CEDEF, 15 juillet 2019, R.S.A.A. et al. c. Danemark, com. n° 86/2015

Louvain-La-Neuve

Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes : une deuxième décision dans une affaire d’expulsion.

Asile – violences domestiques – mariage forcé – discrimination – genre – UNRWA

Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes constate que le Danemark a manqué à ses obligations au titre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, en n’appréciant pas correctement le risque de violence grave fondée sur le genre auquel un mère et ses filles seraient exposées en cas de renvoi en Jordanie. Il s’agit de la seconde fois que le Comité se prononce dans une affaire d’expulsion.

Hélène Gribomont

A. Arrêt

1. Rétroactes

L’auteure de la communication est une Palestinienne, née et élevée dans le camp de réfugiés de Yarmouk, géré par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Elle bénéficie d’un passeport jordanien à la faveur de son mariage avec un ressortissant jordanien. Elle a cinq enfants, deux filles avec elle au Danemark et trois garçons restés en Jordanie.

L’auteure et ses filles sont arrivées au Danemark en 2012. Elles ont introduit une demande d’asile sur la base des déclarations suivantes. Elles ont été victimes de menaces et de mauvais traitements de la part de son mari et de la famille de celui-ci, qui appartiennent à un clan jordanien influent. Ces maltraitances se sont aggravées quand l’auteure s’est opposée au mariage forcé de sa fille de 20 ans à un homme plus âgé. Son mari l’a battue et torturée. Un homme d’environ 35 ans a ensuite demandé en mariage sa fille de 15 ans. L’auteure a feint de donner son accord, ayant en fait décidé de fuir avec ses deux filles. Pour voyager hors de la Jordanie non accompagnée de son mari, elle avait besoin d’une autorisation écrite de celui-ci, signée et enregistrée auprès de la police. Elle lui a fait croire qu’elle devait se rendre au chevet de sa mère malade, au Danemark. Elle est donc entrée au Danemark, accompagnée de ses filles, avec leurs passeports jordaniens et des visas en règle délivrés par l’ambassade du Danemark en Jordanie.

Le Service de l’immigration a rejeté leur demande d’asile. La Commission de recours des réfugiés a confirmé cette décision. Ils ont considéré que la demande manquait de crédibilité, que les explications données ainsi que l’exposé des faits présentés par l’auteure étaient évasifs, peu clairs et, parfois, contradictoires et que les faits semblaient avoir été inventés.

Par la suite, l’auteure a appris que son mari l’accusait d’avoir enlevé leurs deux filles et qu’un mandat d’arrêt, selon lequel elle était condamnée par défaut à deux ans de prison, avait été délivré contre elle. Elle a alors demandé à la Commission de recours des réfugiés de rouvrir son dossier de demande d’asile sur la base du mandat d’arrêt. La Commission a rejeté la demande. Les autorités danoises ont informé l’auteure de son expulsion en Jordanie.

L’auteure a saisi le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, ayant épuisé toutes les voies de recours internes.

2. Constatations

Devant la Comité, l’auteure soutient qu’en la renvoyant en Jordanie avec ses filles, le Danemark violerait les obligations que lui imposent les articles 1er et 2, d), lus conjointement avec les articles 2, e) et f), et 15, § 4[1] de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

L’article 1er définit l’expression « discrimination à l’égard des femmes ». Il s’agit de toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine.

L’article 2 engage les états à prendre tout type de mesures de lutte contre les discriminations et ce, sans délai. Les alinéas a), f) et g) ont fait l’objet d’un rapprochement de la part du Comité. Il considère qu’ils consacrent l’obligation pour les États de fournir une protection juridique et d’abroger ou de modifier toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique discriminatoire. En vertu de l’alinéa b), les dispositions législatives doivent prévoir des sanctions suffisamment dissuasives et efficacement mises en œuvre. L’alinéa c) vise les tribunaux qui se trouvent tenus d’appliquer le principe d’égalité tel que Consacré par la Convention, d’interpréter le droit et d’attirer l’attention des autorités compétentes sur les éventuelles incompatibilités entre le droit interne et les dispositions conventionnelles. L’alinéa d) s’applique aux pratiques discriminatoires et violences perpétrées par les autorités publiques, institutions ou agents de l’État. Ils doivent s’abstenir de toute discrimination, qu’elle résulte tant d’une norme discriminatoire que d’un acte ou d’une institution publique ou d’un de ses représentants. L’alinéa e) concerne les discriminations pratiquées par des personnes privées. La responsabilité de l’État est plus indirecte : il a une obligation positive de prendre les meure nécessaires pour éliminer les discriminations[2].

