Cass., 9 novembre 2022, R.G. no P.22.1208.F

Louvain-La-Neuve

La Cour de cassation sur sa jurisprudence « sans objet ». Un pas en avant, un pas en arrière ou de côté

Détention administrative – Droit à un recours effectif – Art. 5, § 4, de la Convention européenne des droits de l’homme – Étranger libéré en cours de procédure – Maintien de la jurisprudence « sans objet ».

En complément au commentaire rédigé dans le Cahier précédent, il convient de faire référence à un nouvel arrêt de la Cour de cassation francophone sur la question du maintien de la jurisprudence « sans objet ». En vertu de cette ligne jurisprudentielle, le recours introduit par l’étranger, qu’il le soit devant les juridictions d’instruction ou la Cour de cassation, devient sans objet en cas de nouveau titre de détention pris par l’Administration, de rapatriement ou de remise en liberté de l’étranger durant le temps de l’examen du recours. Pêchant peut-être par excès d’optimisme, nous avions espéré, à l’aune de l’arrêt du 27 septembre 2022 rendu par la Cour de cassation néerlandophone, un abandon complet de la jurisprudence « sans objet » dans les trois hypothèses énoncées ci-dessus. Mais la Cour de cassation francophone fait de la résistance à cet égard et décide de maintenir sa jurisprudence « sans objet » à l’égard de l’étranger libéré ou rapatrié en cours de procédure.

Noemi Desguin

A. Arrêt

L’affaire concerne un demandeur de protection internationale intercepté sur le territoire et faisant l’objet d’une décision de maintien afin d’identifier l’État membre responsable de sa demande de protection. Alors que la procédure tendant à obtenir sa libération est pendante devant les juridictions d’instruction, l’intéressé est libéré par l’Office des étrangers proprio motu. La Cour de cassation, statuant sur un pourvoi introduit avant la libération, était appelée à se pencher sur la question de savoir si le recours introduit par l’étranger conserve son objet alors que la détention avait pris fin. La Cour va répondre à cette question par un argumentaire divisé en deux volets.

Dans un premier temps, la Cour se penche sur l’hypothèse de titres de détention successifs adoptés à l’égard de l’étranger détenu. Jetant les bases pour ce qui va suivre, la Cour rappelle que le contrôle dévolu aux juridictions d’instruction en vertu de l’article 71 de la loi sur les étrangers vise le « titre actif », c’est-à-dire le titre de détention en vigueur au moment où la juridiction est appelée à statuer, qu’il se substitue ou non à un titre de détention antérieur. Ce postulat de base laisse déjà entrevoir une remise en cause de la jurisprudence « sans objet » en cas de titres de détention successifs rendant impossible pour l’étranger le contrôle de la légalité de sa détention.

Dans un deuxième temps, la Cour analyse l’hypothèse où l’étranger détenu est libéré en cours de procédure. La Cour énonce que la condition de célérité prévue à l’article 5.4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après : « CEDH ») vise uniquement l’étranger détenu au moment où la juridiction d’instruction est tenue de statuer sur son recours. C’est ce que la Cour décrit comme le « lien nécessaire entre l’exigence d’un contrôle “à bref délai” de la légalité d’une privation de liberté et l’existence d’un titre actif de la rétention à contrôler ». Vu l’absence de ce lien inextricable en l’espèce, la Cour conclut au sans objet. Le simple fait que la Cour n’ait pas pu connaitre du pourvoi durant le délai de détention de l’intéressé n’est pas de nature à restituer au recours son objet. Fort heureusement, avant de parvenir à cette conclusion sans appel, la Cour considère que « ce que l’article 5.4 prohibe c’est l’impossibilité pour l’étranger, alors qu’il est administrativement détenu, de faire contrôler les titres en vertu desquels il est retenu ». L’impossibilité pour l’étranger d’obtenir un contrôle juridictionnel sur la détention par le biais d’une décision définitive en raison de la survenance d’un nouveau titre de privation de liberté entraine donc une violation de l’article 5.4 CEDH. La boucle est ainsi bouclée avec la première hypothèse.

