Cour eur. D.H., 15 février 2024, U c. France, req. n° 53254/20

Louvain-La-Neuve

Le principe de l’appréciation complète et ex nunc des risques de persécution d’un réfugié visé par une mesure d’éloignement

Expulsion – Réfugié privé de son statut – Situation générale de violence dans le pays de destination – Appréciation ex nunc de la situation du réfugié avant son renvoi – Articles 3 et 8 CEDH.

L’expulsion d’un réfugié privé de son statut pour l’une des causes citées à l’article 32.1 de la convention de Genève relative au statut des réfugiés doit être précédée par l’analyse complète et actualisée de la situation personnelle du réfugié par l’État d’accueil. Si un réfugié évoque l’existence d’une situation générale de violence dans le pays de destination pour contester son renvoi, il doit prouver que ladite situation est d’une intensité extrême pour que son renvoi vers ce pays soit de nature à l’exposer aux violations de l’article 3 CEDH.

Guelor Paluku Matata

A. Arrêt

L’arrêt commenté a été rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ») à la suite d’une requête introduite par un ressortissant russe visé par une procédure d’éloignement en France. Bien qu’il ne soit pas encore définitif, cet arrêt contient des enseignements de droit qu’il convient de relever.

1. Faits

Le requérant est un ressortissant russe d’origine tchétchène né en Russie en 1968. Il entre en France en septembre 2009 et introduit une demande de protection internationale auprès de l’Office français pour les réfugiés et les apatrides (ci-après « OFPRA »). Il invoque à la base de sa demande que sa collaboration avec un militant russe des droits humains en 2003 ainsi que son adhésion à une ONG de défense des droits de l’homme en 2008 lui avaient valu plusieurs arrestations et mauvais traitements de la part des autorités russes.

En date du 15 novembre 2011, l’OFPRA rejette sa demande. Le 22 mai 2012, la Cour nationale du droit d’asile de la France (ci-après « CNDA ») lui accorde le statut de réfugié ainsi qu’à son épouse. Environ trois ans plus tard, le requérant est condamné par le tribunal correctionnel de Strasbourg à une peine de huit mois d’emprisonnement. Il est reconnu coupable de terrorisme, de menace de crime et d’acte d’intimidation contre un chargé de mission de service public. En septembre 2015, la Cour d’appel du Colmar confirme sa culpabilité et porte sa peine à un an d’emprisonnement suivi d’une interdiction définitive du territoire français.

Le 18 avril 2016, l’OFPRA lui retire le statut de réfugié. Le même jour, il introduit un recours devant la CNDA. Cette dernière rejette son recours et confirme la décision de l’OFPRA. Il est plusieurs fois assigné à résidence dans le cadre de la procédure de son renvoi. Estimant que son renvoi vers la Russie l’expose aux risques de persécution, il saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire en avril 2016. En date du 4 mai 2016, la Cour indique au gouvernement français de ne pas renvoyer le requérant avant le 25 mai 2016. Par sa décision du 16 janvier 2020, le préfet de Haute-Garonne indique la Fédération de Russie comme État de renvoi.

Par un avis du 14 février 2020, la CNDA indique que le requérant conserve la qualité de réfugié en dépit de la révocation de son statut de réfugié. Elle précise à cette occasion que la décision fixant la Russie comme pays de renvoi doit être annulée. Cet avis est annulé par la Cour administrative d’appel de Bordeaux en date du 22 janvier 2020. Le 3 mars 2020, saisie d’une nouvelle demande de mesure provisoire, la Cour indique au gouvernement français de ne pas renvoyer le requérant vers la Russie avant le 17 mars 2020. Le 8 décembre 2020, le requérant saisit à nouveau la Cour d’une demande de mesure provisoire. En cette même date, la Cour indique au gouvernement français de ne pas renvoyer le requérant vers la Russie pendant la procédure devant elle.

2. Prétentions des parties

Le requérant soutient qu’un éloignement vers la Fédération de Russie l’expose à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention ») (§ 79). Il fonde ses craintes de persécution sur deux éléments principaux. D’une part, les traitements inhumains dont il a été victime en Russie avant son entrée en France ainsi que les menaces qu’il continue de recevoir de la part des autorités russes. D’autre part, la situation générale de violence qui règne dans son État d’origine. Il se plaint que l’assignation à résidence dont il fait l’objet, couplée à sa situation administrative à la suite de l’interdiction définitive du territoire français, le prive de tout accès à l’emploi et porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention (§ 136).

