C.C.E., 31 janvier 2014, n°118.156

Louvain-La-Neuve

Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif.

Le Conseil du Contentieux des étrangers suspend, en extrême urgence, une décision de refus de prise en considération d’une seconde demande d’asile introduite sur pied de l’article 51/8 de la loi du 15 décembre 1980 pour défaut de recours effectif.

Articles 39/2 et 51/8 de la loi de 1980 – Article 13 CEDH – Article 39 Directive 2005/85/CE – Article 47 CDFUE Deuxième demande d’asile – Refus de prise en considération Droit à un recours effectif Suspension en extrême urgence.

A. Arrêt

La requérante, de nationalité iranienne, se voit notifier une décision de refus de prise en considération de sa deuxième demande d’asile alors qu’elle est détenue en centre fermé. Elle introduit, dans le cadre de la procédure en extrême urgence, une demande de suspension auprès du C.C.E de cette décision de refus de prise en considération de sa deuxième demande d’asile prise par le CGRA.

A l’appui de son recours, la requérante invoque, entre-autres, le caractère non-effectif du recours ouvert devant le C.C.E. à l’encontre de la décision de refus de prise en considération de sa demande d’asile.

A cet égard, elle demande au juge d’appliquer, mutatis mutandis, la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle[1] qui conclut au caractère non-effectif des recours en annulation et en suspension ouverts aux demandeurs d’asile des pays d’origine sûrs.  

Après avoir rappelé les principes dégagés par cet arrêt de la Cour constitutionnelle, plus particulièrement les considérants B.4.1 à B.12, le juge estime que le moyen de la requérante est sérieux car il est prima facie acceptable de penser que le raisonnement de la Cour s’applique aussi au recours de la requérante. À cet égard, le juge relève que cet arrêt se réfère expressément à l’article 23[2] de la Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (ci-après : Directive « Procédures ») et que cet article vise également le recours de la requérante à l’encontre de la décision de refus de prise en considération de sa demande d’asile.

B. Éclairage

Cet arrêt est un des premiers arrêts rendus par le C.C.E. depuis celui rendu par la Cour constitutionnelle le 16 janvier 2014, objet du commentaire précédent de cette même Newsletter EDEM[3] (voir supra).

- La Cour Constitutionnelle y annule la loi du 15 mars 2012[4] en ce qu’elle limite le recours contre une décision de refus de prise en considération d’une demande d’asile devant le Conseil du contentieux des étrangers à un recours en annulation lorsque le demandeur provient d’un pays d’origine sûr et conclut au caractère discriminatoire d’une telle différence de traitement.

Premièrement, la Cour constate que le recours en annulation à l’encontre d’une décision de refus de prise en considération d’une demande d’asile, lorsque le requérant est originaire d’un pays sûr, n’offre pas les garanties d’un recours effectif au sens des articles 13 CEDH et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, tels qu’interprétés par les juridictions supranationales[5], puisque, d’une part, le recours n’est pas suspensif et que, d’autre part, le juge doit limiter son contrôle à l’examen des éléments dont l’administration avait connaissance au moment d’adopter sa décision. Deuxièmement, la Cour rappelle que, pour se prononcer sur la violation du droit à un recours effectif, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.) prend en considération l’ensemble des recours mis à disposition des requérants. S’il est vrai que les demandeurs d’asile de pays d’origine sûrs peuvent également introduire un recours en extrême urgence visant à la suspension de l’exécution de la décision de rejet de la demande d’asile, la Cour estime que ce recours n’est pas non plus un recours effectif au sens de l’article 13 CEDH[6].

Enfin, la Cour estime que la nationalité du demandeur n’est pas un critère de différenciation pertinent et qu’elle ne saurait justifier la suppression du droit à un recours effectif pour les demandeurs originaires de pays sûrs et constitue dès lors une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

- Dans l’arrêt commenté, le Conseil conclut au caractère prima facie sérieux du moyen parce que la situation de la requérante, qui a introduit une seconde demande d’asile, semble comparable à celle des demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine sûr. Il estime donc que les enseignements de la Cour constitutionnelle devraient s’appliquer au recours de la requérante alors qu’elle se trouve dans la situation d’une « demande d’asile multiple ». En droit belge, le recours ouvert à l’encontre d’une décision de refus de seconde demande d’asile est aussi un recours en annulation devant le C.C.E.

Pour appuyer son raisonnement, le C.C.E. invoque l’article 23 de la directive procédures qui énonce les cas pour lesquels les États membres peuvent prévoir une procédure prioritaire ou accélérée d’examen des recours. Tant la deuxième demande d’asile que la demande d’asile formée par un requérant provenant d’un pays d’origine sûr y sont énoncées. 

Ce faisant, le C.C.E. donne toute sa portée à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle, qu’il parait traiter comme un arrêt de principe considérant le recours en annulation et en suspension d’extrême urgence comme un recours ne répondant pas aux exigences d’effectivité posées tant par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux que par l’article 39 de la directive procédures, lesquels doivent être interprétés en référence à la CEDH[7]. Puisque le droit de l’Union exige un recours effectif à l’encontre de la décision de non-prise en considération d’une demande d’asile ultérieure, le recours en annulation et en suspension d’extrême urgence ne peut pas être appliqué. 

