C.J.U.E., 11 mars 2021, M.A., C-112/20, EU:C:2021:197

Louvain-La-Neuve

L’affaire M.A. : la Cour réaffirme la portée large du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte de la directive retour.

Directive 2008/115/CE, art. 5 – Décision de retour prise à l’encontre d’un ressortissant d’un Etat tiers qui est le père d’un enfant citoyen de l’UE – Intérêt supérieur de l’enfant – Droit au respect de la vie familiale - Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 et 24 – Convention internationale relative aux droits de l’enfant, art. 3 - T.F.U.E., art. 20 - Droit de séjour dérivé aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union « sédentaire ».

Dans son arrêt récent du 11 mars 2021, rendu dans l’affaire M.A. contre la Belgique, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé que l’article 5 de la directive retour, lu en combinaison avec l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, impose aux États membres de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant avant d’adopter une décision de retour, même lorsque le destinataire de cette décision n’est pas le mineur lui-même, mais le père de celui-ci. Ainsi, la Cour souligne l’importance du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et la nécessité d’une interprétation large de ce principe.

Laura Cools

A. Arrêt

1Litige au principal : faits et question préjudicielle 

Les faits du litige au principal donnant lieu à la question préjudicielle peuvent être résumés comme suit. Le 24 mai 2018, le requérant, M.A., a fait l’objet d’un ordre de quitter le territoire belge ainsi que d’une interdiction d’entrée. Ces décisions, prises par l’Etat belge, étaient fondées sur les infractions que M.A. avait commises sur le territoire belge (vol à l’étalage) et, partant, sur le fait qu’il devait être considéré comme pouvant compromettre l’ordre public. Cependant, à ce moment-là, M.A. avait une partenaire de nationalité belge et une fille née en Belgique une dizaine de jours avant la délivrance de l’ordre de quitter le territoire belge. Le recours contre ces décisions, introduits par M.A., a été rejeté par le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : le CCE), dans son arrêt du 21 février 2019.

M.A. a introduit un pourvoi contre cet arrêt devant la juridiction de recours, in casu le Conseil d’Etat, qui estime que le CCE avait considéré, de manière implicite mais certaine, que l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit être pris en compte que si la décision administrative en cause vise explicitement l’enfant (voy. infra, titre B.1.). Une telle affirmation porte sur l’interprétation de l’article 74/13 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, l’établissement, le séjour et l’éloignement des étrangers (ci-après, « Loi des Étrangers »), qui transpose l’article 5 de la Directive 2008/115/CE relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (ci-après, « la directive retour »), imposant aux Etats membres de tenir dûment compte, entre autres, de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’ils mettent en œuvre cette directive.

In casu, la juridiction de renvoi a demandé à la Cour si cette obligation s’applique également si le destinataire d’une décision de retour, assortie d’une interdiction d’entrée, est non pas un mineur, mais le père de celui-ci.

2. Raisonnement de la Cour

La Cour a répondu à cette question par l’affirmative, en stipulant que l’article 5 de la directive retour, lu en combinaison avec l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, (ci-après Charte) impose aux Etats membres de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, citoyen de l’Union, même lorsque la décision de retour est prise à l’égard du seul parent de l’enfant (pt. 43). 

Pour arriver à cette conclusion, la Cour remarque d’abord que l’article 5, sous a) de ladite directive constitue une règle générale qui s’impose aux Etats membres dès qu’ils mettent en œuvre cette directive. Ceci est notamment le cas lorsque, comme en l’occurrence, une décision de retour, assortie d’une interdiction d’entrée, est prise à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers, en séjour irrégulier sur le territoire d’un Etat membre, et qui est, par ailleurs, le père d’un mineur en séjour régulier sur ce territoire (pt. 32).

Ensuite, la Cour conclut à la nécessité d’une interprétation large de cet article 5. Elle souligne, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, qu’il ne saurait être déduit de cette disposition que l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit être pris en compte que lorsque la décision de retour est prise à l’égard d’un mineur, à l’exclusion des décisions de retour adoptées contre les parents de ce mineur (pt. 33).

