Cour suprême d’appel, 23 septembre 2021, Association Somalienne de l’Afrique du Sud et autres contre la Commission d’Appel des réfugiés et autres, n° 585/2020

Louvain-La-Neuve

Éclairages de la Cour suprême d’appel sud-africaine sur l’administration de la justice en matière de demande de protection internationale.

Demandes de protection internationale – Guerre civile en Somalie – Charge de la preuve – Crédibilité du récit – Équité procédurale.

Dans la décision commentée, la Cour suprême d’appel sud-africaine annule les décisions de la Commission d’appel des réfugiés et de la Haute Cour pour non-observance des principes fondamentaux d’équité procédurale et de l’État de droit, contenus dans les instruments juridiques nationaux et internationaux. Elle précise la manière dont l’administration de la justice en général et de la preuve en particulier doit être faite en matière de demande de protection internationale.

Jonas Kakule Sindani

A. Arrêt

1. Les faits

La décision sous analyse de la Cour suprême d’appel d’Afrique du Sud est un cas de recours en appel formé par huit Somaliens demandeurs de protection internationale en Afrique du Sud contre la décision de la Haute Cour de la Division de Gauteng (ci-après, « Haute Cour »). Dans le contexte de guerre civile et de crise humanitaire qu’a connu la Somalie depuis la chute du régime Said Barre en 1991, neuf demandeurs de protection internationale sont arrivés sur le sol sud-africain entre 2007 et 2012 et ont été accueillis au bureau d’accueil des réfugiés. Après examen de leurs dossiers, leurs demandes ont été rejetées par les agents chargés de la détermination du statut de réfugié. Ces décisions ont été attaquées en appel par les requérants en vertu de l’article 24(b) de la Refugees Act de 1998 auprès de la Commission d’appel des réfugiés. Dans les neuf décisions attaquées, cette dernière en a infirmé une et a rejeté les motifs d’appel des huit autres requérants en confirmant les décisions prises précédemment par les agents chargés de la détermination du statut de réfugié. Face au rejet de leurs appels, les huit requérants ont alors entamé une procédure judiciaire unique en saisissant la Haute Cour pour lui demander de réviser et d’annuler les décisions prises par la Commission d’appel des réfugiés et des agents de détermination du statut de réfugié. Les huit requérants ont été encore une fois déboutés par la Haute Cour. Ils ont décidé de saisir la Cour suprême d’appel pour contester la série des décisions prises à leur encontre depuis le bureau d’accueil des réfugiés jusqu’à la Haute Cour.

Dans leur acte d’appel, les huit demandeurs de protection internationale contestaient quatre aspects dans les décisions de la Commission d’appel des réfugiés et de la Haute Cour. Premièrement, ils soutenaient que la Commission d’appel des réfugiés et la Haute Cour avaient mal appliqué l’article 3 de la Refugees Act en adoptant une interprétation trop restrictive des critères d’accès au statut de réfugié en Afrique du Sud, se préoccupant uniquement de la persécution et en particulier pour des raisons politiques. Deuxièmement, ils arguaient que la Commission d’appel des réfugiés et la Haute Cour n’avaient pas pris en compte l’obligation de partage de la charge de la preuve entre le demandeur de protection internationale et l’agent chargé de la détermination du statut de réfugié. Troisièmement, ils reprochaient à la Commission d’appel des réfugiés et à la Haute Cour d’avoir accordé beaucoup d’importance à la crédibilité dans l’évaluation de la demande de protection internationale au détriment d’autres critères. Quatrièmement enfin, ils alléguaient que les décisions de la Commission d’appel des réfugiés confirmées par la Haute Cour étaient inéquitables sur le plan procédural, car elles violaient le principe audi alteram partem.

2. Décision de la Cour

Dans son arrêt n° 585/2020 du 23 septembre 2021, la Cour suprême d’appel a annulé la décision de la Haute Cour. Dans les lignes qui suivent, nous allons rappeler le raisonnement développé de la Haute Cour à chacun des motifs d’appel avant de présenter la réponse y réservée par la Cour suprême d’appel.