L’auteure présente plusieurs conséquences qu’aurait son renvoi en Jordanie.

  • Elle et ses filles seront victimes de traitements inhumains et dégradants, de violence domestique et de maltraitance grave, infligés par son mari, furieux car déshonoré par elle. Elle explique avoir été exposée, avec ses enfants, pendant 25 ans de mariage, à des violences et à des traitements dégradants, sans aucun moyen de demander la protection des autorités jordaniennes compte tenu de leurs pratiques discriminatoires et de la situation avantageuse de la famille de son mari. Elle ajoute que, malgré ses demandes répétées formulées dans le contexte de la procédure d’asile, les autorités danoises n’ont pas recouru à une approche faisant valoir ses droits en tant que femmes (para. 3.2).
  • Elle ne sera pas en mesure de solliciter la protection de ses autorités, eu égard à la législation, les pratiques juridiques et les normes culturelles du pays qui sont discriminatoires envers les femmes. À cela s’ajoute son statut de réfugiée palestinienne apatride qui la fragilise davantage devant les autorités (para. 3.3).
  • Elle sera arrêtée, ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt et d’une condamnation. Dans ce cas, son mari aurait la garde complète de leurs filles, elle ne pourrait plus les défendre et sa fille serait forcée d’épouser un homme plus âgé (para. 3.4).
  • Elle ne disposera d’aucun lien social dès lors qu’elle n’a aucun lien familial et qu’elle a vécu pendant 25 ans dans l’isolement sous le contrôle de son mari (para. 3.5).

Le Danemark estime que la Commission de recours des réfugiés a soigneusement évalué la crédibilité de l’auteure, les informations générales disponibles sur son pays et les circonstances qui lui sont propres d’une part, et que l’auteure n’a pas prouvé qu’il était probable qu’à leur retour en Jordanie, elle et ses filles soient exposées à un risque de persécutions justifiant l’octroi de l’asile d’autre part. Il considère que l’auteure essaie d’utiliser le Comité comme un organe d’appel pour que les faits présentés à l’appui de sa demande d’asile soient réexaminés (para. 4.13).

Le Comité rappelle qu’« il appartient généralement aux autorités nationales d’évaluer les faits et les éléments de preuve ; ainsi que l’application de la législation interne dans un cas particulier, à moins qu’il ne puisse être établi que l’évaluation est partiale ou fondée sur des stéréotypes préjudiciables liés au genre qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, qu’elle est manifestement arbitraire ou qu’elle représente un déni de justice » (para. 8.4). La question dont est saisi le Comité est donc de « savoir si la décision concernant la demande d’asile de l’auteure a été entachée d’une irrégularité, en ce que les autorités de l’État partie n’auraient pas apprécié correctement le risque de violence grave fondée sur le genre auquel l’auteure et ses filles seraient exposées en cas de renvoi en Jordanie » (para. 8.4).

Le Comité estime qu’il incombait au Danemark de procéder à une évaluation individualisée du risque réel, personnel et prévisible auquel l’auteure s’exposerait en tant que femme ayant sciemment quitté son époux violent et fui la Jordanie avec leurs deux filles mineures risquant un mariage forcé. Il constate que le Danemark s’est contenté exclusivement d’un certain nombre de déclarations contradictoires et s’est satisfait de la non-crédibilité de l’auteure qui en découlait (para. 8.5). Il a donc failli à son obligation. Et ce d’autant plus que dans son rapport périodique sur la Jordanie, le Comité s’est dit préoccupé « par la persistance de stéréotypes discriminatoires profondément ancrés concernant les rôles et les responsabilités des femmes et des gommes dans la famille et dans la société, qui mettent trop en avant le rôle traditionnel des femmes en tant que mères et en tant qu’épouses et, partant, portent atteinte au statut social et à l’autonomie des femmes et entravent leurs parcours scolaires et leurs carrières professionnelles » (para. 29). Il avait également souligné que « les attitudes patriarcales se multipliaient au sein des autorités de l’État et de la société, et que l’égalité femmes-hommes est de plus en plus ouvertement contestée par des groupes conservateurs » (para. 29).