À l’appui de cette interprétation large de l’article 5 de la directive retour, la Cour invoque, d’une part, l’objectif poursuivi par cette disposition et d’autre part, le contexte général de ladite directive.

Premièrement, par rapport à la finalité poursuivie par l’article 5 de la directive retour, la Cour rappelle que, comme le confirment les considérants 22 et 24 de cette directive, cette disposition vise à garantir le respect de plusieurs droits fondamentaux, dont les droits de l’enfant, tels qu’ils sont consacrés à l’article 24 de la Charte. Elle ajoute qu’une telle interprétation large se déduit également du libellé en des termes larges de l’article 24, § 2 de la Charte et de l’article 3, § 1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (ci-après, « CIDE »), (pts. 35 - 38) (voy. infra, titre B.1.).

Deuxièmement, s’agissant du contexte dans lequel s’insère l’article 5, a) de la directive retour, la Cour fait valoir trois arguments. En premier lieu, elle attire l’attention sur l’article 5, c) qui stipule, de façon explicite et à la différence de l’article 5, sous a) et b), que les Etats membres ne doivent prendre dûment en compte que l’état de santé du « ressortissant concerné d’un pays tiers », à savoir, le destinataire de la décision de retour. Ainsi, si le législateur de l’Union avait voulu que les éléments énumérés à cet article ne soient pris en compte que dans le chef du ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet de la décision de retour, il l’aurait prévu expressément (pt. 39). En deuxième lieu, elle se réfère à l’article 5, sous b), imposant également de tenir dûment compte de la vie familiale lors de la mise en œuvre de ladite directive (pt. 41). En effet, il est de jurisprudence constante de la Cour que l’article 7 de la Charte, relatif notamment au droit au respect de la vie familiale, doit être lu en combinaison avec l’article 24, §2 de la Charte (voy. e.g. les arrêts S.M. pt. 67 et Chavez-Vilchez pt. 70). Finalement, toujours dans le cadre du contexte général de la directive retour, la Cour évoque que cette directive contient également quelques autres dispositions qui imposent de tenir compte l’intérêt supérieur de l’enfant, y compris lorsque la décision en cause n’est pas prise à l’encontre de celui-ci (pt. 42).

En conclusion, la Cour déduit de ce qui précède que l’article 5 de la directive retour, lu en combinaison avec l’article 24 de la Charte, doit être interprété en ce sens que les Etats membres sont tenus de prendre dûment en compte l’intérêt supérieur de l’enfant avant d’adopter une décision de retour, assortie d’une interdiction d’entrée, même lorsque le destinataire de cette décision n’est pas le mineur lui-même, mais le père de celui-ci (pt. 43).

B. Éclairage

1. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et la portée de la notion « décisions qui concernent les enfants »

  • La nonprise en compte du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant par le CCE

Dans le cas d’espèce, M.A. avait notamment invoqué, devant le CCE, la violation de son droit à la vie familiale (au titre de l’article 8 de la CEDH, ainsi que de l’article 7 de la Charte), le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant (article 24 (2) de la Charte) et l’article 74/13 de la Loi des Étrangers qui stipule que « lors de la prise d'une décision d'éloignement, le ministre ou son délégué tient compte de l'intérêt supérieur de l'enfant, de la vie familiale, et de l'état de santé du ressortissant d'un pays tiers concerné ».

