Conseil d’État, arrêt n° 248.424 du 1er octobre 2020

Louvain-La-Neuve

Quand se renvoyer la balle transforme les voies de recours en matière de détention des enfants migrants en un dédale kafkaïen.

Arrêté royal du 22 juillet 2018 – Détention des familles avec enfants mineurs – « maisons familiales » – Centre 127bis – Conseil d’État – nature du contrôle – annulation partielle – Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Dans ce qu’il convient probablement d’appeler « la saga » des recours juridictionnels tendant à remettre en cause la détention des enfants migrants, l’arrêt du Conseil d’État du 1er octobre 2020 réduit, par son approche formaliste, les espoirs que l’arrêt en suspension avait pu faire naître. Si trois dispositions de l’arrêté royal du 22 juillet 2018 édictant certaines prérogatives du personnel des centres fermés sont annulées, cette décision laisse persister les lacunes dénoncées par les associations requérantes en termes de protection de la vie privée et familiale des familles et des enfants migrants, voire de risque de traitement inhumain ou dégradant.

Germain Haumont et Emmanuelle Bribosia

A. Arrêt

1. L’acte attaqué : l’arrêté royal du 22 juillet 2018 définissant le régime de détention des étrangers dans les « maisons familiales »

L’arrêt commenté résulte d’un recours en annulation introduit par quinze associations, francophones et néerlandophones, et l’ordre des barreaux francophones et germanophone contre la quasi-totalité des dispositions composant l’arrêté royal du 22 juillet 2018 définissant le régime de détention des familles d’étrangers avec enfants dans ce qu’il nomme les « maisons familiales »[1].

Comme l’a constaté « avec une vive préoccupation » le Comité des droits de l’enfant à l’occasion de ses observations finales de 2019 à propos de la Belgique, dès l’entrée en vigueur de cet arrêté, « l’État partie a recommencé à détenir des familles avec des enfants, notamment dans des centres fermés ». Il n’a, en effet, fallu qu’une dizaine de jours pour qu’une première famille soit enfermée dans ce que l’arrêté qualifie de « maison familiale », à savoir une annexe fermée – mais « adaptée » – du centre 127bis à Steenokkerzeel[2].

La détention d’enfants en centres fermés avait pourtant cessé, depuis 2009, après plusieurs condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme, en raison des conditions de détention ayant cours dans ces centres[3], condamnations auxquelles se réfère abondamment le rapport au Roi précédant l’arrêté du 22 juillet 2018. En instaurant le régime des « maisons familiales », le Gouvernement a précisément entendu rencontrer ces critiques tout en réinstaurant la possibilité de détenir des familles avec enfants.

L’article 1er de l’arrêté du 22 juillet 2018 décrit ainsi la « maison familiale » comme un « lieu se trouvant dans un centre et adapté aux besoins d’une famille avec enfants mineurs ». L’article 2 précise que « l’organisation et le fonctionnement du centre doivent être aménagés à ces fins, en veillant spécifiquement aux besoins des familles et des enfants mineurs » et dispose que, « pour les enfants mineurs, des activités ludiques adaptées à leur âge sont notamment prévues ainsi que, durant l’année scolaire, la possibilité de suivre dans le centre un enseignement adapté à leur âge et à la durée limitée de leur séjour dans le centre ». Le lecteur attentif aura remarqué que l’auteur du texte a pris soin d’éviter le champ lexical carcéral. Il s’agit toutefois bien d’une détention, qui peut durer jusqu’à deux semaines, ce délai étant susceptible d’être renouvelé une fois[4].