Premièrement, à la question relative à l’adoption par la Commission d’appel des réfugiés d’une approche trop restrictive des critères d’accès au statut de réfugié en Afrique du Sud, la Haute Cour avait conclu que ce moyen de droit était non fondé. Au regard des preuves présentées par les requérants devant elle, la Haute Cour avait estimé qu’il n’y avait pas de menace pour la vie des huit demandeurs de protection internationale et que, même si des telles menaces avaient existé, les requérants n’ont pas suffisamment prouvé devant la Commission d’appel des réfugiés en quoi de telles menaces les concernaient et les affectaient personnellement de sorte qu’ils n’ont pas eu d’autres choix que de fuir la Somalie. Dans son arrêt, la Cour suprême d’appel a constaté que les agents de détermination du statut de réfugié, la Commission d’appel des réfugiés et finalement la Haute Cour n’avaient pas tenu compte de l’application de l’alinéa b) de l’article 3 de la Refugees Act. Pour la Cour suprême d’appel, sur la base des informations les plus élémentaires fournies par les demandeurs de protection internationale devant les agents de détermination du statut de réfugié et devant la Commission d’appel des réfugiés, il était justifié d’examiner s’il y avait des événements en Somalie perturbant gravement l’ordre public en partie ou en totalité du pays, obligeant les huit requérants à chercher refuge ailleurs.

Deuxièmement, en ce qui concerne la charge de la preuve, la Haute Cour avait rejeté les moyens des requérants en estimant qu’il était noté qu’il était « mal conçu »[1] (§ 67, notre traduction) de postuler qu’il y avait une charge de la preuve partagée concernant l’éligibilité au statut de réfugié. Selon elle, la charge de la preuve incombe toujours au demandeur et non à la Commission d’appel des réfugiés. Dans sa décision, la Cour suprême d’appel a constaté que les agents de détermination du statut de réfugié, la Commission d’appel des réfugiés et enfin la Haute Cour ont une vision erronée de la manière dont la procédure légale d’une demande de protection internationale doit se dérouler. Elle a renvoyé à l’arrêt Gavric v. Refugee Status Determination Officer, dans laquelle la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud avait déclaré ce qui suit :

« Section 24(1) of the [Refugee] Act provides that a Refugee Status Determination Officer may, when considering an asylum application, request further information from an applicant, the Refugee Reception Officer, or the United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR) representative. The [UNHCR] Handbook recognises that it may be necessary for the RSDO to assist an applicant in obtaining relevant information in order to properly determine the application. This is premised on the factual reality that persons fleeing their country often arrive with the barest necessities and often cannot afford legal representation. » (§ 73)

De plus, la Cour suprême d’appel a jugé que la Haute Cour avait commis une erreur en concluant que la Commission d’appel des réfugiés avait raison de prendre ses décisions uniquement en fonction des éléments du dossier des preuves présentées par les demandeurs, en rappelant sa jurisprudence antérieure dans l’affaire Refugee Appeal Board against Mukungubila, où elle a jugé que :

« The important point to bear in mind is that the Refugee Appeal Board is a specialist body constituted by members, who possess the expertise, qualifications and experience necessary for the performance of the functions of that body. Of further critical importance is the fact that the Refugee Appeal Board is vested with appellate jurisdiction in the wide sense. Thus, it is in the same position as the Refugee Status Determination Officer and is not bound to decide the merits of the appeal within the confines of the latter’s record. It is at large to make its own enquiries and even gather evidence, if necessary. » (§ 34)

Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation par la Commission d’appel des réfugiés du critère de crédibilité, la Haute Cour avait estimé que cet argument était non fondé, parce qu’il n’y a pas de base juridique qui lui donne la latitude de dicter à la Commission d’appel des réfugiés, en tant qu’organe d’appel spécialisé dans les questions de détermination du statut de réfugié, comment évaluer les éléments qui lui sont soumis, en particulier lorsque la question de la crédibilité se pose. Répondant à la Haute Cour, la Cour suprême d’appel a constaté que dans les cas particuliers comme les demandes de protection internationale, un demandeur peut ne pas être en mesure d’étayer ses déclarations par des preuves documentaires ou autres. Il appartient à l’évaluateur d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour produire les preuves nécessaires à l’appui de la demande et éclairer les zones d’ombres dans le récit et les preuves présentées par le demandeur. Lorsque de telles recherches indépendantes ne permettent pas de réunir les preuves nécessaires ou lorsqu’il y a des déclarations non susceptibles de preuve, si le récit parait crédible, sauf raisons valables contraires, l’évaluateur devra accorder au demandeur d’asile le bénéfice du doute.

