Interview de Fabrizio Cassol

Propos recueillis par Axelle Thiry en août 2006

L’UCL est la première université belge à proposer aux étudiants une « mineure en culture et création ». Que pensez-vous de l’introduction d’une pratique artistique dans l’enseignement universitaire ?
L’idée est superbe et me semble essentielle. Il est extraordinaire que des étudiants de diverses disciplines se retrouvent dans un même espace où l’on parlera de culture, d'art et de communication. Je réfléchis beaucoup à la manière dont on peut inciter des personnes d’horizons différents à s’exprimer et à déployer leur imagination dans ce contexte. Je me suis posé la question de savoir s'il existe d'autres universités en Europe qui suivent la même démarche. Actuellement, mon seul repère se situe dans les échanges que nous avons et l’expérience me semble fantastique. Bernard Foccroulle et moi nous réjouissons vivement d’y participer.

Vous avez choisi de travailler à partir de la voix pour la partie du séminaire que vous animerez.
L’idée a surgi au fil de nos discussions. La voix devrait permettre de faire participer de nombreux étudiants. J’aimerais leur insuffler certaines notions par rapport à la pratique vocale et les faire bénéficier le plus possible de mon expérience. Le but serait de les inciter à s’exprimer et à raconter avec la voix, tout en créant de la musique. Comme ils viendront d’horizons variés, l’échange sera fort important. Il sera passionnant de découvrir la vision qu’ils ont du monde. Car si l’on parle de multiculturel, c’est bien du monde qu’il s’agit. Comment les étudiants voient-ils le monde actuel et que pourrait-on faire pour l’aider à aller un petit peu mieux, ne fût-ce qu’à une échelle individuelle et pour l’entourage de chacun ? Si les gens se font du bien à eux-mêmes, c’est déjà beaucoup…
Avec Bernard Foccroulle, nous avons choisi la musique de Monteverdi comme point de départ d’une vision multiculturelle. Ce compositeur a de nombreux atouts pour ouvrir des chemins vers d’autres traditions. Je désire également être ouvert sur le monde universitaire et j’écoute par exemple les cours de Gilles Deleuze. Outre leur grand intérêt, je perçois une mélodie derrière, même s’il s’agit de parole et non de chant. Nous pourrions par exemple en choisir des extraits pour tenter de créer de la musique.

Qu’avez-vous envie de transmettre aux étudiants ?
Qu’il s’agisse d’architectes, de médecins ou de juristes, j’aimerais leur donner quelques petites clés pour apprendre à mieux comprendre l’autre, les diverses traditions et les modes d’expression. J’ai eu récemment une conversation avec une jeune journaliste qui revenait d’un voyage en Israël, où elle s’est retrouvée au milieu des roquettes. Elle en a été ébranlée. Il est utile d’avoir certaines clés pour comprendre l’actualité, comme ce qui renvoie aux âmes-groupes, aux liens sanguins. Cela permet de mieux appréhender la question des clans, des ethnies, des actions et des vengeances… Ces réalités sont fondamentales dans le monde et elles peuvent conditionner l’efficacité des solutions.
Dans la démarche d’Aka Moon, la musique a toujours été notre fil conducteur. Si l’on veut bien la comprendre, il faut d’abord comprendre les gens qui la jouent : d’où ils viennent, leur passé, leur culture, leur histoire... Ce qui est vrai pour la musique l’est bien entendu aussi pour d’autres disciplines. Par exemple, le  multiculturel concerne également les architectes : qu’il s’agisse de concevoir un immeuble en plein désert ou de comprendre l’architecture de Gaudi, il importe d’abord de saisir d’autres notions.

Aka Moon témoigne d’une ouverture extraordinaire aux traditions orales, écrites voire gestuelles avec la danse. Lorsqu’on s’aventure dans ces expériences, faut-il d’abord accepter de se perdre ?
On se perd toujours un peu en allant vers une culture : nous arrivons avec nos propres bases, qui sont bien entendu différentes de celles des musiciens que nous rencontrons. Nous avons l’habitude de travailler avec un plan d’étude. Nous commençons par analyser une musique, tout en recherchant les « graines communes » à tout le monde. Nous essayons de nous rapprocher le plus possible de l’origine des choses, d’aller jusqu’où va la mémoire de ces musiciens, ou celle qui est transmise par leurs ancêtres. Ensuite, nous puisons dans ce que nous avons en commun pour jouer avec eux. Souvent, j’effectue un premier voyage sur place pour les rencontrer et étudier leurs traditions avant de faire des propositions musicales aux autres membres d’Aka Moon. Elles prennent forme en contact direct dans l’expérience musicale, lorsque nous jouons. J’écris alors des compositions que je soumets ensuite à des musiciens d’autres cultures. Par exemple, je reprends des éléments traditionnels de l’Inde du Sud et, après les avoir structurés d’une certaine manière, je les propose à des musiciens de tradition arabe ou afro-américaine. Nous nous concentrons donc d’abord sur la musique des personnes que nous rencontrons avant de leur proposer des éléments provenant d’autres cultures. De cette façon, des musiciens de différentes traditions se croisent, se rencontrent et finissent par jouer ensemble. Cette démarche offre des potentialités infinies.