Le Comité juge également que les autorités danoises n’auraient pas dû directement rejeter l’argument de l’auteure, selon lequel elle n’avait pas pu demander la protection des autorités en Jordanie et ne serait pas en mesure de le faire à son retour. Il estime qu’elles auraient dû avoir égard au niveau de tolérance envers la violence à l’égard des femmes en Jordanie tel que décrit dans le rapport périodique (para. 33) et dans les informations complémentaires fournies par l’auteure. Ce niveau de tolérance s’illustre, par exemple, par la persistance des crimes d’honneur en dépit des modifications apportées récemment à la législation, par la tendance à ignorer les plaintes pour violence déposées par les femmes et par le recours continu des autorités jordaniennes à la détention administrative, ou « garde à des fins de protection », des femmes et des filles susceptibles d’être victimes des crimes en question (para. 8.7).

Enfin, le Comité estime que le Danemark n’a pas accordé le poids nécessaire à la situation de vulnérabilité de l’auteure en tant que réfugiée palestinienne. Il renvoie encore une fois à son rapport périodique (para. 11, e) ainsi qu’à d’autres rapports, dans lesquels il est fait part de préoccupations quant à des cas de retrait arbitraire de la nationalité jordanienne aux citoyens d’origine palestinienne, y compris à des femmes. Le retrait de la nationalité en ferait une apatride et la mettrait dans une situation de vulnérabilité des femmes apatrides en Jordanie (para. 8.8).

Le Comité conclut que le Danemark n’a pas correctement pris en considération le risque réel, personnel et prévisible que couraient l’auteure et ses filles d’être victimes de violence fondées sur le genre si elles étaient renvoyées en Jordanie (para. 8.9). Le Danemark a en conséquence manqué à ses obligations et l’expulsion de l’auteure et de ses filles violerait l’article 2, d), e) et f), lus conjointement avec l’article 1er de la Convention (para. 9). Le Comité recommande au Danemark de rouvrir le dossier relatif à la demande d’asile de l’auteure et de ses filles en tenant compte de ses commentaires et de s’abstenir de les renvoyer de force en Jordanie. Il fait également plusieurs recommandations générales sur la procédure d’asile lorsque les demandeuses sont des victimes de violences de genre. Celles-ci ne doivent pas être refoulées, quel que soit leur statut de résidence, vers un pays où leur vie serait mise en danger ou dans lequel elles pourraient être victime de violence fondée sur le genre ou de torture ou mauvais traitements. Les demandes d’asile doivent être acceptées non pas à l’aune du critère de probabilité mais à celui de l’éventualité raisonnable que la demandeuse a des craintes bien fondées d’être persécutée à son retour. Les demandeuses d’asile doivent recevoir les informations opportunes sur la procédure d’asile. Les décideurs doivent utiliser tous les moyens dont ils disposent pour produire et/ou vérifier les éléments de preuve nécessaires en appui à la demande, y compris en cherchant à recueillir des informations auprès de sources gouvernementales ou non gouvernementales fiables sur la situation des droits de l’homme dans le pays d’origine, surtout en ce qui concerne les femmes et les filles (para. 10).

B. Éclairage

Les constatations commentées sont les secondes prises par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes en matière d’expulsion. Le présent commentaire permet de mettre en lumière ce Comité, et la Convention, un peu moins connus que les autres textes et organes onusiens (1). L’occasion est également d’exposer ces premières constatations en matière d’expulsion et, ce faisant, de faire état des quelques principes qui peuvent être dégagés de cette modeste mais non négligeable jurisprudence (2).

1. La Convention et le Comité, en général

La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies. À ce jour, 189 états en sont Parties, ce qui en fait la deuxième convention protectrice des droits de l’homme la plus ratifiée après la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Elle ne vise pas la lutte contre les discriminations fondées sur le sexe ni sur le genre mais celles subies spécifiquement par les femmes. Son objectif final reste toutefois que l’égalité entre les femmes et les hommes dans la jouissance des droits humains. « Pour y parvenir, elle dépasse les exigences traditionnelles d’une égalité juridique formelle et la théorie classique des droits fondamentaux pour s’intéresser aux femmes en situation et à la réalité de la lutte contre les discrimination »[3].