B. Éclairage

Dans une certaine mesure, l’arrêt commenté s’inscrit dans le sillon tracé par la Cour dans son arrêt du 27 septembre dernier. Quoiqu’il ne s’agissait pas de la question soumise à son appréciation, la Cour de cassation semble vouloir définitivement enterrer sa jurisprudence « sans objet » dans l’hypothèse où l’étranger détenu fait l’objet d’un nouveau titre autonome remplaçant le précédent. Dans ce cas, l’impossibilité d’obtenir une décision définitive rendue par un organe juridictionnel ne saurait se justifier à l’aune des garanties qui découlent de l’article 5.4 CEDH. Ceci signifie très concrètement qu’une juridiction d’instruction ne pourrait plus déclarer comme irrecevable un recours introduit par un étranger détenu au motif qu’un nouveau titre de détention pris sur une autre base légale que le titre faisant initialement l’objet du recours ait été adopté par l’Office des étrangers. Il s’agit ici de l’hypothèse visée dans l’arrêt Saqawat c. Belgique rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dont la Cour de cassation semble à présent vouloir tirer les conséquences dans sa jurisprudence. Il s’agit donc d’une nouvelle avancée dans le combat pour rendre les recours ouverts aux étrangers détenus administrativement plus rapide et efficace.

En revanche, les juridictions d’instruction seraient encore autorisées à déclarer sans objet un recours introduit par un étranger entretemps libéré ou expulsé. C’est au terme d’une distinction quelque peu artificielle entre l’étranger détenu d’une part et l’étranger entretemps libéré ou rapatrié d’autre part que la Cour conclut de la sorte. Seul l’étranger encore détenu au moment où la juridiction statue, à l’exclusion des deux autres, bénéficierait de la garantie de célérité prévue à l’article 5.4 CEDH et serait, dès lors, en droit d’exiger une décision définitive sur la légalité de sa détention. À l’égard de l’étranger libéré, cela institue à notre estime une différence de traitement qui n’est pas légitime, notamment par rapport au droit à obtenir réparation du dommage : le constat d’une illégalité par la Cour de cassation (ou par une juridiction d’instruction) jouera nécessairement en faveur de l’établissement d’une faute dans le chef de l’État belge. On ne saurait davantage valider cette différence par rapport à l’étranger entretemps expulsé. L’exclure du bénéfice de la garantie de célérité pour la simple raison que celui-ci n’est plus présent sur le territoire ne nous semble pas répondre aux exigences de l’effectivité du recours prévu à l’article 5 CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, les juges de Strasbourg ont déjà estimé que si la garantie de célérité devient sans objet pour les besoins de l’article 5.4 une fois l’intéressé libéré, la garantie d’effectivité du contrôle continue de s’appliquer à partir de ce stade puisqu’un ancien détenu peut très bien avoir un intérêt légitime à ce qu’il soit statué sur la légalité de sa détention même après avoir été libéré (Kováčik c. Slovaquie, 2011, § 77 ; Osmanović c. Croatie, 2012, § 49). En particulier, statuer sur la question de la légalité peut avoir une incidence sur le « droit à réparation » garanti par l’article 5.5 de la CEDH (S.T.S. c. Pays-Bas, 2011, § 61). Contrairement à ce que laisse entendre la Cour de cassation dans l’arrêt commenté (point 3, al. 2), l’existence d’une procédure en réparation n’est pas de nature à pallier les défaillances de la procédure de recours contre le titre de détention, mais, les deux procédures ont vocation à exister parallèlement.

L’arrêt sous la loupe ici apporte une clarification et avancée qui mérite d’être saluée à propos de la situation où l’étranger n’est plus détenu en vertu de la décision faisant initialement l’objet du recours mais sur la base d’un autre titre autonome. La jurisprudence « sans objet » n’y trouverait plus un terrain fertile. Par contre, lorsque l’étranger est libéré en cours de procédure, les jurisprudences néerlandophone et francophone peinent à s’accorder. La Haute juridiction n’a pas encore dit son dernier mot à propos de cette jurisprudence « sans objet » et des rebondissements sont encore à prévoir. Affaire à suivre donc…

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cass., 9 novembre 2022, R.G. no P.22.1208.F.

Jurisprudence

Doctrine

Pour citer cette note : N. Desguin, « La Cour de cassation sur sa jurisprudence “sans objet”. Un pas en avant, un pas en arrière ou de côté », Cahiers de l’EDEM, novembre 2022.

Publié le 09 décembre 2022