Cour eur. D.H., 17 janvier 2023, Daraibou c. Croatie, req. n° 84523/17

Louvain-La-Neuve

Après l’eau, le feu : encore un manquement d’un État à ses obligations positives à l’égard de ressortissants étrangers.

Incendie – Centre de rétention pour migrants illégaux – Décès et blessures graves – Droit à la vie – Volets substantiel et procédural – Obligations positives – Protection insuffisante – Enquête inefficace – Fouille et surveillance lacunaires – Défaillance du système.

La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Croatie pour violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme dans ses volets « droit à la vie » et « enquête effective ». Cette condamnation fait suite à un incendie dans le sous-sol d’un poste de police, servant de centre de rétention pour migrants, et ayant causé la mort de trois personnes et de graves blessures dans le chef du requérant.

Hélène Gribomont

A. Arrêt

1. Faits

Le requérant est un ressortissant marocain d’une vingtaine d’années. En mars 2015, il est entré illégalement en Croatie, depuis la Serbie. Intercepté à la frontière à l’aube, avec trois autres personnes, ils furent emmenés au poste de police de Bajakovo, fouillés, arrêtés et placés dans un local, au sous-sol du poste, affecté à la rétention des migrants dans l’attente de leur expulsion vers la Serbie. Au début de la soirée, deux policiers ont été chargés de surveiller les détenus, en restant devant le local, en outre équipé d’une surveillance vidéo. Une heure plus tard, un incendie s’est déclenché, l’un des détenus ayant mis feu à un matelas. Le requérant fut gravement brûlé et les trois autres détenus perdirent la vie.

Une inspection de la salle de détention eut lieu immédiatement. Un mégot de cigarette brûlé fut trouvé.

Une expertise suivit, ordonnée par le ministère de l’Intérieur, visant à déterminer les circonstances et causes de l’incendie ainsi que ses conséquences. Le rapport d’expertise conclut qu’une procédure disciplinaire contre les deux policiers en charge de la surveillance était nécessaire, que le système de surveillance vidéo avait été défectueux pendant une période critique de la détention et que la fouille des détenus n’avait pas été minutieuse puisqu’un briquet avait été retrouvé. Aux termes de la procédure disciplinaire, le tribunal compétent déclara un policier responsable d’un manquement grave à ses obligations officielles, n’ayant pas effectué sa tâche de surveillance, et acquitta l’autre. Il nota également que l’incendie fut causé par un certain nombre de circonstances, y compris le facteur humain, l’inadéquation du lieu et certaines lacunes organisationnelles.

En parallèle, le parquet ouvrit des enquêtes pénales afin d’établir les causes de l’incendie et de déterminer les responsabilités dans le décès des victimes. Il en ressortit que les deux policiers n’avaient pas suivi les instructions claires qui étaient de surveiller le local de détention à tout moment. Toutefois, il fut décidé que ces manquements relevaient du domaine de la responsabilité disciplinaire et que les agents ne devaient pas être poursuivis au pénal.

2. Décision

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Cour ») est amenée à se prononcer sur la violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, « CEDH ») dans son volet matériel et dans son volet procédural.

- Volet matériel

La Cour rappelle qu’une obligation positive de protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction naît dans le chef des États lorsque les autorités compétentes savent ou auraient dû savoir, sur le moment, qu’il y avait un risque réel et immédiat pour la vie et n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute permis d’éviter que ce risque se réalise. La circonstance de la garde à vue place ces personnes dans une position particulièrement vulnérable et a pour conséquence que, même s’il n’est pas établi que les autorités connaissaient ou auraient dû connaitre un tel risque, les policiers doivent prendre des précautions élémentaires afin de minimiser tout risque potentiel et de protéger la santé et le bien-être des détenus.

En l’espèce, la Cour constate que les autorités n’ont pas pris les mesures suffisantes et raisonnables pour protéger la vie du requérant.

Premièrement, elle convient que les policiers n’ont pas pris les précautions élémentaires nécessaires. Elle relève d’abord des manquements graves dans la fouille des détenus. Bien qu’ils aient été fouillés à leur arrivée au poste de police et que deux briquets aient été saisis, la fouille n’a pas été complète puisqu’un autre briquet a été retrouvé dans le local. Elle constate ensuite des manquements graves dans la surveillance des détenus. D’une part, le système de surveillance vidéo n’a pas été utilisé à tout moment et, d’autre part, pendant la période de surveillance, un policier est parti rédiger un rapport et l’autre s’est rendu dans la cuisine du poste pour préparer le dîner.

Deuxièmement, elle relève que les autorités n’ont pas examiné les allégations du requérant faisant état de graves problèmes de sécurité dans les locaux du poste de police, tels que l’absence de plan d’évacuation en cas d’incendie, le nombre insuffisant d’extincteurs et l’absence de points d’accès pour les pompiers.