Ainsi, les dispositions s’attaquent aux difficultés rencontrées spécifiquement ou très majoritairement par les femmes comme la grossesse et la maternité (articles 4, § 2, 11, § 2 et 12, §2) (qui sont encadrées afin d’éviter qu’elles ne renforcent les stéréotypes (article 11, § 3)), l’abandon scolaire (article 10, f)), la précarité rurale (article 14, § 1er) ou la prostitution (article 6). La Convention lutte ainsi contre les discrimination in situ en s’intéressant aux femmes dans leur réalité, au-delà de la recherche d’une stricte égalité juridique. L’égalité en droit entre les femmes et les hommes restent néanmoins la priorité de la Convention (article 3). Plus encore, la Convention demande aux états d’agir jusque dans les consciences individuelles, afin de modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes (article 5, a)). C’est donc au patriarcat lui-même, à la discrimination structurelle fondée tant sur le sexe que sur le genre que la Convention s’attaque[4]

Le Comité chargé de superviser la mise en œuvre des droits garantis par les états parties est institué par l’article 17 de la Convention. Comme les neuf autres organes conventionnes de protection des droits humains établis sous l’égide des Nations Unies, il est composé d’experts indépendants dont la tâche principale est d’examiner les rapports périodiques adressés par les états parties. Depuis l’adoption du Protocole facultatif à la Convention en 1999[5], le Comité peut également se prononcer sur des plaintes présentées par des particuliers (article 2) et ouvrir des enquêtes sur des situations de violations graves ou systématiques de la Convention dans les états ayant accepté cette procédure (article 8)[6].

Les constatations rendues par le Comité, sur la base de plaintes individuelles, ne sont ni des arrêts ni des jugements mais constituent des avis sur l’existence ou non d’une violation d’un droit de la Convention par un état partie et sont donc formellement dépourvues de force juridique obligatoire. Par conséquent, comme pour les autres comités, l’application des constations du Comité est laissée à la bonne volonté des états concernés. Toutefois, à l’instar de celles prises par le Comité des droits de l’homme, ces constatations ne sauraient être uniquement déclaratoires. Le Comité se comporte en effet comme un organe quasi-juridictionnel et les constatations qu’il adopte se rapprochent à plusieurs égards du cadre judiciaire.

Tout d’abord, en plus de l’interprétation qu’il apporte aux dispositions de la Convention afin d’en préciser le sens et la portée, la Comité qualifie juridiquement le comportement de l’état en cause dans ses constatations. Ainsi, il estime que « l’état partie n’a pas examiné et abrogé cette disposition, contrairement aux obligations que lui impose l’article 2 g) de la Convention », qu’il « ne s’est pas acquitté de ses obligations et qu’il a ainsi violé les droits de l’auteur aux termes des dispositions de l’article 2 a), b) et e) et de l’article 5 a) », que « les faits dont il est saisi ne font pas apparaitre de violation du paragraphe 2 b) de l’article 11 de la Convention ». Ce rapprochement avec un organe juridictionnel est renforcé par la présence d’une motivation détaillée des décisions et d’opinions séparées jointes à celles de la majorité des membres du Comité dans certaines affaires.

Ensuite, le Protocole additionnel autorise le Comité à accompagner ses constatations de recommandations (article 7, § 3). Par exemple, dans sa première décision rendue sur le fond dans l’affaire A.T. c. Hongrie, le Comité a demandé à la Hongrie de « prendre des mesures immédiates et efficaces pour garantir l’intégrité physique et mentale » de la victime et de sa famille, d’offrir à la victime « un lieu sûr pour y vivre avec ses enfants », de « veiller à ce qu’elle reçoive une pension alimentaire et l’aide juridique voulue assorties d’une indemnisation proportionnelle aux dommages physiques et mentaux qu’elle a subis et à la gravité des violations de ses droits dont elle a été victime ». Ainsi, via ses recommandations, le Comité n’hésite pas à se placer sur le terrain de la réparation des violations, rapprochant plus encore ses constatations d’une décision de justice.

Enfin, le Protocole met en place une obligation d’exécution (article 7, § 4) et une procédure de suivi (article 7, § 4). Cela distingue encore plus les constatations adoptées par le Comité d’un simple avis et renforce leur caractère quasi judiciaire. Reste qu’elles n’ont pas l’autorité de chose jugée, à défaut pour le Comité d’être une juridiction internationale[7].