2. L’arrêt du Conseil d’État : une annulation de certaines dispositions litigieuses 

Dès l’entame de son raisonnement, le Conseil d’État fixe les limites de son analyse : « contrairement à ce que les parties requérantes semblent soutenir lorsqu’elles dressent la ‘liste non exhaustive des défauts d’adaptation’ des maisons familiales à la situation particulière des enfants mineurs qui y sont placés, il n’appartient pas au Conseil d’État, juge de l’excès de pouvoir, de décider, en lieu et place du Roi, des mesures concrètes propres à assurer à la fois une transposition adéquate des conditions posées par l’article 17 de la directive 2008/115/CE pour la rétention de familles avec enfants mineurs et le respect des obligations positives découlant de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais seulement de vérifier si l’ensemble des garanties prévues par la directive le sont également par les dispositions de l’arrêté royal attaqué et si le régime des maisons familiales qu’il prévoit n’est pas contraire aux obligations positives découlant de la Convention pour protéger les enfants » (nous soulignons). Cette subtile – et à maints égards sibylline – remarque liminaire emporte des conséquences concrètes. En effet, dans une large mesure, le Conseil d’État refuse de se pencher sur les lacunes de l’arrêté litigieux, mises en évidence par les associations requérantes et posant potentiellement problème sur le plan des droits fondamentaux. Ainsi, les griefs pris tant de l’absence d’interdiction du port de l’uniforme à l’intérieur des « maisons familiales », que de l’absence d’obligation de formation spécifique dans le chef du personnel du centre, ou encore de l’absence de mesures générales excluant toute détention d’enfants « vulnérables parmi les vulnérables », par exemple ceux porteurs de handicaps ou les plus jeunes, sont jugés irrecevables.

De manière frappante, la haute juridiction administrative se retranche derrière une considération symétriquement inverse pour écarter le grief tiré de l’absence de protection contre les nuisances atmosphériques et sonores, pourtant considéré comme sérieux, au stade de l’arrêt en suspension : « il ne revient pas au Conseil d’État, saisi d’un recours en annulation dirigé contre un arrêté royal réglementaire ayant une portée générale pour le présent et pour le futur, de se prononcer sur la régularité de l’exécution qui a été donnée à celui-ci en examinant concrètement si les maisons familiales existant actuellement au centre 127bis respectent les exigences des articles 3 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais aux juridictions compétentes saisies dans le cadre d’autres recours dirigés, par exemple, contre les décisions prises en matière d’implantation comme les permis ou contre les décisions de placement ou de maintien en détention, d’examiner in concreto le respect des articles 3 et 8 de la Convention, l’arrêté royal ne violant pas, en tant que tel, ces dispositions ». Nous reviendrons sur ce distinguo dans le cadre de l’éclairage apporté ci-dessous. Remarquons simplement, à ce stade, que les plaideurs se trouvent pris en étau : s’ils critiquent l’arrêté de manière trop abstraite en listant ce qui, ne s’y trouvant pas, pourrait engendrer des illégalités, ils manquent leur cible ; mais s’ils le critiquent en montrant que certaines lacunes mènent concrètement à des illégalités, ils manquent tout autant leur cible.

Malgré les verres grossissants dont se sont ainsi munis les juges administratifs pour exercer leur examen, l’arrêt commenté annule trois des dispositions de l’arrêté du 22 juillet 2018. La première permettait de restreindre l’accès des familles aux espaces extérieurs desdites « maisons familiales » jusqu’à 22 heures par jour pour assurer l’ordre et la sécurité. Le Conseil d’État considère que rendre une telle restriction possible apparente la détention à un régime carcéral, ce qui contrevient aux enseignements strasbourgeois relatifs à l’enfermement des enfants. En effet, « selon la Cour européenne des droits de l’homme, des périodes de détente en plein air sont une nécessité pour les enfants détenus en vue de leur éloignement et le régime de détention doit leur être le moins carcéral possible ». Or, aux yeux du Conseil d’État, « vu la durée maximale possible de la restriction, celle-ci n’est pas justifiée à suffisance, aucun éclairage n’étant en outre donné quant aux incidents susceptibles de mettre en danger non seulement la ‘sécurité’ mais également ‘l’ordre’ ».

