Le cerveau, moins cloisonné que prévu!

Et si la partie de notre cerveau que l’on pensait dédiée à l’information visuelle traitait aussi d’autres informations sensorielles ? Olivier Collignon, professeur en neuropsychologie, a mené l’enquête avec son équipe. Les résultats représentent une petite révolution pour les neurosciences...

Depuis 15 ans, Olivier Collignon, chercheur qualifié FNRS et professeur de neuroscience cognitive à l’UCLouvain, se passionne pour la perte sensorielle et ses conséquences sur le cerveau. Au sein du groupe de recherche qu’il dirige (CPP Lab), il a commencé son travail de recherche en se demandant si les aveugles développent des capacités qui dépassent celles des voyants pour compenser l’absence de vision. Tout récemment, le chercheur et son équipe se sont lancé un autre défi : étudier la perception cérébrale d’objets en mouvement. Et les résultats sont étonnants...

Que se passe-t-il dans notre cortex occipital ?

Cette étude, publiée fin mai dans la revue scientifique Current Biology, s’est attardée sur une région du cerveau réputée pour traiter l’information visuelle qui nous entoure. Son nom : la région V5 du cortex occipital. Quand quelque chose bouge devant nous (une voiture par exemple), cette région s’active. Et quand la voiture est statique, cette région s’active beaucoup moins. De tous temps, le cortex occipital a été étudié comme purement « visuel ». Selon les manuels de référence en neuroscience, aucun stimuli auditif ou tactile ne serait traité dans cette région du cerveau. Face à ce constat scientifique univoque, Olivier Collignon a voulu émettre un doute : et si cette région était aussi impliquée dans les traitements d’informations non-visuelles ? Et si cette partie du cerveau pouvait aussi traiter une information d’un autre de nos sens ? Pour le savoir, le neuroscientifique et son équipe sont partis d’un constat : une image en mouvement est très souvent accompagnée d’un son. Dès lors, où a lieu l’échange d’information entre le mouvement visuel et le mouvement auditif ? Et si c’était dans le cortex occipital, lors des toutes premières étapes du traitement de l’information ?

Expérience au coeur du cerveau

Et si, et si… Un scientifique ne se contente pas d’hypothèses pour faire avancer la recherche. Durant 5 ans, en collaboration avec l’Université de Trente (Italie), une équipe de l’UCLouvain coordonnée par Mohamed Rezk, doctorant FNRS au CPP Lab, a analysé des cartes d’activité cérébrale acquises grâce à l’imagerie par résonnance magnétique (IRM). 24 participants volontaires, installés dans un scanner, ont été stimulés visuellement et auditivement. Des images en mouvement dans certaines directions ainsi que des sons dans les mêmes directions leur étaient présentés. Les chercheurs ont ensuite observé quelles régions du cerveau s’activaient pour les sons et pour les images en mouvement. En utilisant la technologie du “machine learning”, ils pouvaient même prédire l’information envoyée aux participants seulement en regardant leur activité cérébrale.

Décloisonner les fonctions des parties du cerveau

Après avoir analysé toutes ces cartes d’activité cérébrale, les scientifiques sont unanimes : le cortex occipital, initialement considéré comme uniquement visuel, contient de l’information sur des sons en mouvement. Il règne toutefois une organisation très codifiée dans notre cerveau : la région dédiée au mouvement visuel est aussi impliquée dans le mouvement auditif, mais pas dans la reconnaissance de la voix d’une personne, par exemple. “Plus précisément encore”, ajoute Olivier Collignon, “nous avons remarqué que chaque direction de mouvement avait des représentations particulières dans le cerveau. La région qui préfère répondre pour la direction ‘droite’ en vision, préfère aussi répondre ‘droite’ en audition. Pour notre cerveau, l’important n’est donc pas le type d’information (visuelle ou auditive), mais la fonction de celle-ci : que dois-je faire avec cette information ?

Une petite révolution pour les neurosciences

Voilà une conclusion qui fait l’effet d’une bombe dans le monde scientifique ! En effet, une région cérébrale, longtemps perçue comme uniquement visuelle, n’est pas impénétrable aux informations provenant des autres sens. Ce constat s’oppose catégoriquement aux manuels de neurosciences classiques, qui enseignent l’unimodalité de certaines parties du cerveau et le traitement par compartiment des informations sensorielles.

De nouvelles recherches à l’horizon

Cette découverte ouvre un champ incroyable des possibles !”, s’enthousiasme le neuroscientifique. A côté de cette étude globale, des membres du CPP Lab ont travaillé sur d’autres éléments d’étude plus spécifiques (voir encadrés). Dans les années à venir, Olivier Collignon poursuivra sa passion en cartographiant la connectivité entre les régions sensorielles : par quel(s) chemin(s) les informations sont-elles transférées entre les régions sensorielles ? “Nous voulons aussi comprendre le lien entre l’organisation multisensorielle du cerveau humain et les mécanismes de plasticité transmodale qui s’exprime en cas de privation sensorielle”, ajoute le chercheur (cf encadré 1). Autant de questions auxquelles les chercheurs de l’UCLouvain comptent bien trouver des réponses. Car un scientifique ne se contente pas d’hypothèses...