S’agissant des griefs tirés de l’article 3 de la Convention, le gouvernement français fait valoir que la Fédération de Russie ne présente pas une situation générale de violence telle que tout renvoi vers cet État en constituerait une violation (§ 91). Il considère que le requérant se contente d’une argumentation très sommaire afin de démontrer la réalité et l’actualité des risques de mauvais traitements en cas de retour en Russie. Pour le gouvernement français, ces risques doivent être remis en cause bien que la qualité de réfugié lui ait été reconnue par la CNDA (§ 92).

Quant aux griefs tirés de l’article 8, le gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours (§ 138). Il constate que le requérant a présenté une demande d’abrogation de la décision d’assignation à résidence le 4 juillet 2022 auprès du ministre de l’Intérieur, et que ladite demande a fait l’objet d’un rejet implicite. Dès lors, il lui appartenait, en vertu des dispositions de l’article R. 421-2 du code de justice administrative français, de contester cette décision devant le tribunal administratif dans un délai de deux mois, puis devant la cour administrative d’appel et le Conseil d’État (§ 139).

3. Décision de la Cour

– Sur la recevabilité

La Cour constate que le grief tiré de l’article 3 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35, § 3, a, de la Convention et qu’il ne se heurte, par ailleurs, à aucun autre motif d’irrecevabilité (§ 80). Quant à celui tiré de l’article 8, la Cour décide qu’elle est irrecevable du fait de non-épuisement des voies de recours internes par le requérant (§§ 148 et 149).

– Sur le fond

La Cour décide que dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision de renvoyer le requérant vers la Fédération de Russie, il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention.

B. Éclairage

Dans l’arrêt commenté, la Cour démontre qu’un État d’accueil doit préalablement étudier de manière complète et approfondie la situation actuelle de la personne à éloigner avant de l’expulser (1). Elle précise également que tout renvoi d’une personne vers un pays où règne une situation générale de violence n’emporte pas systématiquement violation de l’article 3 de la Convention (2).

1. Obligation positive des États parties à la CEDH avant d’expulser un réfugié privé de son statut

L’article 32(1) de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés admet quelques exceptions au principe de non-refoulement. Il s’agit, notamment, de situations dans lesquelles un bénéficiaire de la qualité de réfugié représente une menace réelle et sérieuse à la sécurité nationale ainsi qu’à l’ordre public de l’État d’accueil. Lorsqu’une de ces situations est identifiée dans le chef d’un réfugié, un État est en droit de lui retirer le statut de réfugié et de le renvoyer vers son pays d’origine.

Dans son arrêt K.I. c. France, la Cour indique que le retrait du statut de réfugié n’implique pas la perte de la qualité de réfugié. Selon elle, après le retrait du statut de réfugié à une personne, l’État d’accueil doit continuer de lui reconnaître la qualité de réfugié sur la base des craintes de persécution pour lesquelles le statut lui avait été initialement accordé.

Cela avait déjà été dit par la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») dans son arrêt du 14 mai 2019 rendu à la suite de trois affaires jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17. Dans cet arrêt, la CJUE indique que le statut de réfugié est la reconnaissance formelle, par un État d’accueil, de la qualité de réfugié à une personne remplissant les conditions matérielles fixées par l’article 1, A, 2, de la Convention de Genève de 1951 (§ 80). Selon le même arrêt, il suffit qu’une personne remplisse les conditions matérielles fixées par la disposition ci-avant indiquée pour avoir la qualité de réfugié. Cela signifie que la qualité de réfugié ne dépend pas d’une quelconque reconnaissance formelle par un État (§ 95).

Il faut cependant noter que la conservation de la qualité de réfugié par une personne privée du statut ne signifie pas qu’un État ne peut pas renvoyer un réfugié représentant une menace sérieuse à la sécurité nationale ou à l’ordre public. Commentant l’arrêt K.I., Jean-Baptiste Farcy pense qu’il est seulement attendu des États parties à la Convention d’établir des garanties procédurales en faveur du réfugié pendant la procédure de son éloignement.

Selon la Cour, dans l’arrêt commenté, ces garanties se traduisent essentiellement en la réalisation d’une étude complète et approfondie de la situation individuelle du réfugié par l’État d’accueil avant de le renvoyer. Pour Claire Brice-Delajoux, il s’agit là d’une obligation positive que la Cour crée dans le chef des États parties à la Convention en matière de protection des réfugiés (en procédure d’éloignement) contre les violations de l’article 3 de la Convention.