La seconde disposition censurée permettait au personnel des centres où sont situées lesdites « maisons » d’y pénétrer, sans condition, entre 6 et 22h. Cette possibilité porte atteinte à la vie privée et familiale de ces familles dès lors que, pour la durée de la détention, la « maison familiale » constitue leur « domicile » au sens de l’article 8 de la CEDH. Pour cette raison, « l’intimité et la tranquillité » de la famille doit y être garantie.

La troisième permet d’isoler pendant 24 heures un adolescent de plus de 16 ans qui engendre une menace pour la sécurité. Le Conseil d’État condamne ce régime dans la mesure où « l’isolement du mineur peut, le cas échéant, avoir lieu durant un jour et une nuit, dans un ‘local’ dont il n’est pas même spécifié qu’il soit équipé d’un lit et aménagé pour qu’il n’ait pas l’apparence d’un cachot ». Les modalités d’isolement n’étant pas adaptées à la situation d’un adolescent, elles ne garantissent pas le respect de l’article 3 de la CEDH ni des droits de l’enfant. A ce propos, le Conseil d’État note au passage que « pour un enfant étranger maintenu dans une maison familiale, le fait d’être séparé de ses parents et isolé dans un local implique une restriction supplémentaire de ses droits, déjà limités par le fait du maintien de la famille en une maison familiale ».

En résumé, seules des dispositions édictant certaines prérogatives du personnel des centres fermés sont annulées. En revanche, les griefs des associations requérantes mettant en évidence des lacunes dans la protection à prévoir, et en particulier celui tiré de l’absence de protection contre les nuisances atmosphériques et sonores ayant fait l’objet de discussions approfondies devant le Conseil d’État, sont écartés pour des motifs formels.

B. Eclairage

1. Antécédents : du constat de violation à Strasbourg au brevet constitutionnel

La Cour européenne des droits de l’homme, à rebours d’un consensus international naissant[5], a jusqu’ici refusé de reconnaître l’inconventionnalité de principe de la détention d’enfants dont la famille n’a pas le droit de séjourner sur le territoire d’un État et ce, sur le plan tant de l’article 5 (droit à la liberté) que de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la CEDH [6]. Cette attitude est conforme à sa tendance, en contentieux migratoire, à se retrancher derrière un « principe de droit international bien établi » en vertu duquel les États contrôlent souverainement l’accès à leur territoire et sont, pour cette raison, libres d’expulser les personnes étrangères qui n’ont pas le droit de s’y trouver[7]. Par conséquent, ce n’est bien souvent qu’à la lumière des circonstances particulières des espèces qui lui sont soumises que la Cour constate, à la marge du principe de souveraineté et de manière casuistique, des violations de la Convention[8].

En matière de détention d’enfants migrants, la Cour s’inquiète surtout des conditions et de la durée de la détention, qu’elle évalue à l’aune de l’âge des enfants concernés[9]. Au titre des premières, outre les cas les plus flagrants où les conditions de détention s’avèrent en elles-mêmes inhumaines, une liste de balises relatives aux besoins spécifiques des enfants se dégage progressivement de sa jurisprudence, toujours susceptible néanmoins d’évoluer selon les cas d’espèce. On y retrouve notamment la présence exigée d’aires de jeu (Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07, §95 ; 17 octobre 2019, G.B. et autres c. Turquie, req. n° 4633/15, §116) ainsi que le bannissement des nuisances génératrices d’angoisse telles qu’une présence policière ou des grillages visibles (Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07, §§95 et 102. Voir aussi : Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12, §113), ou le bruit continu des avions lorsque le centre se situe en bordure d’aéroport, voire celui des haut-parleurs du centre fermé (Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12, §113). A propos de ces nuisances génératrices d’angoisse, la Cour ne leur reconnait le niveau de gravité de nature à violer l’article 3 de la Convention que lorsque la détention a dépassé « une brève période », ce qui est le cas lorsque la détention a duré 18 jours (Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12, §114).

