Cour eur. D.H., 10 octobre 2024, T.V. c. Espagne, req. n° 22512/21
cedie | Louvain-la-Neuve
L’arrêt T.V. c. Espagne sous l’angle des procédures d’évaluation de l’âge des mineurs non accompagnés
Évaluation de l’âge – Mineur non accompagné – Comité des droits de l’enfant – Intérêt supérieur de l’enfant – Bénéfice du doute – Espagne – Article 4 CEDH – Traite des êtres humains – Prostitution forcée.
La Cour européenne des droits de l’homme constate la violation de l’article 4 CEDH, reprochant aux autorités espagnoles d’avoir manqué à leur obligation d’enquêter de manière effective sur des allégations graves de traite des êtres humains et de prostitution forcée. Parmi les défaillances relevées, la Cour constate l’utilisation de techniques peu fiables et contestables, tant au regard du droit européen que du droit international, pour évaluer l’âge de la requérante.
Leeloo DEBAERE
A. Arrêt
1. Faits
La requérante est une ressortissante nigériane. En 2003, elle quitte le Nigeria pour l’Espagne à la suite d’une proposition de la part d’une connaissance de la famille. Elle affirme alors avoir 14 ans. Cette personne (C.) lui promet un emploi en Espagne en échange de 70 000 euros prélevés sur son futur salaire. Elle lui procure un faux passeport de majeur. Cela lui permet de se rendre en Espagne, en passant par la France. Elle séjourner à Arahal dans la maison de C. et de son compagnon U. De 2003 à 2007, C. contraint la requérante à se prostituer, notamment au sein du club R. situé à Arahal, ainsi que dans des clubs d’autres villes espagnoles. La requérante est arrêtée à deux reprises en 2005, pour violation de la loi sur l’immigration. Après s’être enfuie en 2007, elle continue de se prostituer avant d’être prise en charge par la Fondation Apip-Acam en 2010. En juin 2011, la requérante porte plainte. Elle explique l’introduction tardive de sa plainte par la peur d’être tuée à la suite d’un « rituel vaudou » que C. et ses proches lui ont fait subir.
Les autorités espagnoles ouvrent directement une enquête et décident de lui accorder le statut de témoin protégé. En novembre 2011, l’affaire est transmise au tribunal compétent qui ordonne à la Guardia Civil d’identifier la victime et de recueillir son témoignage, de localiser C. et U., et d’identifier les dirigeants du club R. Au cours de l’année 2013, les dirigeants du club R. sont interrogés à deux reprises, et fournissent tous deux des informations divergentes sur la nature de leurs activités. Le Juzgado de Instrucción décide de classer provisoirement l’affaire sans suite, car il n’a pas été suffisamment établi que l’infraction à l’origine de l’enquête avait été commise. Un mois plus tard, le parquet introduit un recours contre cette décision et demande que d’autres mesures d’instruction soient prises. Les autorités réussissent à mettre la main sur C. et U. et les interrogent. En 2015 et 2016, deux rapports d’évaluation de l’âge concluent que la requérante est âgée d’au moins 18 ans.
Une fois l’instruction close, l’affaire est transmise à l’Audiencia Provincial de Séville qui déboute provisoirement la requérante. Cette décision se fonde sur les rapports d’évaluation de l’âge qui démontreraient que la requérante était âgée de six ans en 2003. Son activité de prostitution ainsi que l’utilisation d’un passeport de majeur pour entrer sur le territoire espagnol semblent alors peu plausibles. La requérante interjette un appel contre cette décision. Elle soutient que les rapports d’évaluation de l’âge ne sont pas toujours entièrement fiables. Elle reproche également aux autorités de ne pas avoir considéré son témoignage dans sa totalité, bien qu’il soit demeuré inchangé depuis le début de la procédure. L’Audiencia Provincial décide de maintenir le classement sans suite provisoire.
En octobre 2020, la requérante forme un recours d’amparo auprès de la Cour constitutionnelle espagnole ; il est jugé irrecevable. Le 20 avril 2021, elle introduit une requête contre l’Espagne devant la Cour européenne des droits de l’homme, pour violation de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après la « CEDH »).