Reprenant les conclusions de Mireille La Corre, rapporteur public de l’affaire K.I., la Cour indique que la réalisation d’une telle obligation doit suivre un cheminement en trois étapes. Premièrement, l’État d’accueil doit présumer la persistance des craintes de persécution tirées de la reconnaissance initiale du statut de réfugié. Ensuite, il faut inviter l’administration de l’État d’accueil à réfuter la persistance et l’actualité desdites craintes. Et si ces craintes persistent, vérifier si elles induisent un risque sérieux de traitements inhumains et dégradants (§§ 116 et s.).

Dans le cas sous examen, la Cour indique que les autorités françaises ont préalablement réalisé une étude approfondie et complète de la situation du requérant (§ 117). Elles ont reconnu la qualité de réfugié au requérant après retrait de son statut ; elles ont apprécié au niveau administratif et juridictionnel les éléments de preuve apportés par le requérant concernant le caractère réel, sérieux, avéré et actuel des risques de persécution en cas de renvoi vers la Russie. Cela étant, la Cour indique que les autorités françaises ont correctement appliqué le principe de l’appréciation ex nunc des risques de persécution auxquels serait exposé le requérant en cas de son renvoi vers la Fédération de Russie (§§ 123 et s.).

Si ce principe est une garantie procédurale importante pour un réfugié (visé par une mesure d’éloignement) en ce sens qu’il impose à l’État d’accueil d’apprécier la situation personnelle du réfugié et de l’État de destination au moment de la procédure d’expulsion, il offre à l’État d’accueil la possibilité de renvoyer un réfugié dangereux dont les craintes de persécution ont disparu avec le temps.

Dans le cas d’espèce, la Cour note que le requérant n’a pas su démontrer l’actualité de ses craintes de persécution en cas de son renvoi vers la Fédération de Russie (§ 134). L’absence d’éléments nouveaux pertinents lors de la prise de décision de son renvoi par les autorités françaises et pendant l’appréciation de ses allégations par la Cour, fait jouer le principe susmentionné à sa défaveur. Ainsi, bien qu’il soit originaire d’une partie réputée caractérisée par une situation générale de violence, à savoir la Tchétchénie, son renvoi vers son pays d’origine n’est pas considéré par la Cour comme une violation de l’article 3 de la Convention (§ 134).

Pourtant, dans l’arrêt R.K. c. France, la Cour avait décidé que certaines catégories de personnes venant du Nord-Caucase y compris la Tchétchénie, présentent un profil particulier. Il s’agit principalement de « membres de la lutte armée de la résistance tchétchène, les personnes considérées par les autorités russes comme tels, leurs proches, les personnes les ayant assistés d’une manière ou d’une autre, les civils contraints par les autorités à collaborer avec elles ainsi que les personnes soupçonnées ou condamnées pour des faits de terrorisme » (§ 81).

Dans l’arrêt commenté, la Cour indique que, bien qu’elles soient particulièrement à risque, ces personnes ne font pas partie des groupes systématiquement exposés à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Dès lors, il appartient à la personne se prévalant d’un profil particulier de démontrer que la catégorie à laquelle elle appartient est visée par une pratique actuelle violant systématiquement l’article 3 de la Convention (§ 114).

2. Le renvoi d’un réfugié vers un pays où règne une situation générale de violence n’emporte pas systématiquement la violation de l’article 3 de la Convention

Sans remettre en cause le caractère absolu de la protection offerte par l’article 3 de la Convention (lequel article ne souffre d’aucune restriction même lorsqu’un réfugié représente une menace sérieuse à la sécurité nationale d’un État partie à la Convention tel que décidé dans l’arrêt Soering c. Royaume-Uni), la Cour confirme, dans l’arrêt commenté, que les États ont le droit d’expulser les étrangers (réfugiés) menaçant leur sécurité nationale ou leur ordre public (§ 98). Il s’agit là, selon plusieurs chercheurs, notamment Claire Brice-Delajoux, de la recherche, par la Cour, de l’équilibre entre les besoins légitimes des États de se prémunir des risques de terrorisme et le caractère absolu de la protection issue de l’article 3 de la Convention dans le contentieux d’éloignement des étrangers.

En l’espèce, les autorités françaises ont désigné la Russie comme pays vers lequel le requérant sera renvoyé. Devant la Cour, le requérant allègue que son renvoi en Russie (et plus spécialement en Tchétchénie, sa région d’origine) l’exposerait à des traitements inhumains et dégradants dès lors qu’il y règne une situation générale de violence (§§ 81 et s.).