Dans un arrêt rendu sur la constitutionnalité de la disposition législative permettant l’enfermement d’enfants en « maisons familiales »[10], la Cour constitutionnelle a dû s’approprier cette jurisprudence casuistique de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle y constate que la détention d’enfants migrants n’est pas en soi contraire à la Convention (B.5.4), mais que lesdits enfants ne peuvent pas séjourner dans un lieu inadapté à leur âge (B.5.6), critère qu’elle ne définit que par renvoi à l’article 17 de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (B.8.4), qui dispose que :

1. Les mineurs non accompagnés et les familles comportant des mineurs ne sont placés en rétention qu’en dernier ressort et pour la période appropriée la plus brève possible.

2. Les familles placées en rétention dans l’attente d’un éloignement disposent d’un lieu d’hébergement séparé qui leur garantit une intimité adéquate.

3. Les mineurs placés en rétention ont la possibilité de pratiquer des activités de loisirs, y compris des jeux et des activités récréatives adaptés à leur âge, et ont, en fonction de la durée de leur séjour, accès à l’éducation.

4. Les mineurs non accompagnés bénéficient, dans la mesure du possible, d’un hébergement dans des institutions disposant d’un personnel et d’installations adaptés aux besoins des personnes de leur âge.

5. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue une considération primordiale dans le cadre de la rétention de mineurs dans l’attente d’un éloignement ».

La Cour européenne des droits de l’homme n’a pourtant pas pour habitude de se référer à cette disposition de l’Union européenne et dégage plutôt ses balises au creuset des circonstances particulières des espèces qui lui sont soumises. C’est ce qu’a remarqué la doctrine lorsqu’elle a critiqué la Cour constitutionnelle pour n’avoir pas, en définitive, défini plus précisément ce qu’elle voulait dire par lieux « adaptés aux besoins des familles », compte tenu que la directive elle-même reste évasive[11]. En effet, seules s’y trouvent établies la garantie de l’intimité familiale, qui suppose un logement séparé, et celle d’activités récréatives. 

La Cour constitutionnelle a cependant estimé qu’il ne lui appartenait pas, vu le niveau d’abstraction qui caractérise son office, d’aller plus loin : « il appartient au Roi de veiller à ce que les lieux dans lesquels des enfants mineurs peuvent être maintenus remplissent ces conditions [sont ici explicitement visées les conditions de l’article 17 de la directive 2008/115/CE, ndlr] ». Par un premier « renvoi de balle », la Cour constitutionnelle affirme qu’il ne lui appartient pas, « mais bien au Conseil d’État et aux cours et tribunaux de veiller au respect de ces exigences par le Roi » (B.8.4, nous soulignons). Ce renvoi nous amène, sans transition, à l’arrêt commenté.

2. Espoirs et désillusions devant le Conseil d’État

Jacques Fierens, avocat des associations requérantes dans l’arrêt commenté, résume le contexte juridique dans lequel le Conseil d’État a été saisi de la manière suivante : « les défenseurs de ces enfants et de leur famille (…) ont donc été réduits, à cause notamment de la Cour de Strasbourg et de la Cour constitutionnelle, à attaquer cet arrêté royal devant le Conseil d’État, non sur le principe de l’enfermement, mais sur les modalités de mise en œuvre de cette politique ferme et inhumaine »[12].

Sur ce plan, nous avons vu que le Conseil d’État n’a accepté de contrôler que les prescriptions positives contenues dans l’arrêté attaqué (« ce qui s’y trouve »), contrairement aux lacunes dénoncées par les requérantes (« ce qui ne s’y trouve pas »). Cette pusillanimité dissipe certains espoirs qu’avait fait naître l’arrêt en suspension rendu plus tôt dans la même affaire[13].

Le Conseil d’État y avait, en particulier, considéré qu’« il se déduit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que celle-ci n’admet la détention d’enfants en bas âge dans un lieu où ils sont exposés à des nuisances aéroportuaires importantes que pour une durée extrêmement courte ». Or, au terme de l’arrêté en cause, « des enfants en bas âge peuvent être détenus pour une durée pouvant aller jusqu’à un mois dans des maisons implantées sur le site du centre 127bis, situé en bordure de pistes de l’important aéroport belge de ‘Brussels Airport’ ». Le Conseil d’État avait, sur la base de ce constat, suspendu l’arrêté litigieux pour contrariété possible avec l’article 3 de la CEDH.

