La dangerosité sans condamnation, une démonstration exigeante.
Une décision d’éloignement pour motifs d’ordre public n’est pas motivée à suffisance en se référant à une liste de faits délictueux n’ayant pas donné lieu à une condamnation. La dangerosité doit être réelle et actuelle et démontrer en quoi l’intéressé représente une menace grave pour un intérêt fondamental de la société.
Loi du 15 décembre 1980 - art. 45/1, § 2 – dangerosité actuelle et personnelle – proportionnalité – motivation adéquate – absence de condamnation – annulation.
A. L’arrêt
Le requérant, de nationalité tunisienne, est interpellé sur le territoire belge en 2013. Il est en séjour irrégulier. Un ordre de quitter le territoire avec interdiction d’entrée lui est notifié. Il est intercepté à plusieurs reprises en 2013 dont au moins une fois en flagrant délit de vol dans un véhicule. Plusieurs ordres de quitter le territoire lui sont délivrés. En 2014, il contracte mariage avec une ressortissante belge et introduit une demande de carte de séjour comme membre de la famille d’un citoyen de l’Union Européenne. Cette décision fait l’objet d’une décision de refus de prise en considération annulée par le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après le CCE). Une seconde décision de refus de séjour de plus de trois mois avec ordre de quitter le territoire est prise à son encontre. Cette décision est motivée par le fait que le comportement personnel du requérant « rend son établissement indésirable pour des raisons d’ordre public/de sécurité publique/de santé publique ». La décision énumère plusieurs faits délictueux. La décision indique que « la persistance de la personne concernée dans ses activités délictueuses aggrave sa dangerosité ». Elle souligne la gravité et le caractère actuel des faits commis caractérisé par diverses récidives. Il s’ensuit une menace grave pour l’ordre public de sorte que ses intérêts familiaux ne peuvent prévaloir sur la sauvegarde de ce dernier.
Devant le CCE, le requérant souligne que les rapports transmis avec le dossier administratif sont laconiques et ne permettent pas de jauger la dangerosité pour l’ordre public. Le dossier administratif se compose de plusieurs rapports rédigés de manière brève. Rien dans les rapports en question ne permet d’attester que le requérant serait l’auteur des faits reprochés et ce d’autant que le dossier administratif ne comprend pas de procès-verbaux. Le requérant n’a jamais fait l’objet de poursuite ni de condamnation.
L’article 45/1, §2 de la loi applicable à la cause dispose que les raisons d’ordre public et de sécurité nationale doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel du citoyen de l’Union ou du membre de sa famille. L’existence de condamnations pénales ne peut à elle seule motiver la mesure. Le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental. Le Conseil fait également référence à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne, et notamment à l’arrêt Bouchereau.
Le CCE fait le lien entre l’exigence de démonstration d’une dangerosité actuelle et personnelle et l’obligation de motivation formelle pesant sur les autorités. En l’espèce, la motivation est formée par l’énumération d’un ensemble de faits alors que ces derniers ont uniquement été constatés dans des rapports de police laconiques sans que le requérant n’ait fait l’objet d’aucune poursuite ou de condamnation. Il s’ensuit que la décision ne permet pas de comprendre en quoi le requérant représente une menace grave pour un intérêt fondamental de la société. La décision est annulée.
B. L’éclairage
Cet arrêt est intéressant en ce qu’il intervient alors que la loi du 15 décembre 1980 a été profondément révisée quant à l’éloignement pour motif de dangerosité.
Par une loi du 24 février 2017, les règles applicables à l’éloignement pour motif d’ordre public ont été profondément revues. Entre autres modifications, la réforme :
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supprime les arrêtés ministériels de renvoi ou royaux d’expulsion, de sorte que l’ordre de quitter le territoire devient la seule mesure d’éloignement dont peut faire l’objet tout étranger, quelle que soit sa situation de séjour, outre une éventuelle interdiction d’entrée.
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Supprime l’immunité dont bénéficiaient les étrangers qui sont nés ou ont passé la majeure partie de leur enfance en Belgique ;
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En ce qui concerne les ressortissants de pays tiers, remplace le critère d’avoir « porté (gravement) atteinte à l'ordre public ou à la sécurité nationale ou n'a pas respecté les conditions mises à son séjour » (ancien article 20) par une justification fondée sur des « raisons (graves) d'ordre public ou de sécurité nationale » (nouvelle loi, articles 21 et 22) ; le critère de la condamnation subsiste pour les bénéficiaires de la protection internationale ayant le statut de résident de longue durée ;
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En ce qui concerne les citoyens de l’Union et les membres de leur famille, le critère est également l’existence de « raisons (graves) d'ordre public ou de sécurité nationale », ou de « raisons impérieuses de sécurité nationale » pour ceux d’entre eux qui ont séjourné pendant plus de dix ans ou sont mineurs d’âge (nouvel article 44 bis).