2. Raisonnement et décision de la Cour
- Sur l’admissibilité de la requête
L’interdiction de l’esclavage et du travail forcé prévue à l’article 4 CEDH impose aux états signataires trois obligations positives : « 1) mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite, 2) dans certaines circonstances, prendre des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite, et 3) une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle » (§ 80).
La requérante dénonce la violation de ces trois obligations. La Cour retient uniquement le manquement à l’obligation positive procédurale d’enquêter, de poursuivre et de punir les auteurs de la traite des êtres humains. Les moyens relatifs aux deux obligations matérielles sont rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes conformément à l’article 35, §§ 1 et 4, CEDH (§§ 84-85).
- Sur le volet procédural de l’article 4 de la Convention
Dans un premier temps, la Cour se demande si les circonstances de l’affaire soulèvent une question au regard de l’article 4 de la Convention. Selon elle, il ne fait aucun doute, au regard de sa jurisprudence constante, que l’article 4 comprend le trafic d’être humain tel que défini à l’article 3(a) du Protocole de Palerme et à l’article 4(a) de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (§ 90). La Cour souligne que, durant toute la procédure interne, les autorités ont toujours considéré la requérante comme une victime de la traite des êtres humains (§ 91). En outre, son témoignage est resté cohérent tout au long de la procédure et correspond à l’un des modes opératoires utilisés par les trafiquants au Nigeria (§ 92).
Concernant l’obligation procédurale contenue dans l’article 4 CEDH, la Cour constate que les autorités ont ouvert une enquête dès qu’elles ont eu connaissance de circonstances susceptibles de mener au constat d’une traite des êtres humains (§ 96).
Toutefois, plusieurs manquements sont retenus.
La Cour relève un manque de diligence requise dès le stade initial de l’enquête. Outre les cinq mois pour transférer l’affaire au tribunal compétent, les autorités ont mis près de deux ans pour auditionner les dirigeants du club R., et presque trois ans pour identifier les trafiquants présumés (§§ 99-101).
La Cour critique également le fait que les autorités n’ont pas pris la peine de poursuivre des pistes d’enquête pourtant évidentes, bien que la requérante ait détaillé avec précision les circonstances de sa plainte. À titre d’exemple, elles n’ont pas relevé les contradictions au sein des déclarations des dirigeants du club, elles n’ont pas enquêté sur les autres clubs dans lesquels la requérante affirme avoir travaillé ; elles n’ont pas non plus cherché à vérifier si la requérante avait bel et bien été arrêtée en 2005 ou si elle était passée par la France avant d’arriver en Espagne (§§ 102-107).
Enfin, la Cour estime que l’Audiencia Provincial n’a pas suffisamment motivé sa décision de classer provisoirement la procédure. L’Audiencia Provincial a décidé de classer sans suite car, selon elle, la requérante avait six ans en 2003, ce qui entache la véracité de son témoignage. Elle fonde son argumentation sur les rapports d’évaluation de l’âge. Or, ces derniers n’affirmaient pas que la requérante avait 18 ans au moment de leur rédaction, mais qu’elle avait au moins 18 ans, ce qui ne correspond pas à l’interprétation donnée par l’Audiencia Provincial. De plus, la Cour reproche à la juridiction de ne pas avoir confronté son raisonnement à d’autres éléments du dossier qui confirmaient le témoignage de la requérante, notamment le fait qu’elle avait été perçue comme une adulte par diverses autorités et personnes, bien avant que l’évaluation de son âge n’ait lieu (§§ 112-114).
La Cour constate également que les techniques utilisées pour déterminer l’âge de la requérante sont peu fiables et contestables du point de vue du droit européen et du droit international. Toutefois, elle estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur le sujet dans le cadre du litige (§ 111).
Pour toutes ces raisons, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention, dans son volet procédural (§ 119).