Quatrièmement, la Haute Cour avait conclu que le moyen de droit présenté par les requérants selon lequel le principe audi alteram partem n’avait pas été respecté était également sans fondement en ce qu’ils ont chacun eu amplement l’occasion de participer à leurs audiences d’appel et ont été autorisés à présenter leur cas et à répondre aux questions qui se posaient et que de ce fait, il n’était pas nécessaire que la Commission d’appel des réfugiés confronte les demandeurs de protection internationale avec des informations sur le pays d’origine car ils avaient échoué par eux-mêmes à trouver des bases substantielles justifiant l’octroi du statut de réfugié. La Cour suprême d’appel a estimé que la Haute Cour a violé le droit à une action administrative juste contenu dans la section 33 de la Constitution et est allée à l’encontre de la jurisprudence déjà établie par la Cour constitutionnelle sud-africaine. Cette dernière, dans l’affaire Gavric v. Refugee Status Determination Officer, avait jugé que :

« It is nevertheless necessary to state that a person can only be said to have a fair and meaningful opportunity to make representations if the person knows the substance of the case against her. This is so because a person affected usually cannot make worthwhile representations without knowing what factors may weigh against her interests. This is in accordance with the maxim audi alteram partem (hear the other side), which is a fundamental principle of administrative justice and a component of the right to just administrative action contained in section 33 of the Constitution. » (§ 79)

B. Éclairage

Les réponses de la Cour suprême d’appel aux motifs d’appels soulevés par les requérants et son analyse des décisions attaquées rendues par la Commission d’appel des réfugiés et la Haute Cour attestent de la possibilité de bénéficier d’un statut de réfugié au-delà de la persécution (1), confirment le principe de la charge partagée de la preuve (2) et considèrent la crédibilité du récit comme un critère flexible dans la détermination du statut de réfugié (3).

1. Le statut de réfugié au-delà de la persécution

En Afrique du Sud, la Refugees Act prévoit la façon dont les demandes de statut de réfugié doivent être traitées et organise au niveau procédural des voies de recours contre les décisions des agents chargés de la détermination du statut de réfugié. En traitant les demandes de protection internationale, il convient de souligner que les autorités de l’État sont tenues au respect des normes constitutionnelles et internationales relatives aux droits de l’homme établies par les instruments internationaux ratifiés par l’Afrique du Sud, comme l’a rappelé la Cour suprême d’appel dans les affaires Somali Association v Limpopo Department of Economic Development, Environment and Tourism and Others (§ 44) et Minister of Home Affairs and Others v Watchenuka and Another (§§ 2-7).

La Cour suprême d’appel a confirmé que l’article 3(b) de la Refugees Act est sans équivoque sur le fait que la persécution prévue à l’article 3(a) n’est pas le seul critère d’octroi du statut de réfugié en Afrique du Sud. En effet, l’alinéa (a) de l’article 3 de la Refugees Act reflète la définition standard du statut de réfugié en vertu de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 (ci-après, « Convention de Genève ») tandis que son alinéa (b) reflète une définition élargie du statut de réfugié en vertu de l’article 1(2) de la Convention de l’Organisation de l’unité africaine régissant les aspects propres à la protection des réfugiés en Afrique (ci-après, « Convention de l’OUA »). En l’absence de la persécution prévue à l’article 3(a), la Cour suprême d’appel est d’avis que l’article 3(b) exige d’un décideur qu’il détermine si un demandeur de protection internationale a été contraint de quitter son pays d’origine en raison d’une « agression extérieure, d’une occupation, d’une domination étrangère ou d’événements troublant ou perturbant gravement l’ordre public » dans tout ou partie du pays d’origine de la personne.

Il s’en suit que les conditions qui prévalaient en Somalie au moment des faits avaient contraint les requérants à quitter leur pays et qu’ils remplissaient, d’après la Cour suprême d’appel, les conditions pour obtenir le statut de réfugié en Afrique du Sud parce que la guerre civile, la menace d’Al-Shabaab et la faiblesse du gouvernement somalien constituaient des « événements troublant ou perturbant gravement l’ordre public » (§ 83, notre traduction). Par cette décision, la Cour suprême d’appel illustre le potentiel de la protection complémentaire qu’offrent la Refugees Act et la Convention de l’OUA pour les demandeurs de protection internationale ayant fui leur pays à cause des conflits et de la violence.

