’évaluation de la crédibilité de ses déclarations[6].

La vulnérabilité des demandeurs d’asile est à la fois personnelle (liée à son statut d’étranger en quête de protection) et procédurale par comparaison à la force procédurale des autorités nationales. Le demandeur d’asile est tenu de fournir les faits et les éléments de preuve à l’appréciation des autorités nationales (Cour eur. D.H, R.C. c. Suède, par. 52, et CEDEF, R.P.B. c. Philippines, par. 7.5), seules compétentes pour accorder l’asile. Devant le Comité, c’est encore au demandeur d’asile de prouver en quoi l’évaluation de sa demande par les autorités nationales l’expose à la discrimination fondée sur le genre, et au risque de persécution en cas d’expulsion.

La jurisprudence récente des Cours européennes marque une certaine évolution dans ce domaine. S’il reste que le demandeur d’asile doit étayer ses allégations, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme « note que l’obligation d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents de la cause pendant la procédure d’asile est partagée entre le demandeur d’asile et les autorités nationales chargées de l’immigration. [ … Que] les règles relatives à la charge de la preuve ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention [et qu’]Il est également important de tenir compte de toutes les difficultés qu’un demandeur d’asile peut rencontrer à l’étranger pour recueillir des éléments de preuve […] » (Cour eur. D.H., J.K. et autres c. Suède, par. 96 et 97). De même, la Cour de justice de l’Union européenne souligne que l’exigence de coopération qui pèse sur l’État, veut que si pour quelque raison que ce soit, le demandeur d’asile ne peut produire de preuves complètes, actuelles ou pertinentes, l’État coopère activement avec le demandeur afin de permettre l’établissement de tous les éléments de nature à étayer sa demande d’asile (C.J.U.E., M.M. c. Irlande, par. 66).  

En matière d’expulsion, le Comité ne pourra garantir efficacement les droits découlant de la CEDEF qu’en ancrant dans sa jurisprudence l’égalité des armes en matière de preuve. A cet effet, il devra assez clairement, à l’exemple de la jurisprudence des Cours européennes, préconiser le principe du partage de la charge de la preuve entre le demandeur d’asile (auteur de la communication) et l’État partie. Ce dernier – et contrairement au premier – dispose des ressources nécessaires permettant de combler la vulnérabilité procédurale du demandeur d’asile (M.M. c. Irlande, par. 66). Dès lors, l’État ne pourra plus se limiter à la simple détection des incohérences dans le récit du demandeur, ni à la seule évaluation des faits et des éléments de preuve, mais à concourir, en coopération avec le demandeur d’asile, à la recherche et à la production de l’ensemble des éléments de preuve permettant d’évaluer objectivement l’éligibilité (ou non) du demandeur à la protection internationale.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 17 février 2020, F.H.A. c. Danemark, Com. n° 108/2016.

Jurisprudence :

Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 15 juillet 2019, R.S.A.A. et al. c. Danemark, Com. n° 86/2015.

Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 21 février 2014, R.P.B. c. Philippines, Com. n° 34/2011.

Cour eur. D.H., 23 août 2016, J.K. et autres c. Suède, req. n° 59166/12.

Cour eur. D.H., 9 mars 2010, R.C. c. Suède, req. n° 41827/07.

C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M. c. Irlande, C-277/11, ECLI :EU :C :2012 :744.

Doctrine :

CARLIER, J.-Y. et SAROLÉA S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

GRIBOMONT H., « Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes : une deuxième décision dans une affaire d’expulsion », Cahiers de l’EDEM, décembre 2019.

RAVARANI, G., « Evaluation de la crédibilité des demandeurs d’asile : charge de la preuve et limites de l’examen par la CEDH », Cour européenne des droits de l’Homme, Discours prononcé lors de louverture de l’année judiciaire – séminaire – 27 janvier 2017.

SAROLEA S., « Notes sous C.C.E., arrêt 126 484 du 30 juin 2014. Le partage de la charge de la preuve en matière d’asile », Newsletter EDEM, août 2014.

UNHCR, Au-delà de la preuve : Evaluation de la crédibilité dans les systèmes d’asile européens, Bruxelles, mai 2013.

Pour citer cette note : A. Ombeni Musimwa, « La vulnérabilité procédurale des demandeurs d’asile », Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.

 


[2] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 454.

[3] Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 15 juillet 2019, R.S.A.A. et al. c. Danemark, Com. n° 86/2015.

[5] G. Ravarani, « Evaluation de la crédibilité des demandeurs d’asile : charge de la preuve et limites de l’examen par la CEDH », Cour européenne des droits de l’Homme, Discours prononcé lors de louverture de l’année judiciaire – séminaire – 27 janvier 2017, p. 3.

Publié le 30 septembre 2020