Se découvrent-ils des racines communes ?
Toujours ! Ils sont surpris de voir à quel point la graine d’un autre musicien peut être la même que la leur, malgré des distances géographiques parfois très importantes. Il arrive que des cultures très éloignées l’une de l’autre aient des traditions musicales opposées mais qui sont en réalité complémentaires. C’est le cas par exemple des musiques cubaine et indienne.

Vos démarches vis-à-vis des autres cultures fait de vous des passeurs.
C’est un peu comme dans les courses relais : il n’y a peut-être pas de compétition mais quand les gens se passent le bâton, il faut qu’ils le fassent bien sinon personne n’arrive au bout ! Nous devons réfléchir à nous passer des bâtons constamment. Et nous recevons tellement qu’il faut pouvoir donner et échanger… Si tous les musiciens, si tous les gens souhaitaient vivre dans cette réalité-là, le monde irait mieux, ne fût-ce qu’à l’échelle individuelle.

La musique est aussi facteur de cohésion et d’harmonie.
Lorsque des musiciens de traditions et de cultures différentes montent sur scène et qu’ils jouent en harmonie, pourquoi ne serait-ce pas possible dans la vie ? C’est ce que j’ai le plus envie de partager.

Dans l’exposé de votre philosophie, vous évoquez le rythme de la terre mère. Votre démarche devient alors presque mythique, d’autant que le rythme renvoie à la danse, la transe, l’irrationnel voire le sacré.
Le rythme, c’est le pouls. La terre a son pouls, de même que chaque être humain. Et la température du sang est identique aux quatre coins du globe, qu’il fasse 40 degrés ou – 40 ! Si elle monte de quelques degrés, où que nous vivions, nous avons de la fièvre et nous pouvons même être en danger. Le rythme est le dénominateur commun. Sa compréhension ouvre des portes sur les cultures, sur les gens et leur vie. Chaque tradition a une spécificité rythmique parce qu’elle a une spécificité humaine et de mémoire.
Le rythme, c’est le grand réseau sanguin. Toutes sortes d’harmonies humaines y sont directement liées. Il y a des veines, des artères et des capillaires mais c’est lui qui relie tout le monde et qui permet de communiquer avec des gens de traditions différentes. Avec l’harmonie, il arrive que les musiciens se perdent, tandis que le rythme offre une bonne clé de compréhension. Nous avons beaucoup axé notre travail sur sa perception dans diverses cultures et nous allons probablement écrire un jour sur le sujet, pour partager le fruit de notre expérience. Les librairies musicales foisonnent d’ouvrages sur l’harmonie, mais pas sur le rythme.
Pendant les années 60 et 70, les musiciens ont commencé à aller les uns vers les autres. De grands artistes invitaient des collègues d’autres cultures en leur proposant par exemple d’intervenir dans un enregistrement, mais il n’était pas encore question de s’approcher de l’essence même de la musique. Aujourd’hui, ce qui importe, c’est la compréhension du langage de chacun. Je pourrais partager des notions très simples avec les étudiants de tous horizons, leur montrer pourquoi on retrouve telle caractéristique dans telle musique et comment elle attend sa réunion avec telle autre pour être complète.

Lorsque vous montez sur scène, y a-t-il place pour les surprises et le mystère ?
Oui, bien que lorsque nous travaillons avec des danseurs, nous devons être particulièrement attentifs. Il ne s’agit pas de partir dans son trip : les musiciens et les danseurs ont d’autres façons de se suivre.
Certains musiciens montent sur scène pour montrer ce qu’ils savent faire. Nous essayons de monter sur scène pour comprendre ce qu’on ne sait pas encore faire. Bien entendu, nous préparons beaucoup les concerts mais nous essayons de créer un état de disponibilité maximal. Les musiciens que nous invitons ne savent pas très bien non plus où l’expérience va les mener. Des phénomènes de la musique entrent en jeu, qu’il est difficile d’expliquer. Si nous jouons avec un artiste d’une autre tradition, nous ne pouvons pas aller plus loin que lui dans sa culture, même si on l’a énormément étudiée. Mais on peut aller vers lui. Et lorsqu’on est bien dans la musique, une mémoire nous traverse, qui nous fait jouer des choses qu’on n’a jamais étudiées et que nous serions peut-être incapables de reproduire en-dehors de la scène. Ce sont les mystères de la musique et de la vie. Je n’ai pas de réponse aux questions que cela soulève mais il s’agit de créer le maximum de disponibilité.

