Cour eur. D.H., 18 avril 2023, N.M. c. Belgique, req. n° 43966/19

Louvain-La-Neuve

Le contrôle marginal de la détention d’un requérant ayant un profil individuel déclaré dangereux pour l’ordre public.

Art. 3, 5, 8 CEDH – Non violation – Ordre public – Détention préventive – Dangerosité – Demandeur d’asile.

La Cour conclut à l’absence de violation des articles 3, 5 et 8 de la CEDH face à une requête dénonçant la légalité de la détention dans un contexte de dangerosité pour l’ordre public. Elle valide la longue durée de la détention préventive d’un demandeur d’asile condamné par le passé et durant la détention préventive pour participation à des activités terroristes, pour menace à un codétenu et qui a exécuté sa peine. Elle procède à un contrôle de type marginal, n’examinant pas le caractère réel, actuel ou futur ni personnel de la menace à l’ordre public. Elle se limite à entériner le rapport étatique quant à sa dangerosité et s’interdit d’examiner l’appréciation du gouvernement quant à la réalité de la menace. Cette décision s’inscrit dans la tendance jurisprudentielle consistant à réfréner le contrôle du juge dans un contexte terroriste

Bertin Nalukoma Irenge

A. Arrêt

1. Les faits

Le requérant, ressortissant algérien né en 1949, a été membre du parti du Front islamique du Salut. Il dit avoir été arrêté par le Département du Renseignement et de la Sécurité algérien, puis torturé du fait de son appartenance à ce parti. En 1993, il a été condamné par un tribunal algérien à une peine d’emprisonnement de 30 mois en raison de la « récolte de matériels pour besoin criminel et de fonds pour le Front islamique du Salut ». À sa libération, il a fui l’Algérie pour l’Europe (§ 4). Il introduit une première demande d’asile en Belgique en 2003, rejetée en 2005. Il retourne en Algérie. Il introduit une deuxième demande en octobre 2008, rejetée en 2009. Il se rend alors en Allemagne où il introduit une nouvelle demande d’asile. Au cours des années suivantes, il séjournera en Turquie, en Syrie, reviendra en Allemagne et sera rapatrié en Belgique en 2014 en application du règlement Dublin (§§ 5-7). Entretemps, le 7 janvier 2013, il avait reçu un ordre de quitter le territoire (§ 8). Ensuite, il a été suspecté de prosélytisme, de recrutement et de participation aux activités d’un groupe terroriste dans plusieurs pays en 2014 et 2015. Après son arrestation en Allemagne, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen émis par la Belgique. Il est placé en détention préventive à la prison de Hasselt à la section « De-Radex » où les détenus fortement radicalisés sont isolés des autres sections. Il est libéré sous conditions le 20 septembre 2017 (§§ 9-10). Après cette libération sous conditions, il s’est vu notifier plusieurs ordres de quitter le territoire avec décision de maintien en détention et de remise à la frontière. Il introduit une nouvelle demande d’asile le 6 octobre 2017 alléguant craindre d’être persécuté en Algérie du fait de soupçons d’appartenance à un groupe terroriste (§ 17). Le 8 décembre 2017, un arrêté ministériel de mise à disposition du gouvernement jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prise sur sa demande d’asile est adopté. La mesure, qui emporte sa détention, est motivée par la sauvegarde de l’ordre public et de la sécurité nationale. Deux notes respectivement de la Sûreté de l’État et de l’Organe de coordination pour l’analyse des menaces le classent au niveau 3 sur 4 de la menace terroriste. Sa demande d’asile est rejetée. Il fait l’objet de deux décisions d’exclusion et toutes ses demandes de remises en liberté seront rejetées pour raison d’ordre public. Entretemps, en 2018, il avait été condamné en Belgique pour appartenance à un groupe terroriste et en 2020 pour des menaces sur un codétenu. Il n’a pas formé appel et a purgé ses peines sans pour autant être remis en liberté. Sa dangerosité conduit à ce qu’il reste détenu tant que des procédures d’éloignement du territoire belge sont en cours. Les requêtes de mise en liberté reprochent aux instances nationales de ne pas démontrer en quoi il continue à être dangereux et dénoncent les conditions de sa détention pour sa santé bien qu’il ait parfois refusé les soins proposés.

2. Décision de la Cour

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) examine les quatre griefs suivants.