La Cour suprême d’appel confirme que le civil sous menace d’un conflit armé peut bénéficier d’une protection internationale statutaire (fondée sur la Refugees Act et la Convention de l’OUA), qui nous parait plus protectrice et plus avantageuse au demandeur qu’une simple protection internationale subsidiaire[2] comme c’est le cas en droit de l’Union européenne à l’article 15(c) de la directive qualification. À titre d’exemple, en Belgique, le réfugié bénéficie d’un droit de séjour illimité aux termes de l’article 49 de la loi du 15 décembre 1980 (ci-après « LE ») et quasi définitif[3]. Il jouit en principe de droits économiques et sociaux équivalents à ceux reconnus aux nationaux belges[4]. Il n’a ainsi pas besoin de permis de travail pour accéder au marché de l’emploi en Belgique. Le bénéficiaire d’une protection internationale subsidiaire quant à lui ne peut obtenir qu’un permis de séjour temporaire d’un an, renouvelable, qui ne devient définitif qu’au bout de cinq ans (article 49/2 LE). Sa jouissance des droits économiques et sociaux en Belgique est moindre en particulier durant les cinq premières années, avant qu’il ne bénéficie du droit de séjour illimité[5]. Son accès au marché du travail par exemple est conditionné à un permis de travail ou une carte d’indépendant.

La Cour suprême d’appel, en donnant toute sa portée à la protection complémentaire offerte par la Convention de l’OUA et la Refugees Act, répond à la philosophie des droits de l’homme, qui est la nécessité d’une plus grande protection des droits. C’est ce que Maurice Kamto appelle « l’éthique de l’être humain », qui consiste à considérer l’être humain comme le centre de gravité des actions d’interprétation des normes[6].

2. La charge partagée de la preuve : procédure inquisitoire

Même si la Convention de Genève ne contient pas de règle spécifique concernant la charge de la preuve, le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (ci-après, « Guide du H.C.R. ») estime que les faits pertinents doivent être fournis en premier lieu par le demandeur d’asile (§ 195). Il appartient « en principe » au demandeur d’étayer sa demande[7]. Il lui revient aussi de démontrer un degré raisonnable de probabilité qu’il serait persécuté en cas de retour dans son pays d’origine[8]. Ceci n’est pas toujours facile pour le demandeur de protection internationale pour plusieurs raisons, notamment son état physique et psychologique, la précarité de ses ressources financières, le niveau de scolarité, les barrières linguistiques, les conditions de fuite et d’accueil, etc.[9].

Aux termes de l’article 21(2)(b) de la Refugees Act, en acceptant un formulaire de demande de protection internationale, un agent chargé de l’accueil des réfugiés doit s’assurer que le formulaire de demande est correctement rempli et, le cas échéant, doit assister le demandeur à cet égard. Aux termes de l’article 21(2)(c), l’agent précité peut mener toute enquête qu’il juge nécessaire pour vérifier les informations fournies dans la demande. L’article 24(1)(a) précise qu’à la réception d’une demande de protection internationale, l’agent chargé de l’accueil des réfugiés, avant de prendre une décision, peut demander à un demandeur de lui fournir toute information ou clarification qu’il juge nécessaire. L’article 26(3) prévoit que la Commission d’appel des réfugiés peut inviter le représentant du H.C.R. à faire des observations orales ou écrites ; demander la présence de toute personne en mesure de fournir des informations pertinentes ; procéder à une enquête ou à une enquête plus approfondie de sa propre initiative ; et inviter le demandeur à comparaître devant lui pour fournir tout complément d’information qu’il jugera nécessaire.

À la lumière de ces dispositions, la Cour suprême d’appel semble indiquer que la Refugees Act dicte une procédure inquisitoire et facilitatrice. En effet, selon la Cour suprême d’appel, l’évaluation visant à déterminer le droit au statut de réfugié doit être plus souple. Il incombe au demandeur d’asile de démontrer qu’il satisfait aux exigences du statut de réfugié, mais lors de l’examen de la demande, un décideur peut voire doit l’assister dans l’établissement des faits et, le cas échéant, effectuer des recherches complémentaires en relation avec les faits relatés par le demandeur de protection internationale. Ainsi, alors que la charge de la preuve incombe en principe au demandeur, l’obligation de vérifier et d’évaluer tous les faits pertinents est partagée entre le demandeur et l’examinateur. Pour arriver à cette conclusion, la Cour suprême d’appel a rappelé sa jurisprudence dans l’affaire Refugee Appeal Board v. Mukungubila, où elle avait déclaré que l’agent de détermination du statut de réfugié est libre de faire ses propres enquêtes et même de recueillir des preuves, si nécessaire (§ 34).