S’en est suivi un second round qui s’est déroulé sous forme de « guerre de rapports ». L’État a, entretemps, procédé à des travaux d’isolation sonore dans les « maisons familiales » et produit deux rapports d’expert, dont l’un démontre de manière peu satisfaisante et frôlant la mauvaise foi que « si les familles ne passent pas ou peu de temps à l’extérieur (par exemple 30 minutes par jour), les recommandations de l’OMS sont respectées ». Les associations requérantes ont, quant à elles, répliqué en déposant « une dernière pièce, constituée par les ‘notes de travail’ d’une étudiante de l’UCLouvain, Madame Léna Lahaye, active au sein de la Rosa Parks Law Clinic, qui a effectué des recherches très documentées sur le sujet et dont l’étude confirme et renforce les constatations de la requête en annulation ».

Le Conseil d’État s’est manifestement laissé impressionner par le tournant très prosaïque qu’ont pris les débats, qui « montrent (…) que les parties s’opposent sur le respect in concreto de ces articles par les maisons familiales telles qu’elles existent au sein du centre 127bis, compte tenu notamment des travaux supplémentaires d’isolation qui y ont été menés ». La haute juridiction administrative en tire comme conclusion que « le respect ou non des articles 3 et 8 de la Convention dépend des circonstances et conditions particulières de chaque lieu d’implantation ». Elle en veut pour preuve que « les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme auxquels se réfèrent les parties requérantes ont, par ailleurs, été rendus dans le cadre de recours concernant des décisions de placement et ont donné lieu à un examen concret des conditions de détention auxquelles ces familles ont été confrontées pour conclure à une violation de la Convention ».

Que penser de cette motivation ? Premièrement, le fait que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme soient rendus dans le contexte concret des décisions de placement est inhérent au système de protection mis en place par la CEDH. Les requérants ne peuvent la saisir que s’ils se prétendent victimes d’une violation et s’ils ont épuisé les voies de recours internes. Mais la juridiction strasbourgeoise, au fil de ses arrêts, éclaire toutefois le sens de la Convention, de sorte que ses interprétations s’imposent aux autorités internes – auxquelles il appartient, en premier lieu, de mettre en œuvre la Convention. Il va de soi que cette mission revient également aux juridictions de contentieux objectif. Pour ces dernières, se retrancher derrière le contexte concret des arrêts rendus à Strasbourg relève donc, du moins pour une part, d’une stratégie d’évitement.

Certes, dans le cadre du contentieux migratoire, la Cour européenne des droits de l’homme a tendance à se reposer davantage sur les circonstances particulières des espèces qui lui sont soumises que sur des principes abstraits et aisément réitérables. Mais il reste que, même en cette matière « d’exception », c’est « l’ordre juridique interne » qui doit fournir les garanties suffisantes pour éviter que des violations des droits humains soient perpétrées[14]. Dans le cadre de la détention d’enfants migrants, la Cour a ainsi eu l’occasion de critiquer les textes légaux servant de base à une détention en raison du manque de précision des garanties fournies par ce texte. Elle a, par exemple, pu constater qu’un « texte se contente de mentionner la nécessité de fournir des ‘chambres spécialement équipées, et notamment du matériel de puériculture adapté’ mais n’explicite aucunement les infrastructures nécessaires à l’accueil des familles ». Et de combiner ce constat avec des rapports d’experts dressés à propos de centres particuliers dont il ressort que, « si les autorités ont pris le soin de séparer les familles des autres détenus, il n’en demeure pas moins que les infrastructures disponibles dans la zone ‘familles’ du centre ne sont pas adaptées à la présence d’enfants » (Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07, §§93 et 95).