Toutefois, malgré son analyse approfondie d’une violation éventuelle du droit à la vie familiale, le CCE ne s’est pas penché sur l’existence éventuelle d’une violation du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. A l’exception de deux petits paragraphes, le CCE n’invoque nulle part le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, et ne procède pas à une appréciation détaillée ni individualisée de ce principe en ce qui concerne la fille de M.A. En effet, dans son arrêt de rejet, le CCE fait valoir qu’il n’aperçoit pas l’intérêt de M.A. au grief pris de la violation de l’article 24 de la Charte, dès lors qu’il n’indique pas agir au nom de son enfant mineur (pt. 4.1.). Ensuite, dans son analyse de l’article 74/13 de la Loi des Étrangers, le CCE juge, dans une phrase simple, que « la partie défenderesse a pris en considération la vie familiale du requérant, dans les actes attaqués » (pt. 4.2.3.). De cette façon, le CCE semble présumer que l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit être pris en compte que si la décision administrative en cause vise explicitement cet enfant. Cependant, une telle interprétation n’est pas compatible avec le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant en tant que principe fondamental et transversal de droit international (tel que prévu par l’article 3 de la CIDE).

  • Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et la notion de « décisions qui concernent les enfants »

La prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant est le principe essentiel du droit de l’enfant. En droit international, la source principale du principe est l’article 3 (1) de la CIDE, qui prévoit, comme règle transversale, que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toute décision qui le concerne. Par ailleurs, le principe a été codifié à différents niveaux et dans différents contextes. Au niveau de l’UE, par exemple, le principe ne figure pas seulement en droit dérivé (e.g. dans la directive retour), mais il est aussi incorporé comme droit fondamental dans l’article 24 (2) de la Charte, qui se fonde directement sur l’article 3 (1) de la CIDE (voy. « Explications relatives à la Charte des Droits Fondamentaux »).

Dans l’arrêt commenté, la Cour invoque, entre autres, l’article 24 (2) de la Charte à l’appui de la nécessité d’une interprétation extensive de l’article 5, sous a) de la directive retour. En effet, la Cour déduit du « libellé en des termes larges » de cet article 24 (2), « qu’[il] s’applique à des décisions qui, telle une décision de retour adoptée contre un ressortissant d’un pays tiers, parent d’un mineur, n’ont pas pour destinataire ce mineur, mais emportent des conséquences importantes pour ce dernier » (pt. 36).

Un tel constat est confirmé par l’article 3 (1) de la CIDE, prévoyant, également en des termes larges, que :

« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale. »

Bien que tous les éléments de cette définition nécessitent une analyse approfondie, c’est notamment la portée de la notion « décisions qui concernent les enfants » qui est sujet de discussion dans le contexte de l’arrêt analysé. En effet, la question se pose de savoir dans quelle mesure cette notion peut impliquer une décision prise à l’encontre d’un adulte.

A cet égard, le Comité des droits de l’enfant – qui est chargé d’interpréter la CIDE et de surveiller la mise en œuvre de celle-ci par ses États parties – a fourni quelques instructions pertinentes. Dans son Observation Générale n° 14, le Comité a clarifié que l’obligation de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant « s’applique à toutes les décisions et à toutes les actions qui touchent directement ou indirectement les enfants », ce qui implique les « mesures qui ont un effet sur un enfant […], même s’il n’est pas la cible directe de la mesure » (p. 4). Dès lors, le Comité conclut que la notion de « décisions qui concernent les enfants » doit s’entendre dans un sens très large, comprenant toutes les mesures prises par un État qui touchent les enfants d’une manière ou d’une autre.

Bien que dans le cas d’espèce, la décision d’éloignement prise à l’égard de M.A., ne vise pas directement son enfant, elle peut avoir un impact réel sur la petite fille. Dans cette hypothèse, le Comité recommande d’apprécier un tel effet « au regard des circonstances propres à chaque cas » (voy. CDE, Obs. Gén. n° 14, p. 4). Toutefois, dans l’arrêt, la Cour ne procède pas à une telle appréciation. Elle rappelle simplement que l’article 3 (1) de la CIDE est une disposition qui « vise, de manière générale, toutes les décisions et toutes les actions qui touchent directement ou indirectement les enfants, comme l’a relevé le Comité » (pt. 38). Ainsi, la Cour semble présumer qu’une décision d’éloignement prise à l’égard d’un parent ressortissant d’un pays tiers, peut être considéré comme ayant un impact non simplement ‘indirect’ mais même ‘direct’ sur son enfant citoyen de l’Union. Une telle présomption s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour dans le contexte du regroupement familial impliquant une situation interne, où la Cour attache une importance considérable à l’impact d’une décision de refus de séjour au parent ressortissant d’un Etat tiers sur son enfant citoyen de l’UE  (voy. infra, titre B.3).