Cela étant, la Cour conclut à la violation de l’article 2 dans son volet matériel.

- Volet procédural

Selon les principes généraux de la Cour, lorsque des vies ont été perdues, les États ont l’obligation positive de mener une enquête effective. Cela implique que l’enquête doit être officielle, indépendante et impartiale, être menée avec célérité et diligence, et conduire à l’identification et à la punition des personnes responsables. 

En l’espèce, la Cour estime que si la réaction initiale des autorités a été rapide, l’enquête a manqué de rigueur. D’une part, elles ne se sont pas prononcées sur les lacunes dans la fouille et la surveillance des détenus ni sur le caractère adéquat des locaux. D’autre part, elles n’ont fait aucune démarche pour établir s’il existait des lacunes institutionnelles plus générales afin d’éviter qu’un tel incident tragique ne se reproduise à l’avenir.

Partant, la Cour constate la violation de l’article 2 dans son volet procédural.

B. Éclairage

Dans l’arrêt commenté, la Cour condamne à nouveau un État membre pour avoir manqué à ses obligations positives, matérielles et procédurales, à l’égard de migrants, découlant de l’article 2 de la CEDH. En juillet 2022, dans l’arrêt Safi et autres c. Grèce, commenté dans les présents Cahiers, elle a mis en cause la responsabilité des autorités grecques, lesquelles n’avaient pas pris toutes les mesures pour sauvegarder la vie et la sécurité de onze ressortissants étrangers trouvés en mer, à la limite de la frontière maritime entre la Grèce et la Turquie. Plus récemment, dans l’affaire Alhowais c. Hongrie, également commentée, elle a estimé que les autorités n’avaient pas mis en œuvre tout ce qui était raisonnablement possible pour instaurer un système de sauvetage adéquat le long de la partie de la rivière Tisza, notoirement dangereuse, ce qui avait conduit au décès d’un ressortissant syrien. Dans les deux cas, la Cour a également conclu que l’enquête menée par les autorités n’avait pas été effective.

Après ces décès par l’eau, ce sont des décès et de graves blessures par le feu sur lesquels la Cour est amenée à se prononcer. Si la configuration est bien différente, la finalité n’en est pas moins tragique et s’inscrit également dans le cadre d’une opération frontalière et d’interdiction d’accès au territoire européen. Le présent commentaire n’a pas vocation à contribuer substantiellement à la large critique des politiques et pratiques, inhumaines, en vigueur dans le domaine. Il y souscrit et converge.

L’occasion est par ailleurs celle de souligner le raisonnement de la Cour quant à l’obligation procédurale d’enquêter qui incombe aux autorités en vertu de l’article 2 de la CEDH. Ce faisant, elle vient enrichir la notion d’enquête effective. Elle souligne en effet que lorsque des vies sont perdues, cela peut davantage être dû à des défaillances systématiques qu’à des erreurs individuelles engageant la responsabilité pénale ou disciplinaire d’agents. À cet égard, dans un contexte tout autre, elle mentionne l’arrêt Armani Da Silva c. Royaume-Uni, concernant le décès d’un ressortissant brésilien identifié par erreur comme un terroriste, abattu par la police dans le métro de Londres. Elle a conclu à la non-violation de l’article 2 dans son volet procédural, considérant que tant la responsabilité institutionnelle de la police que la responsabilité individuelle des agents concernés avaient été examinées en profondeur, que des défaillances institutionnelles et opérationnelles avaient été identifiées et que des recommandations détaillées avaient été formulées pour veiller à ce que les erreurs ayant engendré le décès ne se reproduisent pas. Dans l’affaire commentée, la Cour soulève que les autorités se sont focalisées sur les éventuelles responsabilités individuelles des agents sans traiter de la question plus globale des lacunes ou erreurs institutionnelles ayant conduit à l’accident. Par conséquent, elles n’ont pas mené d’enquête permettant de remédier aux déficiences envisagées ni de les prévenir dans le futur.

Si dans la sphère du droit des étrangers, chaque condamnation – nationale, régionale ou internationale – peut sonner comme une victoire, elle fait aussi le constat du nécessaire rappel des États à leurs obligations fondamentales. Cela traduit une réelle inquiétude quant à la valeur de l’humain, vu et entendu uniquement comme un migrant et, en cela, traité sans aucun égard.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 17 janvier 2023, Daraibou c. Croatie, req. n° 84523/17.

Jurisprudence :

Doctrine :

Pour citer cette note : H. GRIBOMONT, « Après l’eau, le feu : encore un manquement d’un État à ses obligations positives à l’égard de ressortissants étrangers », Cahiers de l’EDEM, avril 2023.

Publié le 23 mai 2023