En l’espèce, le Conseil d’État disposait donc du matériau nécessaire, tant jurisprudentiel que factuel (rapports d’experts produits par les parties), pour mener plus avant son analyse, sur le modèle de ce qu’avait laissé espérer l’arrêt en suspension.

Deuxièmement, renvoyer la balle aux juges judiciaires s’avère foncièrement inefficace en termes de protection des familles et enfants concernés. En effet, cela suppose que des détentions soient effectivement ordonnées pour que soient mises en branle des procédures particulières. A nouveau c’est ce que soulignait le Conseil d’État, dans le recours en suspension, quand il relevait, pour justifier l’urgence, que « l’introduction de recours juridictionnels à l’encontre de décisions individuelles prises en exécution de l’arrêté royal attaqué, n’empêcherait pas la réalisation du préjudice allégué (violation des articles 3 et 8 de la CEDH), qu’il convient pourtant de prévenir dès que possible, singulièrement lorsqu’il est subi par des personnes vulnérables, tels les enfants mineurs d’âge »[15].

Qui plus est, en son temps, la Cour constitutionnelle avait déjà renvoyé la balle au Conseil d’État, qui la renvoie donc à nouveau, ce qui génère sans aucun doute chez les acteurs des reflux kafkaïens. C’est, pourtant, l’atout-même du contentieux objectif que de purger l’ordre juridique des normes contraires aux droits fondamentaux et ce, précisément pour éviter que des violations incarnées de ces droits ne surviennent. Or, dans l’arrêt commenté, le Conseil d’État décide en substance que, dès lors que l’arrêté prévoit par principe que la détention sera conforme aux besoins des enfants, il faut attendre que des détentions soient effectivement ordonnées (comprendre : que des enfants soient effectivement enfermés) pour constater si tel est bien le cas, plutôt que d’examiner si ce texte contient suffisamment de garanties pour éviter que, dans les faits, des illégalités soient commises. En ce qui concerne les nuisances sonores et atmosphériques, force est de constater qu’aucune garantie n’est prévue, alors qu’il s’agit effectivement d’un point d’attention de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12, §113). Combiné à la durée possible de l’enfermement (1 mois), ce constat suffisait à justifier l’annulation.

3. Du (non-)usage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en contentieux objectif

En conclusion, nous retiendrons surtout de cet arrêt son utilisation minimaliste de la jurisprudence strasbourgeoise relativement aux lacunes de l’arrêté mises en évidence par les associations requérantes, et la protection amoindrie et fragmentaire des droits de l’enfant qui en résulte.

L’arrêt en suspension avait pourtant auguré une autre voie d’analyse en critiquant le texte réglementaire litigieux à l’aune des applications concrètes qu’il rend possible. Ceci avait mené le Conseil d’État à comparer le centre fermé 127bis, dans l’enceinte duquel ont effectivement été construites les premières « maisons familiales », avec le centre fermé de Toulouse-Cornebarrieu dont la Cour européenne des droits de l’homme avait stigmatisé les nuisances atmosphériques et sonores. L’État belge avait d’ailleurs réagi en améliorant l’isolation sonore desdites « maisons » du 127bis, ce qui a mené Christine Flamand à poser dans cette revue la question suivante : « cela suffira-t-il pour que la Belgique se conforme aux droits de l’enfant et trouve un équilibre entre deux éléments inconciliables que sont la protection sonore et le droit à prendre l’air »[16] ? Décevant toutes attentes, le Conseil d’État a finalement fui le débat.