Selon Diane Roman, la Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes présente une originalité intrinsèque : « l’établissement d’un lien entre la reconnaissance et l’exercice des droits d’un part, et le contexte culturel et social dans lequel ces droits s’inscrivent d’autre part »[8]. Et le Comité de souligner que la Convention « rappelle les droits inaliénables des femmes, mais elle va plus loin, car elle tient compte de l’influence que la culture et les traditions exercent sur les comportements et les mentalités de la collectivité, restreignant considérablement l’exercice par les femmes de leurs droits fondamentaux ». C’est ainsi « à une véritable révolution culturelle qu’invite la Convention, au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes mais aussi de leur émancipation »[9]. Comme le souligne Rikki Holtmaat, si la Convention exige des changements considérables dans la société, c’est tout autant pour assurer l’égalité que pour donner plus de place à la diversité et à la liberté, de façon à permettre à chacun de décider par lui-même ce que signifie être une femme ou un homme[10].

2. La Convention et le Comité, en matière d’expulsion

La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes est ainsi un texte protecteur des droits humains fort et original. Malheureusement, il n’a été à ce jour que très peu mobilisé dans le contentieux de l’asile. Outre la décision commentée, le Comité ne s’est en effet prononcé qu’une fois, en 2015, dans l’affaire A. c. Danemark, sur un cas d’expulsion. L’auteure est une ressortissante pakistanaise, illettrée de la minorité chrétienne du Punjab, déboutée de sa demande d’asile au Danemark. Elle affirmait avoir été victime d’actes de violence de genre, ayant subi trois agressions au Pakistan, au salon de beauté où elle travaillait, à son domicile et pendant qu’elle était dans un taxi avec son fils, commises soit parce qu’elle s’est mariée sans le consentement de la famille de son conjoint (un ressortissant pakistanais titulaire d’un permis de séjour permanent au Danemark), soit parce que le métier qu’elle exerçait était considéré comme étant immoral (« clinique du sexe », « sale métier »). Elle estimait donc que son expulsion vers le Pakistan l’exposerait à de graves formes de violence sexiste. Le Comité considère que le fait que l’auteure ne soit pas en mesure de donner des informations précises sur l’identité exacte des responsables des trois agressions ne justifiait pas que l’on mette sa crédibilité en doute et que, par conséquent, le rejet de sa demande d’asile était manifestement arbitraire (para. 9.3). Il souligne en outre que le fait que l’auteure n’ait pas sollicité la protection de l’état ou déposé plainte auprès des autorités avant de quitter son pays d’origine ne devrait pas préjuger la suite à réserver à sa demande d’asile, notamment lorsque la violence à l’égard des femmes y est tolérée ou que les autorités ignorent souvent les plaintes déposées par des femmes à ce sujet (para. 9.4). Encore, il estime que le Danemark n’a pas dûment pris en considération le fait que l’auteure était une Punjabi de souche, illettrée, de confession chrétienne, n’ayant pas de soutien familial, vivant dans un village au Pakistan loin de son mari et qui était traitée comme une prostituée par la société dans son ensemble, y compris les services de police (para. 9.5). Partant, le Comité conclut qu’il existe des motifs sérieux de penser que l’auteure serait exposée à un risque réel, personnel et prévisible d’être victime de formes graves de violence sexiste en cas de retour au Pakistan (para. 9.8), que le Danemark ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent et a donc violé les droits que l’auteure tient de l’article 2, c) et d), de la Convention (para. 11).

Il ressort de cette décision, ainsi que de la décision commentée, que les états violent leurs obligations au titre de la Convention dans deux cas.