Lauranne Garitte

Comment les aveugles traitent l’information visuelle ?

Chez l’être humain, le cortex occipital est la partie du cerveau connue pour traiter l’information visuelle. Pour détecter les émotions d’un humain, différencier des animaux, reconnaître un outil ou un environnement, c’est le cortex occipital qui fonctionne à plein régime. Mais qu’en est-il chez les personnes nées aveugles ? C’est la question de départ que Stefania Mattioni, post-doctorante à l’UCLouvain et membre du CCP Lab, s’est posée dans une récente étude publiée dans eLife. Pour y répondre, Stefania Mattioni a présenté 8 catégories de sons à des voyants et des non-voyants, placés dans un scanner IRM. Il y avait des sons de personnes, d’outils, d’environnements (comme le bruit des vagues), d’animaux, etc. Chez les voyants, les chercheurs ont répété l’expérience en présentant des catégories visuelles correspondantes. Stefania Mattioni et ses collègues ont ainsi pu comparer l’activité cérébrale de ces deux groupes. Et le résultat est surprenant : “La manière dont les aveugles catégorisent les informations répondant aux stimuli acoustiques est similaire à l’organisation des informations visuelles chez les voyants.” Le cortex occipital garde la même structure chez les personnes aveugles : les mêmes régions du cortex “préfèrent” les mêmes catégories. Cette découverte place à une réflexion plus globale sur l’inné et l’acquis : “Quelle est la part d’inné et d’acquis dans le traitement de l’information ?”, se questionne Stefania Mattioni, “Chez les aveugles, les régions normalement massivement visuelles augmentent nettement leur réponse aux sons. L’expérience influence donc la façon dont notre cerveau s’organise, avec des catégories de son qui correspondent à une certaine image visuelle. Cette organisation intrinsèque est donc génétiquement programmée.

 

Y a-t-il une seule vérité scientifique ?

En pleine crise sanitaire du coronavirus, nous nous reposons tous sur les décisions des experts. Après tout, ce sont eux qui détiennent la vérité scientifique… Et pourtant, Remi Gau, postdoctorant à l’UCLouvain et membre du CCP Lab, a participé avec Marco Barilari et Olivier Collignon à une étude qui démontre que les chercheurs ne tombent pas toujours d’accord, malgré des hypothèses et des données initialement identiques. Cette étude a été récemment publiée dans Nature.

Remi Gau et ses collègues ont participé au projet NARPS (Neuroimaging Analysis Replication and Prediction Study). Avec 200 chercheurs du monde entier regroupés en 70 équipes, les chercheurs de l’UCLouvain ont analysé les données d’une expérience de prise de décision, réalisée en imagerie par résonance magnétique fonctionnelles. Il leur a été demandé de confirmer ou d'infirmer 9 hypothèses (ex. : est-ce que l’on observe une augmentation d’activité dans le cortex préfrontal lors d’une prise de décision qui peut nous rapporter plus d’argent ?). Durant 3 mois, les équipes devaient analyser ces données de manière indépendante et apporter une réponse binaire (confirmé ou infirmé) à chaque hypothèse. Les chercheurs devaient également fournir les cartes cérébrales d’activation produites par leurs analyses.

Remi Gau et ses collègues ont observé une grande variabilité entre les équipes au niveau des réponses binaires. Pour 5 des hypothèses, seulement 20 à 40% des équipes ont trouvé le même résultat. Par conséquent, même des résultats intermédiaires très similaires ont conduit à des conclusions différentes. Il y a donc une variabilité considérable des résultats entre chercheurs, même lorsque les données de neuroimagerie et les hypothèses sont identiques. Remi Gau y voit l’importance d’une transparence et du partage des données et résultats de recherche en mode « open-access » afin que l’analyse combinée des recherches en neuroimagerie fasse mieux ressortir les convergences entre les équipes.

 

Coup d’œil sur la bio de Olivier Collignon

Licencié en psychologie à l’ULg ainsi qu’en sciences cognitives à l’UCLouvain, puis spécialisé en neuroscience cognitive, Olivier Collignon a entrepris une thèse de doctorat à l’UCLouvain sur la problématique de la plasticité cérébrale en cas de cécité. Cette thématique l’a suivi tout au long de son parcours car il a poursuivi avec deux post-doctorats au Centre de recherche en neuropsychologie et cognition à l’Université de Montréal. Depuis 2012, il est responsable du groupe de recherche “Crossmodal Perception and plasticity Lab (CPP Lab)” et est professeur associé au “Center for Mind and Brain Science (CIMeC)” de l’Université de Trente. Depuis 2016, il est Chercheur qualifié au FNRS et professeur associé à l’UCLouvain. Ses recherches sont financées par de multiples sources au niveau de l’UCLouvain (ex. le FSR ou Louvain Coopération), par le FNRS (ex. MIS, EOS), ou au niveau Européen (ex. l’ERC Grant, ou les actions Marie-Curie). Ses recherches portent sur la question générale : comment une région cérébrale développe-t-elle, maintient-elle et change-t-elle son rôle sensoriel et fonctionnel ?

Publié le 25 juin 2020