Cette attitude pousse à s’interroger sur l’usage des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme en contentieux objectif, en particulier lorsque sont en cause des questions de droit des étrangers, matière où les juges strasbourgeois déploient une méthode hautement casuistique. L’arrêt commenté illustre une première alternative, à savoir une intégration minimaliste de ces arrêts qui ne retient que les enseignements de principe, par exemple que les conditions de détention des enfants ne peuvent pas être les mêmes que celles des adultes. Par contraste, une intégration maximaliste suppose pour les juges d’entrer dans le détail de la casuistique strasbourgeoise et de l’intégrer dans un raisonnement adapté aux circonstances d’espèce. En contentieux objectif, ceci peut avoir pour conséquence de « déranger » les juges dans leurs méthodes habituelles. Des débats plus concrets devront par exemple avoir lieu, débats dans le cadre desquels des rapports d’experts ou des enquêtes de cliniques juridiques seront le cas échéant mobilisés. A cet égard, rien n’interdit aux juges de la légalité de considérer les illégalités concrètes qu’a déjà engendrées l’acte attaqué sur le terrain. Celles-ci sont en effet susceptibles de révéler les problèmes structurels – ou les lacunes – de l’acte attaqué.

Le postulat qui fonde cette alternative « maximaliste » est que la forte dose d’abstraction qui caractérise le contentieux objectif ne devrait jamais dégénérer en œillères formalistes. Autrement dit, il s’agit de veiller à ce que, même dans un cadre objectif, les droits humains demeurent, selon le mot d’ordre usuel à Strasbourg, des garanties non pas théoriques et illusoires, mais concrètes et effectives.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.E., 1er octobre, n° 248.424.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., 25 juin 2020, Moustahi c. France, req. n° 9347/14.          

Cour eur. D.H., 17 octobre 2019, G.B. et autres c. Turquie, req. n° 4633/15.

Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12.

Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07.

Cour eur. D.H., 13 décembre 2011, Kanagaratnam et autres c. Belgique, req. n° 15297/09.

Cour eur. D.H., 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, req. n° 41442/07.

Cour eur. D.H., 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, req. n° 13178/03.

C.C., arrêt n°166/2013 du 19 décembre 2013.

C.E., 4 avril 2019, n° 244.190.

Doctrine :

J. Callewaert, « Interactions migratoires entre Strasbourg et Luxembourg », Journal de droit européen, pp. 310-318.

J.-Y. Carlier et S. Sarolea, « ‘On n’enferme pas un enfant. Point’ Jacques Fierens, une voix pour les sans-voix » in L’étranger, la veuve et l’orphelin… Le droit protège-t-il les plus faibles?, Bruxelles, Larcier, 2020, pp. 209-218.

J. Fierens, « La privation de liberté des enfants et la Convention européenne des droits de l’homme », J.T., 2010, pp. 357-362.

J. Fierens, « L’enfermement des migrants enfants », Journal du droit des jeunes, à paraitre en décembre 2020.

Ch. Flamand, Privilégier le statut d’enfant à celui de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais… , Cahiers de l’EDEM, avril 2019.

G. Haumont, « Sa langue vers l’autre. Itinéraires de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans le raisonnement du juge constitutionnel belge en matière de droits fondamentaux des étrangers », Revue belge de droit constitutionnel, à paraitre.

F. Krenc, « 'Dire le droit', 'rendre la justice', Quelle Cour européenne des droits de l’homme?», Rev. Trim. D.H., 2018/114, pp. 315-321.

M. Leardini et S. Sarolea, L’arrêt Moustahi : intérêt supérieur et détention de l’enfant migrant aux frontières de l’Union européenne, Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.

A.-C. Rasson, « La détention des familles avec enfants mineurs dans le centre 127bis suspendue par le Conseil d’État : un premier (petit) pas en faveur des droits de l’enfant », 17 juillet 2019, disponible en ligne : https://www.justice-en-ligne.be/La-detention-des-familles-avec, consulté le 8 novembre 2020.

A.-C. Rasson, « ‘L’intérêt de l’enfant’, clair-obscur des droits fondamentaux de l’enfant », in L’étranger, la veuve et l’orphelin… Le droit protège-t-il les plus faibles?,  Bruxelles, Larcier, 2020, pp. 159-188.

H. Riad, « België opniew voor de opsluiting van gezinnen met kinderen », obs. sous C.C., arrêt n°166/2013 du 19 décembre 2013, Tijdschrift Jeugd- en Kinderrechten, 2014/2, pp. 197-207.