2. L’arrêt M.A. à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 de la directive retour

Là où l’interprétation large du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, telle que prévue par l’article 5 de la directive retour, n’est pas une conclusion surprenante, il y a deux autres enseignements de l’arrêt qui méritent d’être abordés. En effet, l’arrêt commenté donne lieu à une discussion, d’une part, sur la jurisprudence de la Cour par rapport à l’application de l’article 5 de la directive retour, et notamment celle en cas d’éloignement d’un mineur étranger non accompagné, et d’autre part, sa jurisprudence relative au regroupement familial dans le cadre de situations internes, au titre de l’article 20 T.FU.E.

  • La jurisprudence pertinente de la Cour en contexte de la directive retour

Dans son arrêt Boudjlida, qui est relatif au contenu du droit d’être entendu (art. 41 de la Charte) d’un étranger (adulte) ressortissant d’un pays tiers en situation irrégulière devant faire l’objet d’une décision de retour, la Cour s’est exprimée, pour la première fois, sur l’article 5 de la directive retour. En effet, dans cet arrêt, elle a souligné que, en application de l’article 5 de la directive retour, lorsqu’un État membre envisage d’adopter une décision de retour, il doit, d’une part, tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la vie familiale et de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers, ainsi que, d’autre part, respecter le principe de non-refoulement. En plus, il est tenu d’entendre l’intéressé à ce sujet (Boudjlida, pts. 48-49). Toutefois, cet arrêt Boudjlida ne concerne pas des décisions de retour ayant des incidences sur un enfant, ni directement, ni indirectement.

Ensuite, dans un arrêt K.A. et autres, plus pertinent dans ce contexte, la Cour a dénoncé la pratique des autorités belges consistant à refuser de prendre en considération des demandes de regroupement familial (y inclus des demandes d’un parent d’un enfant citoyen de l’Union) au motif que le regroupé fait l’objet d’une interdiction d’entrée encore en vigueur, sans que soient pris en compte les éléments de sa vie familiale, et notamment l’intérêt supérieur de son enfant mineur. Par ailleurs, dans cet arrêt, la Cour a pour la première fois jugé qu’il ne saurait être déduit de l’article 5 de la directive retour que l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit être pris en compte que lorsque la décision de retour est prise à l’égard d’un mineur, à l’exclusion des décisions de retour adoptées contre les parents de ce mineur. Ainsi, l’arrêt K.A. et autres constitue la base du raisonnement de la Cour dans l’arrêt commenté.

De plus, l’arrêt commenté fait suite à un autre arrêt très récent sur l’interprétation de la directive retour, prononcé par la Cour le 14 janvier 2021 dans l’affaire T.Q. (pour un commentaire de cet arrêt, voy. ici). Dans cet arrêt, la Cour s’est prononcée sur, entre autres, l’obligation pour l’Etat, en cas de renvoi d’un mineur étranger non accompagné (ci-après, « MENA ») vers son pays d’origine, de procéder à des investigations par rapport à l’accueil sur place, qui doit être adapté et conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. In casu, la Cour a souligné que l’article 5 de la directive retour a pour effet que les Etats membres doivent nécessairement prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, à tous les stades de la procédure, lorsqu’ils entendent prendre une décision de retour à l’encontre d’un MENA (pt. 44). A cet égard, seule une appréciation générale et approfondie de la situation individuelle du MENA en cause permet d’identifier son intérêt supérieur (pt. 46).