Premièrement, si l’état renvoie une demandeuse d’asile dans un pays où sa vie serait mise en danger ou dans lequel elle pourrait être victime de violence sexiste ou de torture ou de mauvais traitements. Dans les constatations commentées (para. 7.8), comme dans celles de l’affaire A. c. Danemark (para 8.3 et 9.6), le Comité renvoie à deux recommandations générales[11]. Dans la recommandation générale n° 19 sur la violence à l’égard des femmes (1992), le Comité constate que la violence fondée sur le genre, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l’homme, constitue une discrimination, au sens de l’article 1er de la Convention, et que ces droits comprennent le droit à la vie et le droit à ne pas être soumis à la torture (para. 7). Il précise son interprétation de la violence à l’égard des femmes en tant que forme de discrimination fondée sur le genre dans la recommandation générale n° 35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale n° 19 (2017). Il réaffirme l’obligation qu’avaient les états parties d’éliminer la discrimination à l’égard des femmes, y compris la violence fondée sur le genre, obligation qui crée une double responsabilité pour les états : celle qui découle des actes ou omissions de l’état partie ou de ses acteurs d’une part, et celle qui résulte des actes ou omissions des acteurs non étatiques d’autre part (para. 21). Un état qui renverrait une personne vers un autre état où il est prévisible que de graves actes de violence fondée sur le genre se produiront commettrait donc une violation de la Convention. Il y a également violation lorsque, face aux actes de violence fondée sur le genre, il n’est prévu aucune protection de la part de l’état vers lequel la personne doit être expulsée.

Deuxièmement, lorsque la procédure d’asile en place dans l’état partie ne contient pas de garanties procédurales tenant compte de la situation particulière des femmes afin que les demandeuses d’asile puissent présenter leurs arguments sur une base d’égalité et de non-discrimination. Autrement dit, le Comité examine si l’évaluation de la demande d’asile faite par les autorités compétentes du pays d’accueil a été discriminatoire (fondée sur des stéréotypes préjudiciables liés au genre qui constituent une discrimination à l’égard des femmes).

À cet égard, le Comité adresse à l’état des recommandations « de manière générale », à la suite des recommandations concernant l’auteure de la communication. Certaines d’entre elles sonnent comme des garanties procédurales à respecter ou à instaurer. Dans la décision commentée, le Comité enjoint au Danemark de veiller à ce que les demandeuses d’asile soient informées en temps voulu de l’importance du premier entretien et de quel type d’informations sont pertinentes dans ce cadre. Dans la décision A., il prescrit au Danemark d’instituer des garanties procédurales tenant compte de la situation particulière des femmes, afin que les demandeuses d’asile puissent présenter leurs arguments sur une base d’égalité et de non-discrimination. Il donne les indications suivantes : que les fonctionnaires qui conduisent les entretiens avec les demandeuses d’asile recourent à des techniques et à des procédures qui tiennent compte du sexe, de l’âge et d’autres motifs croisés de discrimination et de désavantage qui accentuent les violations des droits fondamentaux dont sont victimes les femmes réfugiées et demandeuses d’asile ; que les demandeuses d’asile soient placées dans des conditions favorables lors de l’entretien afin qu’elles puissent rendre compte de leur situation, y compris d’informations sensibles et personnelles, notamment dans le cas de personnes qui ont survécu à des traumatismes, à la torture ou à de mauvais traitements et à des violences sexuelles, et qu’elles disposent de suffisamment de temps pour témoigner ; et que des mécanismes d’orientation vers une assistance psychosociale et d’autres services de soutien soient disponibles avant et après l’entretien. Encore, il impose d’adopter un système d’identification adapté pour les femmes demandeuses d’asile et réfugiées, qui ne soit pas fondé sur des préjugés et des conceptions stéréotypés de la femme, et de veiller à ce que les policiers et les agents de l’immigration soient suffisamment formés, supervisés et surveillées afin qu’ils tiennent compte des spécificités liées à l’appartenance sexuelle et s’interdisent toute pratique discriminatoire dans leurs rapports avec les demandeuses d’asile et les réfugiées.

Ces garanties procédurales sont d’autant plus importantes aujourd’hui eu égard aux violences que subissent les femmes sur les trajets d’asile, notamment en Libye. Si ces violences ne déterminent pas nécessairement le besoin de protection (puisqu’elles ne sont pas à l’origine de la fuite du pays d’origine), elles doivent être prises en considération pour la tenue de la procédure. En droit belge, c’est l’un des desseins qu’on peut conférer à l’article 48/9, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 qui prévoit que le demandeur d’asile « a la possibilité de faire valoir de manière précise et circonstanciées, dans un questionnaire auquel il répond avant la déclaration prévue à l’article 51/10, les éléments dont ressortent ses besoins procéduraux spéciaux, et ce afin de pouvoir bénéficier des droits, et se conformer aux obligations, prévus dans le présent chapitre ».