Au sein d’Aka Moon, est-ce vous qui composez ?
Chacun a des responsabilités et la mienne est de composer et de structurer le travail. Mais je ne pourrais pas le faire sans les autres membres de l’ensemble, qui sont des artistes extraordinaires et qui assimilent si vite les divers éléments pour en faire de la musique que le stade de l’étude est immédiatement dépassé. Il règne aussi un grand esprit d’ouverture au sein du groupe. Et nous avons eu tellement d’expériences ensemble, dès avant la création d’Aka Moon, que nous nous comprenons bien.

Souhaitez-vous parler de vos projets ?
Les dernières années ont été si folles que je me donne un temps de réflexion pour accueillir les nombreux projets qui se profilent à l’horizon. Mon projet actuel consiste à préparer ces cours que je donnerai à l’UCL. Nous sommes aussi souvent en tournée et nous essayons d’y donner le meilleur de nous-mêmes. Par ailleurs, plusieurs enregistrements verront bientôt le jour, dont les Vêpres ainsi que le nouveau disque d’Aka Moon. Toutes les activités du groupe continuent, de même que celles que nous développons avec Alain Platel. Nous poursuivons aussi notre plan d’études, qui s’est enrichi récemment de notre travail avec des musiciens du Mali et de Cuba. Il m’arrive également de travailler en rapport avec la musique de tradition écrite, comme ce fut le cas dernièrement avec l’Orchestre symphonique de la Monnaie.

Voulez-vous parler d’un de vos rêves ?
J’ai l’impression que je réalise tous mes rêves ! Je joue avec les musiciens avec lesquels je rêve de jouer, je travaille avec des personnes avec qui je rêve de travailler. Forcément, il y a des artistes avec qui je rêverais peut-être de jouer de temps en temps mais si ce n’est pas réaliste, ce n’est pas un rêve.
Actuellement, je ressens vraiment le désir de donner des cours. Mon rêve serait peut-être de bénéficier d’un espace où je puisse enseigner comme je le souhaite. Progressivement, des initiatives voient le jour. Il y a longtemps, j’ai travaillé dans une académie d’une grande ouverture où je pouvais donner des cours d’improvisation, de composition, etc. Aujourd’hui, les mentalités ont évolué et certaines institutions proposent des cours de rythme ou créent dans leur enseignement une ouverture aux différentes traditions.
Le système belge au niveau de l’enseignement musical est plutôt chaotique. Si, depuis quelques années, une nouvelle dynamique voit le jour dans certains établissements, ce n’est pas encore le cas d’institutions comme les conservatoires. Il m’est arrivé d’enseigner à la Music Academy de Londres, où le niveau d’ouverture vers l’extérieur est grand mais où il y a par contre peu de contacts entre les sections. A cet égard, il faut préciser que la section néerlandophone du Conservatoire de Bruxelles organise des concerts réunissant des musiciens jazz et classiques.
La démarche de l’UCL est incroyable et fait partie des deux plus belles initiatives que j’ai eu l’occasion de découvrir en Wallonie. L’autre est un stage à Libramont, dans la section jazz, qui est guidé par Pierre Vaiana depuis cet été. L'approche des cours y apporte une grande ouverture aux nouvelles voies musicales.

Le 18 septembre, Aka Moon donnera un concert à la Ferme du Biéreau. Quel en sera le programme ?
Nous travaillons depuis longtemps avec Fabian Fiorini et nous avons développé un vaste répertoire ensemble. Nous réfléchirons aux compositions que nous y puiserons en fonction du contexte. Nous pourrions jouer des heures entières sans nous arrêter…  Le lieu peut également s’avérer une source d’inspiration.

La grange est très belle.
J’y ai donné un concert il y a une vingtaine d’années. C’était bien avant la rénovation et lorsque je suis monté sur la scène pour y porter le piano, un vieux Fender, les planches ont cédé et nous nous sommes retrouvés dans un trou ! On a beaucoup ri.