Soulignons que dans son arrêt n° 81/2008 du 27 mai 2008, la Cour constitutionnelle validait le régime de non-prise en considération des demandes d’asile introduites par des citoyens européens, dont la contestation se fait également par le biais du recours en annulation, au regard du principe d’égalité et de non-discrimination, estimant que « la différence de traitement est raisonnablement justifiée au regard de l’objectif légitime d’éviter un usage abusif de la procédure d’asile »[8]. La Cour constitutionnelle avait également validé indirectement le caractère restreint des voies de recours en ce qui concerne la contestation des demandes de 9ter, bien que ce dernier relève de la protection subsidiaire, et avait conclu à la légalité de l’arrêt de toute aide sociale en cas de décision négative.[9] Toutefois, ni les citoyens européens ni les demandeurs de protection subsidiaire ne tombent dans le champ d’application de la directive procédure[10]. La refonte de la directive procédure, entrée en vigueur mais non encore transposée en droit belge, étend le champ d’application des garanties qu’elle consacre aux demandeurs de protection subsidiaire[11].

La portée de l’arrêt du C.C.E. doit être relativisée néanmoins dans le temps. En effet, si le raisonnement du juge est très succinct, il faut garder à l’esprit qu’il a été rendu dans le cadre d’un recours en extrême urgence. Le juge ne se prononce pas sur le caractère fondé du moyen mais uniquement sur son caractère sérieux, au provisoire. Le C.C.E. doit maintenant se prononcer sur le fond du recours.

En tout état de cause, c’est au législateur qu’il convient de tirer les enseignements de la récente jurisprudence constitutionnelle et de modifier la loi afin que tous les recours des demandeurs d’asile soient effectifs conformément à la jurisprudence européenne. Le Conseil des ministres du 21 février dernier a approuvé un avant-projet de loi modifiant la procédure de recours devant le C.C.E. pour les demandes d’asile multiples et les demandes d’asile de ressortissants de pays sûrs en réaction à l’arrêt de la Cour Constitutionnelle du 16 janvier 2014[12]. Cet avant-projet de loi est transmis pour avis au Conseil d’État.

S.D.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 31 janvier 2014, n° 118.156.

Jurisprudence

C.C., arrêt n° 1/2014 du 16 janvier 2014.

Doctrine

M. Lys, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014.

T. Wibault, « Droit d’asile et recours effectif en Belgique : Procédure accélérée, mais pas amputée », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 24 février 2014.

Pour citer cette note : S. DATOUSSAID, « Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif », Newsletter EDEM, février 2014.


[1] C.C., arrêt n° 1/2014 du 16 janvier 2014.

[2] Cet article vise toutes les demandes d’asile qui peuvent être soumises à un traitement accéléré.

[4] Par cette loi, le législateur belge a modifié la loi du 15 décembre 1980 en vue de transposer les dispositions de la directive procédure relatives aux demandeurs originaires de pays sûrs.

[5]  Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09 ; 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, n° 33210/11 ; 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, n° 10486/10.

[6] M. Lys, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014.

[7] Art. 52, § 3, de la Charte des droits fondamentaux : « Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue. »; art. 39, §3, de la directive procédure : « Les États membres prévoient le cas échéant les règles découlant de leurs obligations internationales relatives: a) à la question de savoir si le recours prévu en application du paragraphe 1 a pour effet de permettre aux demandeurs de rester dans l’État membre concerné dans l’attente de l’issue du recours ».

[8] Considérant B.36.2.

[9] T. Wibault, « Droit d’asile et recours effectif en Belgique : Procédure accélérée, mais pas amputée », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 24 février 2014.

[10] Art. 3, § 1er, de la directive procédure : « La présente directive s’applique à toutes les demandes d’asile introduites sur le territoire des États membres ». La demande d’asile est définie par l’article 2, b), de la directive procédure comme « la demande introduite par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride et pouvant être considérée comme une demande de protection internationale de la part d’un État membre en vertu de la convention de Genève. Toute demande de protection internationale est présumée être une demande d’asile, à moins que la personne concernée ne sollicite explicitement un autre type de protection pouvant faire l’objet d’une demande séparée ».

[11] Art. 3, §1er, de la directive 2013/32/UE. Le délai de transposition expire le 20 juillet 2015, sauf exceptions (art. 51 de la directive 2013/32/UE).

[12] « Sur proposition de la secrétaire d'Etat à l'Asile et la Migration Maggie De Block, le Conseil des ministres a approuvé un avant-projet de loi modifiant la procédure de recours devant le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) contre un refus d’une demande d’asile lorsqu’il s’agit : d’une demande d’asile de ressortissants de pays sûrs ; d’une demande d’asile multiple.

Contre ces décisions de refus, un recours de plein contentieux sera désormais possible en lieu et place du recours en annulation. Ainsi, le degré de protection juridique est augmenté. Dans le même temps, la durée de la procédure est raccourcie. Ces mesures font suite à un arrêt de la Cour Constitutionnelle. L'avant-projet est transmis pour avis au Conseil d'Etat », (nous soulignons) (Voy. le communiqué de presse en ligne).

Publié le 16 juin 2017