Dans l’arrêt commenté, la Cour a prolongé son raisonnement adopté dans l’arrêt T.Q., en ce sens qu’elle a confirmé que, en contexte de retour, le principe de l’intérêt supérieur s’impose également lorsque le destinataire d’une telle décision n’est pas un enfant, mais le père de celui-ci. Ainsi, la Cour a érigé la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant comme un principe de fond absolu lorsqu’une décision d’éloignement affecte un enfant, soit directement (T.Q), soit indirectement (M.A.).

Alors que la Cour n’invoque l’article 3 CIDE que dans l’arrêt analysé, elle fait bien référence, dans les deux arrêts (T.Q. en cas de retour d’un MENA, et M.A. en cas de retour d’un père d’un enfant accompagné), à l’article 24 (2) de la Charte. A cet égard, dans son arrêt T.Q, la Cour a même estimé que « [l’article 24 (2) de la Charte], lu en combinaison avec l’article 51, § 1 de la Charte, affirme le caractère fondamental des droits de l’enfant, y compris dans le cadre du retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier dans un État membre » (pt. 45). Notons que, en optant pour une telle formulation large (incluant le retour des « ressortissants de pays tiers » au lieu de seulement le retour des « MENA »), la Cour a, déjà dans son arrêt T.Q. laissé une porte ouverte à l’application des droits de l’enfant, dont le principe de l’intérêt supérieur est l’élément central, à la situation de l’’éloignement d’un ressortissant étranger majeur, qui est le père d’un enfant en séjour légal.

3. Le rôle croissant de l’intérêt supérieur de l’enfant en contexte de la jurisprudence de la Cour par rapport au regroupement familial au titre de l’article 20 TFUE

Malgré le fait que dans l’arrêt commenté, il s’agit d’une affaire d’expulsion plutôt que d’une affaire relative à l’octroi d’un titre de séjour, la Cour a profité de l’occasion pour rappeler les grands principes de sa jurisprudence concernant l’octroi éventuel d’un droit de séjour dérivé aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union « sédentaire » au titre de l’article 20 T.FU.E. Ainsi, la Cour souligne qu’il ressort de sa jurisprudence antérieure que, in casu, M.A. pourrait prétendre à la reconnaissance d’un titre de séjour sur le territoire belge si, à défaut de celui-ci, lui et sa fille de nationalité belge se voyaient contraints de quitter le territoire de l’Union (voy. e.g. les arrêts Subdelegacion del Gobierno en Ciudad Real pt. 41, K.A. et autres pt. 52, Chavez-Vilchez pt. 69).

De cette façon, l’arrêt peut être considéré comme une affirmation de la protection accordée à la relation entre un enfant et son parent étranger par la Cour dans sa jurisprudence relative au regroupement familial (situations internes). En effet, à plusieurs reprises, la Cour s’est penchée sur l’octroi éventuel d’un droit de séjour dérivé, au titre de l’article 20 T.FU.E. (citoyenneté de l’Union), aux parents ressortissants d’un pays tiers d’un enfant citoyen de l’Union « sédentaire ». Dans le contexte de cette jurisprudence, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant a progressivement occupé une place de plus en plus importante.

Dans son célèbre arrêt Ruiz Zambrano, la Cour a jugé que les Etats membres de l’UE ne peuvent éloigner les ressortissants d’un pays tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, si ce faisant, ledit citoyen se voyait forcé de facto de quitter le territoire de l’UE, ce qui priverait le citoyen de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés au statut de citoyen de l’Union (et en particulier, le droit de séjourner sur le territoire de l’UE).

Dans les affaires faisant suite à Ruiz Zambrano, la Cour a progressivement développé cette jurisprudence, afin d’y inclure une approche favorisant les droits de l’enfant et d’y introduire une notion de « dépendance ». Ainsi, le refus d’accorder un droit de séjour à un ressortissant d’un pays tiers n’est susceptible de mettre en cause l’effet utile de la citoyenneté de l’Union que s’il existe, entre ce ressortissant d’un pays tiers et le citoyen de l’Union, membre de sa famille, une relation de dépendance telle qu’elle aboutirait à ce que ce dernier soit contraint d’accompagner le ressortissant d’un pays tiers en cause et de quitter le territoire de l’Union, pris dans son ensemble (K.A. et autres pt. 52).