L’arrêt prononcé par le CCE en l’espèce concerne un étranger sujet à l’ancien régime, la mesure d’éloignement étant antérieure à l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Sa motivation est néanmoins pertinente en ce que l’arrêt lie adéquation de la motivation et démonstration de la dangerosité in concreto.
Il faut en outre souligner, s’agissant de citoyens de l’Union ou assimilés, le respect dû à l’article 27 de la directive 2004/38. Il dispose notamment :
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Sous réserve des dispositions du présent chapitre, les États membres peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d'un citoyen de l'Union ou d'un membre de sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Ces raisons ne peuvent être invoquées à des fins économiques.
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Les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu concerné. L'existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures.
Le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues.
Les exigences posées par l’article 27 signifient qu’il doit il y avoir une « menace pour un intérêt fondamental de la société » et que cette menace doit cumulativement être réelle, grave, actuelle et personnellement imputable au requérant.
La « réalité » de la menace signifie que l’on ne peut se limiter à l’hypothétique, ni agir dans le cadre de la dissuasion ou d’une simple « prévention générale » (CJUE, Bonsignore, pt 7.)
L’« actualité » requiert une motivation qui aille au-delà de la seule référence à des éléments passés. Il faut démontrer que la menace subsiste aujourd’hui et pour le futur. La directive
« s’oppose à une pratique nationale selon laquelle les juridictions nationales ne sont pas censées prendre en considération, en vérifiant la légalité de l’expulsion ordonnée à l’encontre d’un ressortissant d’un autre État membre, des éléments de fait intervenus après la dernière décision des autorités compétentes pouvant impliquer la disparition ou la diminution non négligeable de la menace actuelle que constituerait, pour l’ordre public, le comportement de la personne concernée. Tel est le cas surtout s’il s’est écoulé un long délai entre la date de la décision d’expulsion, d’une part, et celle de l’appréciation de cette décision par la juridiction compétente, d’autre part » (CJUE, Orfanopoulos et Oliveri, pt 82)
Ne satisfait pas non plus à ces exigences la législation générale néerlandaise relative aux étrangers qui « permet d’établir un lien systématique et automatique entre une condamnation pénale et une mesure d’éloignement s’agissant des citoyens de l’Union » (CJUE, Commission/Pays-Bas, pts 42 à 45).
Le CCE a déjà eu l’occasion de souligner cette nécessaire actualité :
« contrairement à la décision antérieure, qui avait été prise moins de deux mois après la libération de la partie requérante, laquelle était intervenue le 25 octobre 2015, la décision de refus de séjour attaquée a été adoptée par la partie défenderesse le 9 mai 2017, soit plus d’un an et demi après ladite libération…. Or, ce changement des conditions de vie de la partie requérante s’inscrit dans une certaine durée et est susceptible d’influer sur l’analyse du caractère actuel de la dangerosité de la partie requérante pour l’ordre public, en sorte qu’il appartenait à la partie défenderesse de le prendre en considération » (CCE, n° 200 494 du 28 février 2018).
Le « caractère personnel » signifie que la menace doit être directement imputable à l’étranger.
Il se déduit de ce qui précède qu’une législation qui permet que l’on se fonde sur de simples « raisons » doit être mise en œuvre avec circonspection, ou à tout le moins, dans l’attente que la Cour constitutionnelle se prononce, avec une extrême précaution au vu des critères énoncés ci-avant. Pouvoir constituer un danger pour l’ordre public sans que la menace soit établie à suffisance n’est pas suffisant.
Outre le droit de l’Union, il y a lieu d’avoir égard à l’article 8 de la CEDH. Celui-ci protège les étrangers menacés d’éloignement alors qu’ils vivent en famille. La jurisprudence impose aux États qui entendent procéder à l’éloignement d’un tel étranger de procéder à une mise en balance des intérêts en présence, à savoir, d’une part, la vie familiale et, d’autre part, la dangerosité.