C.M. Smyth, « Towards a Complete Prohibition on the Immigration Detention of Children », Human Rights Review, 2019, pp. 1-36.

Autre :

C.D.E., Observations finales concernant le rapport de la Belgique valant cinquième et sixième rapports périodiques, CRC/C/BEL/CO/5-6.

 

Pour citer cet article : G. Haumont et E. Bribosia, « Quand se renvoyer la balle transforme les voies de recours en matière de détention des enfants migrants en un dédale kafkaïen », Cahiers de l’EDEM, novembre 2020.

 


[1] Arrêté royal du 22 juillet 2018 modifiant l’arrêté royal du 2 août 2002 fixant le régime et les règles de fonctionnement applicables aux lieux situés sur le territoire belge, gérés par l’Office des Etrangers, où un étranger est détenu, mis à la disposition du gouvernement ou maintenu, en application des dispositions citées dans l’article 74/8, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, M.B., 1er août 2018.

[2] Voir, à ce sujet : La Libre, « La première famille est arrivée dans le centre fermé », 14 août 2018.

[3] Cour EDH, 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, req. n° 13178/03 ; 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, req. n° 41442/07 ; 13 décembre 2011, Kanagaratnam et autres c. Belgique, req. n° 15297/09. Sur cette première salve d’arrêts, on lira J. Fierens, « La privation de liberté des enfants et la Convention européenne des droits de l’homme », J.T., 2010, pp. 357-362.

[4] Voir l’article 83/11 inséré par l’article 13 de l’arrêté du 22 juillet 2018 précité dans l’arrêté du 2 août 2002 précité.

[5] Voir l’analyse de C.M. Smyth, « Towards a Complete Prohibition on the Immigration Detention of Children », Human Rights Review, 2019, pp. 1-36.

[6] Cette position a fait l’objet de vives critiques, y compris dans cette revue (voir par exemple : M. Leardini et S. Sarolea, « L’arrêt Moustahi : intérêt supérieur et détention de l’enfant migrant aux frontières de l’Union européenne », Cahiers de l’EDEM, septembre 2020, pp. 10-13 ; Ch. Flamand, « Privilégier le statut d’enfant à celui de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais… », Cahiers de l’EDEM, avril 2019, pp. 13-15).

[7] Consacré par Cour eur. D.H. (plénière), 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, req. nos 9214/80 9473/81 et 9474/81, §67. Pour une application récente, voir Cour eur. D.H. (gde ch.), 13 février 2020, N.D. et N.T. c. Espagne, req. nos 8675/15 et 8697/15, §167.

[8] Sur cette question méthodologique, qui différencie la Cour eur. D.H. de la C.J.U.E., voir récemment : J. Callewaert, « Interactions migratoires entre Strasbourg et Luxembourg », Journal de droit européen, pp. 310-318.

[9] Ce prisme d’analyse se trouve formalisé dans Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, req. n° 11593/12, §109. Voir aussi Cour eur. D.H., 25 juin 2020, Moustahi c. France, req. n° 9347/14, §55.

[10] C.C., arrêt n°166/2013 du 19 décembre 2013.

[11] Voir H. Riad, « België opnieuw voor de opsluiting van gezinnen met kinderen », obs. sous C.C., arrêt n°166/2013 du 19 décembre 2013, Tijdschrift Jeugd- en Kinderrechten, 2014/2, p. 205.

[12] J. Fierens, « L’enfermement des migrants enfants », Journal du droit des jeunes, à paraitre en décembre 2020.

[13] C.E., 4 avril 2019, n° 244.190, spéc. §§43-45.

[14] Voir, pour un exemple récent : Cour eur. D.H., 30 juin 2020, Muhammad Saqawat c. Belgique, req. n° 54962/18, §73.

[15] C.E., 4 avril 2019, n° 244.190, §16.

[16] Ch. Flamand, « Privilégier le statut d’enfant à celui de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais… », Cahiers de l’EDEM, avril 2019, p. 17.

 

Publié le 30 novembre 2020