D’abord, sur la violation allégée de l’article 5, § 1, f), CEDH, la cour examine trois critères :

– Poursuite d’un but autorisé par l’article 5, § 1, f), CEDH

La Cour constate que la détention aux fins d’une procédure d’éloignement est prévue à l’article 5, § 1, f), CEDH et que, à l’instar d’autres affaires dont elle a eu à connaître (Chahal c. Royaume-Uni et K.G. c. Belgique), la présente affaire est marquée par des préoccupations pour l’ordre public et la sécurité nationale qui ont pesé lourdement dans le choix de maintenir le requérant en détention durant l’examen de sa demande d’asile. Est également mentionnée la condamnation pénale du requérant pour appartenance à une organisation terroriste pendant l’instruction de la demande d’asile (§ 95). La Cour considère que tant que les autorités étatiques font preuve de diligence aux fins d’une procédure d’éloignement, la détention préventive se justifie au titre de l’article 5, § 1, f), de la Convention (§§ 96, 97).

– Respect des voies légales

La Cour rappelle que pour satisfaire à l’exigence de régularité, une détention doit avoir lieu « selon les voies légales », ce qui implique que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne (Amuur c. France, § 50) (§ 98). La Cour constate que les périodes de détention contestées par le requérant ont reposé sur quatre titres de détention (§ 99). Au regard de sa situation de séjour irrégulière et du fait qu’il constituait une menace pour l’ordre public, la Cour n’a pas de raison de considérer que les détentions du requérant ne respectaient pas les voies légales (§§ 100, 103, et 106).

– Régularité de la détention

Par rapport à la régularité de la détention, la Cour rappelle sa jurisprudence suivant laquelle la poursuite d’un but autorisé et le respect des voies légales ne suffisent pas. La finalité de protéger l’individu contre une privation arbitraire de liberté doit être prise en compte. Les lieux et conditions de détention doivent être appropriés et la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable (Saadi c. Royaume-Uni, § 74) (§ 107). La Cour relève que s’il y a eu des périodes d’inactivité de la part des autorités et, partant, un défaut de diligence, le maintien en détention cesse d’être justifié (Gallardo Sanchez c. Italie, § 41) (§ 112). Elle est sensible au caractère particulièrement long de la détention administrative du requérant ce qui la conduit à analyser les circonstances (§ 115). Pour trois raisons, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5, § 1, f), de la Convention (§ 121). D’abord, la complexité de l’instruction nécessitait une analyse solide des risques encourus par le requérant en Algérie en raison de la situation générale mais aussi de sa situation personnelle (§ 117). Deuxièmement, le cas du requérant impliquait des considérations importantes liées à l’ordre et la sécurité publics, eu égard à son profil, au risque de prosélytisme, à sa dangerosité, et aux condamnations pénales encourues. La Cour note qu’« il [ne lui appartient pas] de remettre en cause cette appréciation des autorités nationales qui n’apparaît ni arbitraire ni manifestement déraisonnable » (§ 118). Troisièmement, les juridictions judiciaires ont, à chaque fois, estimé que la détention du requérant était justifiée par des motifs tenant principalement à sa dangerosité et à la préservation de l’ordre public et de la sécurité nationale (§ 119).

S’agissant de l’article 5, § 4, CEDH, la Cour rappelle qu’en vertu de cette disposition, « toute personne arrêtée ou détenue a le droit de faire examiner par le juge le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la “régularité”, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, de sa privation de liberté » (§ 128). Dans l’affaire présente, la Cour note qu’il « ne peut être considéré que le contrôle de la détention du requérant opéré par les juridictions belges n’était pas d’une ampleur suffisante » (§ 135) de sorte qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5, § 4, CEDH.

Sur la violation allégée de l’article 3 CEDH, « la Cour note qu’aucun élément du dossier durant le maintien du requérant en régime de chambre n’a constaté de conséquences néfastes de l’isolement sur sa santé, que ce soit physique ou psychique » (§ 150). La Cour relève que le requérant a eu accès aux services d’un médecin, qu’il a eu une visite quotidienne d’un infirmier du centre en 2018, qu’il a refusé le suivi psychologique qui lui a été proposé durant son isolement. De surcroît, le requérant reconnaissait que le régime de chambre avait été plus adapté à sa situation. Il s’en suit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (§§ 151-153).

Les griefs relatifs à la violation de l’article 8 CEDH ont été jugés non fondés n’ayant pas été soulevés devant les autorités nationales (§ 158).

B. Éclairage

La Cour adopte une posture distante, de déférence aux autorités nationales. Elle procède à un contrôle dit marginal de légalité.