La légalité des ingérences suppose :
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Qu’elles soient prévues par la loi ; cette dernière doit être prévisible, accessible et présenter un niveau de certitude permettant la sauvegarde de la sécurité juridique ;
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Que l’ingérence poursuive un des objectifs limitativement énumérés par l’article 8 CEDH et les dispositions prévoyant une protection équivalente tel que l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne; la jurisprudence a également souligné que la dangerosité devait être actuelle de sorte qu’il y a lieu de prendre en compte l’évolution du comportement de la personne concernée ;
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Que l’ingérence soit proportionnée à l’objectif poursuivi ce qui impose à l’état de s’assurer qu’il n’y avait pas moyen d’atteindre l’objectif légitime en évitant de porter atteinte au droit fondamental en cause, ou en limitant cette atteinte.
La Cour européenne des droits de l’homme a par exemple procédé à un tel examen en soulignant que
« Eu égard à ce qui précède, en particulier au caractère non violent – à une exception près – des infractions commises par le requérant alors qu’il était mineur et à l’obligation de l’État de faciliter la réintégration de l’intéressé dans la société, à la durée pendant laquelle le requérant a séjourné légalement en Autriche, à ses liens familiaux, sociaux et linguistiques avec l’Autriche et à l’absence de liens démontrés avec le pays d’origine, la Cour estime que l’imposition de l’interdiction de séjour, même pour une période de temps limitée, était disproportionnée au but légitime poursuivi, à savoir ‘la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales’. Dès lors, cette mesure n’était pas ‘nécessaire dans une société démocratique’ » (Cour eur. D.H., Maslov c. Autriche (2008), pt 100 ; Kolnja c. Grèce (2016)).
La loi ne contient en outre aucune précision quant à ce que peuvent constituer des « raisons » et quant à ce qui distinguent les « raisons » des « raisons graves ». L’expression laisse place à une large subjectivité qui pose question au regard de la condition de légalité figurant à l’article 8.
Le Conseil d’État avait attiré l’attention du législateur sur ces difficultés.
« Au vu des éléments mentionnés ci-dessus, l’agencement du dispositif en projet doit être revu. La précision figurant à l’article 22, § 1er, alinéa 2, en projet doit être mentionnée dans l’article 21 en projet. Cette notion ainsi précisée dans l’article 21 sera ensuite appliquée en fonction des spécificités propres à chaque situation et en tenant compte de ce que le dispositif légal mis en œuvre vise des “raisons d’ordre public ou de sécurité nationale” ou “de raisons graves d’ordre public et de sécurité nationale”. Le commentaire des articles sera complété afin de mieux éclairer, dans la mesure du possible, la portée spécifique de la notion de “raisons graves d’ordre public et de sécurité nationale”, à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice. » ((DOC 54 2215/001, p. 89)
« Le commentaire de l’article gagnerait à indiquer le type de faits qui pourrait constituer des “raisons impérieuses” de sécurité nationale. À cet égard, dans les litiges qui ont mené aux arrêts de la Cour de justice mentionnés dans le commentaire de l’article, la législation allemande considérait qu’il fallait à tout le moins que l’individu concerné ait fait l’objet d’un certain type de condamnation pénale ou d’internement pour pouvoir considérer qu’il y avait des raisons impérieuses de sécurité publique. » (DOC 54 2215/001, p. 91)
Le législateur n’a pas donné suite à ces remarques, et n’a apporté aucune clarification dans la législation.
Il appartiendra dès lors au juge de se montrer particulièrement vigilant, à la manière de l’arrêt commenté.
S.S.
C. Pour en savoir plus
Pour lire cet arrêt, voyez : C.C.E., arrêt n° 199.018 du 31 janvier 2018
Sur la réforme du droit belge, voy. notamment :
-Altea : http://www.altea.be/fr/news/298-nouveau-cadre-pour-l-expulsion-des-etrangers-en-sejour-legal.html
Sur les éloignements pour motifs d’ordre public, voyez aussi:
Dans le même sens, voy. aussi CCE, n° 198.625 du 25 janvier 2018 ; CCE, n° 200 494 du 28 février 2018.
Pour citer cette analyse : S. Sarolea, « La dangerosité sans condamnation, une démonstration exigeante », note sous C.C.E., arrêt n° 199.018 du 31 janvier 2018, Cahiers de l’EDEM, avril 2018.
Photo : Rudi Jacobs, cce-rvv