B. Éclairage
Cet arrêt n’est pas sans rappeler d’autres décisions de la Cour dans des affaires similaires de traite des êtres humains. Un premier point sera consacré aux grands principes établis par la Cour en la matière. Étant donné que l’arrêt souligne la contestabilité des techniques d’évaluation de l’âge appliquées à la requérante, il nous semble pertinent de consacrer un second point aux méthodes d’évaluation de l’âge, ainsi qu’aux principes auxquels les États recourant à de telles procédures doivent se conformer.
1. Le prolongement de l’arrêt S.M. c. Croatie
Tout au long de son raisonnement, la Cour renvoie vers de nombreux arrêts, notamment vers un arrêt du 25 juin 2020, S.M. c. Croatie (Grande Chambre). Ce dernier traite d’une situation similaire, c’est-à-dire d’un défaut d’enquête effective suite à des allégations de traite des êtres humains et de prostitution. Cette décision permet à la Cour de résumer les principes applicables en cas de manquement à l’obligation procédurale de l’article 4 CEDH.
Tout d’abord, l’arrêt S.M. c. Croatie confirme que la traite des êtres humains est couverte par l’article 4 CEDH (S.M. c. Croatie, §§ 292 et 303 ; voy. aussi Rantsev c. Chypre et Russie, V.C.L. et A.N. c. Royaume-Uni et Zoletic and others v. Azerbaijan). L’arrêt T.V. c. Espagne le réitère. Toutefois, la traite des êtres humains relève de l’article 4 de la Convention si et seulement si les trois éléments constitutifs de sa définition internationale[1] sont réunis : un acte (ce qui est fait : le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes), des moyens (la manière dont l’acte est commis : par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par l’enlèvement, la fraude, la tromperie, l’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre), et un objectif d’exploitation (la raison de l’acte : l’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes) (S.M. c. Croatie, §§ 114, 290 et 296).
Ensuite, bien que l’arrêt S.M. c. Croatie ait permis à la Cour de clarifier en grande partie sa jurisprudence relative à la traite des êtres humains opérée aux fins d’exploitation de la prostitution, certaines incertitudes persistent quant à l’articulation entre la traite des êtres humains et les termes expressément repris à l’article 4, à savoir l’esclavage, la servitude et le travail obligatoire ou forcé[2]. La Cour a effectivement confondu, à l’occasion de plusieurs arrêts, la traite des êtres humains et le travail forcé (par exemple dans l’arrêt Chowdury et autres c. Grèce), mais aussi la traite des êtres humains et l’esclavage (Rantsev c. Chypre et Russie). L’arrêt T.V. c. Espagne n’apporte pas de précision supplémentaire à ce sujet, sans pour autant confondre la traite des êtres humains avec les autres notions de l’article 4 CEDH.
Enfin, concernant la notion d’« exploitation de la prostitution », l’article 3(a) du Protocole de Palerme et l’article 4(a) de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains prévoient qu’il s’agit d’une manifestation de la traite des êtres humains. En effet, pour constituer une traite des êtres humains, l’acte doit notamment être réalisé à des fins d’exploitation. Cette exploitation peut prendre la forme de « l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle ». Il est important de souligner que, selon le droit international, il n’est pas nécessaire qu’une personne ait effectivement été exploitée pour qu’une situation puisse être qualifiée de traite des êtres humains. Il suffit que l’acte commis ait pour but l’exploitation de cette personne[3]. La CEDH ne définit nulle part les notions d’« exploitation de la prostitution d’autrui » et d’« autres formes d’exploitation sexuelle ». Il faut alors se référer aux définitions nationales[4]. Toutefois, l’exploitation de la prostitution ne doit pas nécessairement relever de la traite des êtres humains pour entrer dans le champ d’application de l’article 4 CEDH. L’arrêt S.M. c. Croatie soutient que la prostitution peut également être qualifiée d’esclavage, de servitude, ou de travail forcé plutôt que de traite des êtres humains (S.M. c. Croatie, § 300), à partir du moment où elle est forcée[5]. Néanmoins, la Cour n’est pas très claire sur ce qu’elle entend par « forcée ». Dans son arrêt V.T. c. France, elle refuse de considérer la prostitution comme étant d’office inhumaine ou dégradante au sens de l’article 3 CEDH, en raison de l’absence de consensus au sein des états parties. Par contre, elle admet « avec la plus grande fermeté » que toute prostitution contrainte est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine (V.T. c. France, §§ 24-25). L’arrêt S.M. c. Croatie viendra tout de même préciser que « la “force” peut couvrir les formes subtiles de comportement de contrainte relevées dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 4, ainsi que dans les documents de l’OIT et d’autres textes internationaux » (S.M. c. Croatie, § 301).