Dans son arrêt clé Chavez-Vilchez et autres, la Cour a apporté plus de précisions sur l’appréciation de cette relation de dépendance. A cet effet, il faut déterminer, d’une part, quel est le parent qui assume la garde de l’enfant, et d’autre part, s’il existe une relation de dépendance effective à l’égard de ce parent ressortissant d’un pays tiers. De plus, la Cour ajoute que dans le cadre de cette appréciation, les autorités doivent tenir compte du droit au respect de la vie familiale (art. 7 de la Charte) et accorder une attention particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 24 (2) de la Charte). A cet égard, la circonstance que l’autre parent, citoyen de l’Union, est réellement capable à assumer seul la charge quotidienne et effective de l’enfant constitue un élément pertinent. Toutefois, ce paramètre n’est pas à lui seul suffisant pour pouvoir constater qu’il n’existe pas, entre le parent ressortissant d’un pays tiers et l’enfant une relation de dépendance. En effet, une telle constatation doit être fondée sur la prise en compte, dans l’intérêt supérieur de l’enfant concerné, de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment de son âge, de son développement physique et émotionnel, du degré de sa relation affective tant avec le parent citoyen de l’Union qu’avec le parent ressortissant d’un pays tiers, ainsi que du risque que la séparation d’avec ce dernier engendrerait pour son équilibre (Chavez-Vilchez, pt. 71).

Notons que, dans les premiers arrêts par rapport à ce sujet (e.g. Ruiz Zambrano, Dereci et autres, etc.) la Cour n’a même pas mentionné le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, ni le droit au respect de la vie familiale. Depuis l’arrêt Chavez-Vilchez, la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que du respect à la vie familiale ont joué un rôle croissant dans ce type de jurisprudence.

Dans l’arrêt clé rendu dans l’affaire K.A. et autres, la Cour a dénoncé la pratique des autorités belges consistant à refuser de prendre en considération des demandes de regroupement familial au motif que le regroupé fait l’objet d’une interdiction d’entrée encore en vigueur, sans que soient pris en compte les éléments de sa vie familiale, et notamment l’intérêt de son enfant mineur. Par cet arrêt, la Cour a confirmé, à l’égard des mineurs, la ligne jurisprudentielle « généreuse » de l’arrêt Chavez-Vilchez plutôt que celle beaucoup plus restrictive de l’arrêt Dereci et autres, dans lequel la Cour avait exclu la situation d’enfants séparés d’un de leurs parents si l’autre parent pouvait demeurer avec eux.

L’arrêt K.A. et autres démontre par ailleurs que l’approche adoptée par la Cour varie considérablement selon qu’il s’agit de citoyens mineurs ou de citoyens majeurs. S’agissant d’un adulte, la Cour estime que, à la différence des mineurs, un adulte est en principe, en mesure de mener une existence indépendante des membres de sa famille. Ainsi, la reconnaissance d’une relation de dépendance entre deux adultes de nature à créer un droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 T.FU.E., n’est envisageable que dans des cas exceptionnels, dans lesquels, “eu égard à l’ensemble des circonstances pertinentes, la personne concernée ne devrait, d’aucune manière, être séparée du membre de sa famille dont elle dépend” (K.A. et autres, pt. 65). S’agissant, par contre, d’un citoyen mineur, l’octroi d’un droit de séjour dérivé à son parent ressortissant d’un Etat tiers n’est pas considéré comme exceptionnel par la Cour. Au contraire, lorsqu’il est question d’un citoyen mineur, la Cour souligne l’importance de la prise en compte du droit à la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Dès lors, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant a joué un rôle croissant dans la jurisprudence de la Cour par rapport au droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 T.FU.E. Dans l’arrêt commenté, la Cour invoque cette jurisprudence, avant même de se pencher sur la question préjudicielle. Ainsi, la Cour semble suggérer que, dans le cas d’espèce, la prise en compte de l'intérêt supérieur de l’enfant de M.A. pourrait non seulement aboutir à l’annulation de la décision d’éloignement ou de l’interdiction d’entrée, mais également à l’octroi éventuel d’un droit de séjour à M.A.