Ainsi, la Cour suprême d’appel réaffirme le principe selon lequel les cas dans lesquels un demandeur peut fournir la preuve de toutes ses déclarations sont l’exception plutôt que la règle. L’exigence de preuve ne devrait donc pas être appliquée trop strictement compte tenu de la difficulté de preuve inhérente à la situation particulière dans laquelle se trouve un demandeur de protection internationale[10]. Par cette décision, la Cour suprême d’appel a confirmé sa jurisprudence et celle de la Cour constitutionnelle. Cette décision s’aligne également avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (voy. notamment l’arrêt Singh c. Belgique) et celle de la Cour de justice de l’Union européenne (voy. notamment l’affaire M.M. c. Irlande). En bref, si pour l’essentiel la charge de la preuve repose sur les épaules du demandeur de protection internationale, cette unilatéralité est tempérée par l’évaluation de la demande qui doit se faire en coopération avec le demandeur et sur l’obligation pour l’État d’accueil de procéder à une évaluation individuelle[11]. Le European Asylum Support Officer (EASO) recommande à l’autorité responsable de la détermination de veiller à ce que tous les demandeurs soient informés de leur obligation d’étayer la demande ; veiller à ce que les demandeurs se voient accorder la possibilité d’étayer leur demande dans le cadre d’un entretien personnel ; et coopérer avec le demandeur au stade de la détermination des éléments pertinents de la demande[12].

3. La flexibilité du critère de crédibilité du récit

L’évaluation de la crédibilité constitue un élément central de la prise de décision concernant les demandes d’asile[13]. Ce processus nécessite de déterminer quelles déclarations du demandeur et quels autres éléments d’appui relatifs aux faits pertinents du dossier peuvent, le cas échéant, être acceptés[14]. Ainsi, au-delà de la preuve[15] et de l’établissement des faits, la procédure de demande de protection internationale s’apparente également à une affaire de croyance[16]. Dans sa décision, la Cour suprême d’appel a confirmé que, dans les cas où le récit du demandeur apparait crédible, il devrait, sauf raisons valables contraires, lui accorder le bénéfice du doute (§ 74). En effet, le principe du bénéfice du doute[17] correspond à la reconnaissance des difficultés considérables auxquelles sont confrontés les demandeurs pour obtenir et présenter les éléments d’appui à leur demande, ainsi qu’à la reconnaissance des conséquences potentiellement graves découlant d’un rejet arbitraire de la demande de protection internationale[18]. Cependant, la Cour suprême d’appel précise, en se référant au Guide du H.C.R. (§ 197), que la prise en compte d’une telle éventuelle absence de preuve ne signifie toutefois pas que des déclarations non étayées doivent nécessairement être acceptées comme vraies si elles sont incompatibles avec l’exposé général avancé par le demandeur.

En cas d’incohérence dans le récit du demandeur de protection internationale, l’équité fondamentale veut qu’une possibilité de répondre lui soit offerte pour apporter des éclaircissements avant qu’une décision ne soit prise sur son cas. C’est le principe audi alteram partem. Ceci suppose que le demandeur d’asile doit être informé des informations prétendument défavorables et avoir la possibilité de les contredire, comme l’avait déjà affirmé la Cour constitutionnelle dans l’affaire Gavric v Refugee Status Determination Officer (§§ 79-80). Pour donner effet au droit à un procès équitable, le demandeur d’asile doit être en mesure de présenter son récit et, si ce dernier est flou, avoir la possibilité d’éclaircir l’examinateur sur les incohérences du récit qui jouent en sa défaveur. C’est ainsi que la Cour suprême d’appel affirme qu’il est nécessaire pour l’examinateur de clarifier toute incohérence apparente et de résoudre toute contradiction lors d’un entretien ultérieur, et de trouver une explication à toute fausse déclaration ou dissimulation de faits matériels. Les fausses déclarations ne constituent pas en elles-mêmes un motif de refus du statut de réfugié[19] et il incombe à l’examinateur d’évaluer ces déclarations à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire[20]. La décision de la Cour suprême d’appel confirme ainsi qu’en matière de demande de protection internationale, la procédure ne suppose pas d’apporter une preuve au-delà de tout doute raisonnable, telle que celle exigée en matière pénale[21]. Plus que l’égalité des armes, qui sied notamment à la procédure pénale et impose au juge instruction d’agir à charge et à décharge, le réfugié qui n’est pas poursuivi mais demande une protection doit pouvoir bénéficier d’une procédure au service du besoin de protection[22].