Elle rappelle qu’elle a jugé que « la notion d’arbitraire contenue à l’article 5 § 1 CEDH n’impliquait pas que la détention doive être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher l’intéressé de commettre une infraction ou de s’enfuir » (§ 108). Elle contrôle le respect des exigences de légalité et de motivation de la détention du requérant et constate qu’elles ont été respectées.

Par rapport à la durée de la détention, elle constate d’abord qu’il s’agit d’une durée particulièrement longue, in casu 31 mois (§§ 113 et 115). Pour déterminer si c’était excessif et si les autorités belges ont poursuivi avec diligence les procédures internes afin d’éloigner le requérant, la Cour examine attentivement la durée au regard des circonstances concrètes et des justifications avancées par le gouvernement (§§ 114-115). À cet égard, elle note que la durée était justifiée par la complexité de la procédure d’expulsion vers l’Algérie qui exigeait un contrôle au regard de l’article 3 (§ 116) et les nécessités de l’ordre public (§§ 117-118). Elle constate aussi que les juridictions internes ont contrôlé régulièrement la légalité de la détention sur le plan formel, sans en apprécier les mérites. Elles ont, à chaque fois, estimé que la détention du requérant était justifiée par des motifs tenant principalement à sa dangerosité et à la préservation de l’ordre public et de la sécurité nationale (§§ 118, 119, 131).

Sur ce point, le requérant se plaignait que le niveau de dangerosité n’avait pas été évalué (§§ 77 et 124). L’affirmation selon laquelle il représentait une menace pour l’ordre public était dépourvue de référence à des faits, discours ou comportements précis. Elle n’avait pas été réévaluée pour vérifier si sa détention était raisonnablement nécessaire pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir. La Cour ne répond pas à cette argumentation. Elle ne questionne pas l’appréciation des autorités quant à l’ordre public et insiste sur le motif lié à la dangerosité pour l’ordre public pour justifier la nécessité de cette longue détention préventive du requérant (§§ 118-119). Comme les juridictions nationales, la Cour fait référence à l’existence de la condamnation pénale du requérant intervenue le 20 avril 2018 pour appartenance à un groupe terroriste et au fait que le requérant n’ait pas formé appel de cette décision (§§ 119 et 25).

Cette posture de la Cour fait ressortir la particularité du pouvoir d’appréciation laissé au gouvernement dans l’adoption de mesures de détention aux fins de préservation de l’ordre public. En se référant à sa jurisprudence antérieure, la Cour dit qu’« il ne lui appartient pas de remettre en cause l’appréciation du gouvernement qui n’apparaît ni arbitraire ni manifestement déraisonnable » (KG c. Belgique, § 74). Elle ne dit pas comment apprécier ce caractère manifestement arbitraire ou déraisonnable (§ 118). 

Dans un commentaire d’un arrêt de la Cour constitutionnelle belge du 18 juillet 2019, Christelle Macq a mis en évidence l’évolution de la législation belge qui laisse une large marge d’appréciation aux autorités publiques pour décider de l’existence de motifs d’ordre public ou d’une raison impérieuse de sécurité nationale. Elle souligne que la Cour constitutionnelle belge n’encadre pas le processus d’établissement d’une menace pour raison d’ordre public. La Cour estime que les autorités nationales prendront les précautions nécessaires pour respecter les garanties procédurales.

L’arrêt commenté renforce le poids du pouvoir d’appréciation étatique. La jurisprudence de la Cour évolue dans le sens d’un contrôle plus souple, laissant une large marge d’appréciation aux autorités nationales. Cette évolution ressort de la comparaison avec la jurisprudence antérieure.

En 1996, le 15 novembre, dans l’affaire Chahal c. Royaume-Uni où le requérant était également détenu pour fin de procédure d’expulsion, la Cour avait reconnu que l’article 5, § 4, CEDH prévoit le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur suffisante pour s’étendre aux conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard de l’article 5, § 1 (note d’information de novembre 1996). La détention ayant été de longue durée, la Cour disait devoir également rechercher s’il existait des garanties suffisantes contre l’arbitraire (Chahal, § 119) car « en matière de “régularité” d’une détention, y compris l’observation des “voies légales”, la Convention renvoyait pour l’essentiel à l’obligation d’observer les normes substantielles et procédures de la législation nationale, mais elle exigeait de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 qui est de protéger l’individu contre l’arbitraire » (Chahal, § 118, Amuur c. France, § 50). En examinant la disponibilité d’un recours effectif, la Cour rendait nécessaire, au titre de l’article 13 de la Convention, l’exigence d’un recours rendant les juridictions internes aptes à connaître du fond du grief et à offrir un redressement approprié (Chahal, § 145). Les pouvoirs et les garanties que présentent les recours internes entraient en ligne de compte pour apprécier l’efficacité du recours (Chahal, §§ 152-153). L’ampleur des carences de la procédure de contrôle juridictionnelle avait conduit la Cour à constater l’inexistence d’un recours effectif (Chahal, § 155).