3. Conclusion

La décision commentée, et les observations ci-dessus, ne peuvent qu’encourager les avocats des demandeuses d’asile déboutées à saisir le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Les constatations prises par celui-ci n’ont certes pas de valeur juridique contraignante. Toutefois, tel que susmentionné, des procédures d’exécution et de suivi sont mises en place, ce qui ajoute une dimension aux décisions.

L’opportunité de saisir le Comité a un intérêt d’autant plus grand que la position de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de violences fondées sur le genre, invoquées par des demandeuses d’asile déboutées alléguant le risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, est loin d’être protectrice des femmes. En attestent sa jurisprudence en matière de mutilations génitales féminines[12] (Collins et Akaziebie c. Suède, Izevbekhai et autres c. Irlande, Omeredo c. Autriche, Sow c. Belgique et R.B.A.B.et autres c. Pays-Bas) et en matière de mariages forcés et/ou de crimes d’honneur[13] (A.A. et autres c. Suède et R.H. c. Suède)[14].

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : CEDEF, 15 juillet 2019, R.S.A.A. et al. c. Danemark, com. n° 86/2015

Jurisprudence :

- CEDEF, 19 novembre 2015, A. c. Danemark, com. n° 53/2013 ;

- CEDEF, 15 juillet 2013, M.N.N. c. Danemark, com. n° 33/2011 (irr.);

Doctrine :

- DELZANGLES B. et MÖSCHEL M., « Le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes : trente ans d’activités en faveur des femmes », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, pp. 49-80 ;

- Grosbon S., « Splendeur et misère de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, pp. 19-47 ;

- HOLTMAAT R., « The CEDAW: a holistic approach to women’s equality and freedom », in HELLUM A. et SINDING-AASEN H., Women’s human rights, CEDAW in International, Regional and National Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, pp. 95-123 ;

- NIVARD C., « La Convention, un outil pour l’égalité », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, pp. 107-132.

- ROMAN D., « Stéréotypes de genre et rôles traditionnels : la dimension émancipatoire de la Convention », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, pp. 133-153.

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes : une deuxième décision dans une affaire d’expulsion », Cahiers de l’EDEM, décembre 2019.

 


[1] Au titre de l’article 15, § 4, de la Convention, l’auteure allègue que conformément à la pratique établie par les autorités jordaniennes, elle devait demander la permission de son mari pour quitter la Jordanie avec ses enfants. Le Comité considère que ces allégations relèvent non pas de la responsabilité du Danemark mais de la Jordanie (para. 7.5).  

[2] C. NIVARD, « La Convention, un outil pour l’égalité », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, pp. 126-128.

[3] S. Grosbon, « Splendeur et misère de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, p. 26.

[4] Ibid., pp. 26-30.

[5] Le Belgique a ratifié le protocole le 17 juin 2004.

[6] B. DELZANGLES et M. MÖSCHEL, « Le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes : trente ans d’activités en faveur des femmes », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, p. 49.

[7] Ibid., pp. 74-77.

[8] D. ROMAN, « Stéréotypes de genre et rôles traditionnels : la dimension émancipatoire de la Convention », in ROMAN D. (dir.), La Convention de pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pédone, 2014, p. 133.

[9] Ibid. p. 134.

[10] R. HOLTMAAT, « The CEDAW: a holistic approach to women’s equality and freedom », in HELLUM A. et SINDING-AASEN H., Women’s human rights, CEDAW in International, Regional and National Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 96.

[11] Le Comité se réfère également à la recommandation générale n° 32 sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et d’apatridie (2014).

[12] Voy. E. Brems, « Strong women don’t need asylum (the European Court on FGM) », 19 août 2010 ; D. Roman, « Le droit d’asile pour les victimes de mutilations génitales féminines », Recueil Dalloz, 9 juin 2016, n° 21, pp. 1215-1219 ; C. Verbrouck, « Quand la Cour européenne des droits de l’homme méconnait les réalités des mutilations génitales féminines et des violences de genre qui y sont liées », Rev. trim. dr. h., 2018, n° 114, pp. 451-463.

[13] Voy. T. Spijkerboer, « Gender, Sexuality, Asylum and European Human Rights », Law and Critique, 2018, vol. 29, n° 2, pp. 221-239.

[14] A contrario, voy. Cour eur. DH, 20 juillet 2010, N. c. Suède, req. n° 23505/09.

Publié le 23 décembre 2019