Le manque de crédibilité ne devrait pas automatiquement entraîner le rejet de la demande de protection internationale.[23] Comme Aija Staffans l’explique :

« it is important to separate credibility assessment from general evidentiary assessment in asylum procedure and to consider credibility as a factor impacting on the value and weight of the evidence, but not on the theme of proof itself. […] Hence, credibility assessment is not itself linked to assessment of the refugee status of the applicant – credibility is not a prerequisite for refugee status. »[24]

Les demandeurs de protection internationale se trouvent souvent dans une situation spéciale, qui peut exiger qu’on leur accorde le bénéfice du doute en évaluant la crédibilité de leurs déclarations et des documents à l’appui. Ainsi, l’exigence de la crédibilité du récit ne doit pas être appliquée trop strictement compte tenu de la difficulté de preuve inhérente à la situation particulière dans laquelle se trouve un demandeur de protection internationale.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour suprême d’appel sud-africaine, 23 septembre 2021, Association somalienne de l’Afrique du Sud et autres contre la Commission d’appel des réfugiés et autres, n° 585/2020.

Jurisprudence :

Doctrine : 

Pour citer cette note : J. Sindani, « Éclairages de la Cour suprême d’appel sud-africaine sur l’administration de la justice en matière de demande de protection internationale », Cahiers de l’EDEM, février 2023.

 

[1] « The high court held that it was “ill-conceived” […] ».

[2] La protection subsidiaire est accordée au ressortissant d’un État tiers « qui ne peut être considéré comme réfugié au sens de la Convention de Genève, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérées de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine […] courrait un risque réel de subir des atteintes graves, parmi lesquelles figurent les menaces contre un civil en cas de conflit armé et la violence aveugle » (directive qualification, article 15(c)).

[3] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 469.

[4] Ibid., p. 474.

[5] Ibid.

[6] M. Kamto, « Valeur humaine et construction d’un ordre public international », Mélanges Abdelfatah Amor, Tunis, Centre de publications universitaires, 2005, pp. 581 ss.

[7] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, op. cit., p. 436.

[8] Ibid., p. 628.

[10] Voy. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Curtis Francis Doebbler c. Soudan, Communication n° 235/00, 2009, A.H.R.L.R., p. 208.

[11] S. Sarolea, « Note sous C.C.E., arrêt n° 126 484 du 30 juin 2014 », op. cit.

[13] H.C.R., Au-delà de la preuve. Évaluation de la crédibilité dans les systèmes d’asile européens, Bruxelles, 2013, p. 5 ; M. Kagan, « Is Truth in the Eye of the Beholder ? Objective Credibility Assessment in Refugee Status Determination », Immigration Law Journal, vol. 17, n° 367, 2003, p. 367 ; J. A. Sweeney, « Credibility, proof and refugee law », International Journal of Refugee Law, 2009, vol. 21, n° 4, p. 700.

[14] H.C.R., ibid., p. 5.

[15] Ibid., p. 9.

[16] A. Camus, « Office du juge d’asile et crédibilité du récit », Revue de droits de l’homme, vol. 18, 2020, p. 2.

[17] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, op. cit., pp. 437-438 ; L. Jouveneau, « Vulnérabilité, crédibilité et procédure d’asile : quand le juge du CCE reconnaît la fragilité particulière d’une requérante et qu’un “large bénéfice du doute” doit lui profiter », Cahiers de l’EDEM, septembre 2021 ; H. Gribomont, « Crédibilité : un raisonnement juridique à saluer », Cahiers de l’EDEM, novembre 2017.

[18] H.C.R., op. cit., p. 42.

[19] J. Hathaway cité par B. Gorlick, « Common burdens and standards : Legal elements in assessing claims to refugee status », I.J.R.L., 2003, vol. 15, n° 3, p. 360.

[20] Cour eur. D.H., 28 février 2008, Saadi c. Italie, n° 37201/06, § 129.

[21] L. Leboeuf et S. Sarolea (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive qualification, UCL-CeDIE, 2014, p. 142.

[22] S. Sarolea, « Note sous C.C.E., arrêt n° 126 484 du 30 juin 2014 », op. cit.

[23] Voy. J. Hathaway cité par B. Gorlick, op. cit., pp. 360 et 364 : « The rejection of some, and in some cases even substantial, evidence on account of lack of credibility does not necessarily lead to rejection of the refugee claim ».

[24] I. Staffans, Evidence in European Asylum Law, Brill Nijhoff, 2012, p. 95.

Publié le 03 mars 2023