Dans l’appréciation de cette allégation, la Cour se montre méthodique. Elle rappelle d’abord qu’avant de renvoyer une personne bénéficiant de la qualité de réfugié, l’État d’accueil doit analyser la situation générale dans le pays de destination. Selon la Cour, pour y arriver, l’État d’accueil doit suivre la méthodologie qu’elle a établie dans son arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie (§ 104). Cette méthodologie comprend deux grandes étapes. La première consiste à vérifier s’il n’existe pas une situation générale de violence de nature à exposer systématiquement le requérant aux violations de l’article 3 de la Convention dans le pays de destination. La seconde repose sur l’analyse actualisée de la situation personnelle du réfugié à renvoyer (§ 105).

Selon la Cour, s’il est démontré qu’une situation générale de violence règne dans le pays de destination, elle doit être d’une intensité considérable pour qu’elle soit de nature à empêcher l’expulsion d’un réfugié (§ 106). En d’autres termes, une situation générale de violence n’est en principe pas à elle seule de nature à entraîner une violation de l’article 3 en cas d’expulsion vers le pays en question. Ce sont les cas de violence générale les plus extrêmes où l’intéressé court un risque réel de subir de mauvais traitements, du seul fait de son retour dans le pays en question, qui emportent violations de l’article 3 susmentionné (§ 106).

Pour la Cour, certaines personnes, notamment celles appartenant à un groupe vulnérable et ciblé (cité au paragraphe 113 de l’arrêt commenté), ne doivent pas évoquer la situation générale de violence dans le pays de destination pour contester leur renvoi. Elles doivent démontrer l’existence d’une pratique ou d’un risque accru de mauvais traitements visant le groupe auquel ils disent appartenir (§ 109).

En l’espèce, la Cour indique que le requérant n’a pas su démontrer l’actualité d’une pratique de mauvais traitements visant, de manière systématique, le groupe d’activistes des droits humains auquel il appartenait en Fédération de Russie avant son arrivée en France. Il s’est limité à présenter des arguments très sommaires fondés sur ses anciennes opinions politiques pour lesquelles il était persécuté en Fédération de Russie avant son entrée en France (§§ 127, 128 et 129). Eu égard à cela, il n’y a pas lieu, selon la Cour, de conclure que le renvoi du requérant vers la Russie emporte violation de l’article 3 de la Convention.

De ce qui précède, il y a lieu d’écrire que la Cour aborde avec rigueur et vigilance extrême la question de l’éloignement d’un réfugié privé de son statut pour cause de terrorisme ou trouble de l’ordre public. D’un côté, elle demeure très regardante à l’égard de l’obligation étatique d’analyse complète et actualisée de la situation du réfugié avant son expulsion par l’État d’accueil. De l’autre, elle renforce les exigences à respecter par un réfugié en procédure de renvoi et dont les craintes de persécution persistent afin de bénéficier du caractère absolu de la protection offerte par l’article 3 de la Convention.

3. Conclusion

S’inscrivant dans la suite d’autres arrêts rendus par la Cour en matière de lutte contre le terrorisme et la protection offerte par l’article 3 de la Convention, l’arrêt commenté offre deux grands enseignements. D’une part, il démontre que tout État d’accueil doit procéder à l’appréciation ex nunc de la situation personnelle du réfugié avant de le refouler, pour se rassurer de l’absence de risques de persécution du réfugié dans le pays de destination. D’autre part, l’arrêt de la Cour attire l’attention des réfugiés privés de leur statut (pour menace à la sécurité nationale ou trouble de l’ordre public) sur le fait que la protection offerte par l’article 3 susévoqué est, certes, absolue mais pas automatique. Il ne suffit pas d’évoquer l’existence d’une situation générale de violence dans un pays de destination pour bénéficier de ladite protection. Encore faut-il démontrer qu’une telle situation est d’une intensité extrême ou que le risque de traitements inhumains est actuel, sérieux et avéré.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 15 février 2024, U c. France, req. no 53254/20.

Jurisprudence :

Doctrine :

 

Pour citer cette note : G. Paluku Matata, « Le principe de l’appréciation complète et ex nunc des risques de persécution d’un réfugié visé par une mesure d’éloignement », Cahiers de l’EDEM, mars 2024.

Publié le 09 avril 2024