C. Conclusion

Par cet arrêt, la Cour a confirmé la nécessité d’une interprétation large du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte de la directive retour. Les Etats membres doivent tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, non seulement lorsqu’ils prennent une décision de retour à l’encontre d’un mineur non accompagné (T.Q), mais également lorsque la décision de retour est prise à l’égard du seul parent de l’enfant.  Une telle conclusion est fondée sur l’interprétation de l’article 5 de la directive retour, lu en combinaison de l’article 24 de la Charte. De cette façon, la Cour a érigé la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant comme un principe de fond absolu lorsqu’une décision d’éloignement affecte un enfant, soit directement (T.Q), soit indirectement (M.A.).

Une telle évolution s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour relative au regroupement familial au titre de l’article 20 T.FU.E. Dans ce contexte, la Cour a progressivement accordé plus de poids au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et au droit à la vie familiale afin de déterminer si un droit de séjour dérivé doit être accordé au parent ressortissant d’un Etat tiers d’un enfant citoyen de l'UE

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., 11 mars 2021, M.A., C-112/20, EU :C :2021 :197.

Jurisprudence :

C.J.U.E., 14 janvier 2021, T.Q., C441/19, EU:C:2021:9 ;

C.J.U.E., 27 février 2020, Subdelegacion del Gobierno en Ciudad Real, C-836/18, EU :C :2020 :119 ;

C.J.U.E. (G.C.), 26 mars 2019, S.M., C-129/18, EU:C:2019:248 ;

C.J.U.E. (G.C.), 8 mai 2018, K.A. et autres, C-82/16, EU:C:2018:308 ;

C.J.U.E. (G.C.) 10 mai 2017, Chavez-Vilchez, C-133/15, EU:C:2017:354 ;

C.J.U.E. (G.C.), 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, C-34/09, EU:C:2011:124 ;

C.E., 6 février 2020, n° 246.987, M.A. c. l’Etat belge;

C.C.E., 21 février 2019, n° 217 230.

 

Doctrine :  

L. Cools, « Kafala, ‘descendant direct’ et ‘autre membre de la famille’ : commentaire de l’arrêt S.M. contre Entry Clearance Officer, UK, Visa Section de la Cour de justice de l’Union européenne du 26 mars 2019 », JDJ, 2019, n° 394, pp. 3 – 10;

Ch. Flamand, « Pas d’éloignement sans une solution durable réelle et effective pour le MENA », Cahiers de l’EDEM, février 2021;

M. Klaasen et P. Rodrigues, « The best interests of the child in EU family reunification law: a plea for more guidance on the role of article 24(2) Charter », European Journal of Migration and Law, 19(2), pp. 191 – 218;

K. Lallam, « Quel poids conférer à l’intérêt supérieur de l’enfant dans la balance à effectuer entre protection de l’intérêt général et protection de la vie familiale ? », Newsletter EDEM, avril 2016;

L. Leboeuf, « Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure », Cahiers de l’EDEM, mai 2018;

S. Platon, « Droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’Union ‘sédentaire’ : la CJUE précise encore sa jurisprudence Ruiz Zambrano », JADE, 2018, n° 12;

M. Haag, « Case C-133/15 Chavez-Vilchez and Others – Taking EU Children’s Rights seriously », European Law Blog, mai 2017.

Autres :  

Comité des droits de l’enfant, « Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale », CRC/C/GC/14.

Pour citer cette note : L. Cools, « L’affaire M.A. : la Cour réaffirme la portée large du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte de la directive retour », Cahiers de l’EDEM, avril 2021.

Publié le 29 avril 2021