En 2012, dans l’affaire M.S. c. Belgique, dans une période caractérisée par le renforcement des mesures de sécurité et de sûreté contre le terrorisme depuis les attentats du 11 septembre 2001, la Cour a examiné la requête d’un ressortissant irakien ayant participé à des activités terroristes. Il avait été condamné par la Belgique et avait exécuté sa peine. Le requérant, demandeur d’asile, avait été placé deux fois en longue période de détention préventive en vue d’un éloignement, avait été assigné à résidence entre les deux périodes de détention, n’avait pas obtenu asile, n’avait pas bénéficié d’une mise en liberté par le gouvernement à cause de son profil dangereux et avait été renvoyé contre son gré en Irak. En examinant les griefs tirés de la violation des articles 3, 5, § 1, f), et § 4, la Cour avait procédé à un véritable contrôle des mesures motivées par des raisons d’ordre public. Au titre de l’article 3, elle a estimé qu’« il n’est […] pas possible de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un État est engagée sur le terrain de l’article 3, ces mauvais traitements fussent-ils le fait d’un État tiers » (§ 127). « Pour déterminer l’existence de motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel […], la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office » (§ 128). Même lorsque l’État vers lequel une personne peut être renvoyée donne des assurances diplomatiques, la Cour doit examiner s’il y a des garanties suffisantes de protection contre le risque (§ 131). Au titre de l’article 5, § 1, la Cour estimait que « dans les affaires qui, comme en l’espèce, concernent des périodes de détention multiples et consécutives, elle fait primer la nécessité d’éviter un formalisme excessif et les considère comme un tout » (§ 144). « La détention pour le seul motif de sécurité nationale sort des limites de l’alinéa f) de l’article 5 § 1 » (§ 150). Du fait qu’aucune juridiction n’avait réévalué le risque que le requérant continuait de représenter effectivement pour l’ordre public et la sécurité nationale depuis sa sortie de prison, la Cour avait estimé que « le requérant n’a pas bénéficié des garanties minimales contre l’arbitraire et a fait […] l’objet d’une détention non conforme à l’article 5 § 1 » (§ 176). Les autorités belges n’hésitant pas à faire usage des possibilités qu’offre la loi sur les étrangers pour prolonger la détention au-delà de ce qui est prescrit par l’article 7, le requérant pouvait légitimement craindre la durée illimitée de sa détention (§ 179).

En l’espèce, l’ampleur du contrôle est bien moindre. En se limitant à ce qui ressemble à un simple contrôle de forme, la Cour européenne laisse sans contrôle suffisant l’évaluation par le gouvernement de la dangerosité du demandeur d’asile. La conséquence est lourde lorsqu’il y a privation de liberté, puisqu’au regard de l’article 52/4 de la loi belge sur les étrangers, lorsqu’un individu est remis à la disposition du gouvernement, la durée de la détention n’est pas limitée (voir aussi arrêt KG c. Belgique, § 72).

C. Conclusion

La présente décision met en lumière une limite apparente du contrôle par la Cour européenne des droits de l’homme des raisons graves liées à l’ordre public ou à la sécurité nationale avancées par un gouvernement. La Cour se limite à un contrôle de forme. Ce recul dans la protection renforce la critique du procedural turn observé devant la Cour. Autour de cette critique, Miles Jackson[1] soulève le fait que pour répondre à la pression des États, la Cour a constaté qu’un certain repli de son rôle était nécessaire. Cependant, elle devrait faire attention au fait que ce qui semble réglé du point de vue du droit peut être remis en cause par une revendication politique et que l’application de ce virage procédural à certains types d’affaires pourrait mettre son autorité en péril.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 18 avril 2023, N.M. c. Belgique, req. n° 43966/19.

Jurisprudence :

Doctrine :  

Pour citer cette note : Bertin Nalukoma Irenge, « Le contrôle marginal de la détention d’un requérant ayant un profil individuel déclaré dangereux pour l’ordre public. », Cahiers de l’EDEM, avril 2023.

 

[1] p. 123.

Publié le 23 mai 2023