2. Le rapport d’évaluation de l’âge comme preuve
En dépit du choix de la Cour de ne pas s’attarder sur les techniques d’évaluation de l’âge utilisées pour estimer l’âge de la requérante (§ 111), il nous semble pertinent de nous y intéresser.
- Enjeux de l’évaluation de l’âge
L’Agence de l’Union européenne pour l’asile définit l’évaluation de l’âge comme « la procédure par laquelle les autorités cherchent à estimer l’âge chronologique ou la fourchette d’âges d’une personne afin de déterminer si celle-ci est un enfant ou un adulte »[6]. Selon l’article 1er de la Convention relative aux droits de l’enfant, est considéré comme enfant « toute personne de moins de 18 ans ».
Bien que l’article 7 de la Convention oblige chaque état à enregistrer les enfants dès leur naissance, le taux d’enregistrement des naissances demeure faible dans certains pays, compliquant la tâche des personnes qui souhaitent prouver leur identité et leur âge à l’aide de documents officiels[7]. Par conséquent, lorsque des enfants arrivent dans un état et demandent la protection internationale, l’absence de documents d’identité attestant leur statut de mineur peut créer le doute sur leur âge. Or, l’évaluation de l’âge d’une personne est primordiale afin de déterminer s’il s’agit d’un mineur étranger non accompagné (ci-après « MENA »). Les MENA sont considérés comme une catégorie de personnes particulièrement vulnérables devant bénéficier d’une protection renforcée de la part des États[8], y compris contre des procédures d’estimation de l’âge déraisonnables[9]. Cette protection leur permet d’accéder à l’éducation, à certains soins de santé et à un logement. Les autorités ont également l’obligation de chercher en priorité une alternative à la détention[10].
À l’occasion de la communication N.B.F. c. Espagne, le Comité des droits de l’enfant a estimé que l’évaluation de l’âge d’un mineur est d’autant plus importante qu’elle conditionne la jouissance des droits accordés par la Convention relative aux droits de l’enfant, ainsi que l’obtention de la protection nationale des personnes mineures.
Lorsqu’un enfant issu de l’immigration est qualifié à tort par les autorités d’adulte, cela a un impact sur le traitement de sa demande d’asile et accroît le risque d’une décision de refus de protection[11]. Les enfants faisant l’objet d’une mauvaise qualification risquent davantage d’être détenus avec des adultes, de subir des violences (y compris sexuelles), d’être victimes de traite et/ou de travail forcé, de tenter de fuir à l’étranger, et de se tourner vers la délinquance pour survivre[12].
- Principes applicables aux procédures d’évaluation de l’âge
Afin que les procédures d’estimation de l’âge permettent le respect des droits des mineurs, une série de principes doit être suivie dès qu’une autorité décide d’y recourir. Une distinction peut être faite entre les principes précédant l’évaluation, ceux régissant l’évaluation et ceux succédant à celle-ci.
Principes précédant l’évaluation :
L’estimation de l’âge d’une personne sans document d’identité ne peut avoir lieu que s’il existe un doute raisonnable quant à la qualification de cette personne en tant qu’adulte ou enfant. Lorsqu’il s’agit clairement d’un enfant, une évaluation de l’âge n’est pas nécessaire[13].
Une obligation d’information pèse sur les états. Ils doivent informer les enfants du déroulement de la procédure d’évaluation de l’âge, de leurs droits durant celle-ci, et des raisons pour lesquelles les autorités y ont recours. Les enfants doivent également être informés que la procédure ne peut pas porter atteinte à leur dignité[14]. Ces informations doivent être communiquées de manière adaptée à leur âge et dans une langue qu’ils comprennent[15].
L’âge ne peut pas être évalué si l’enfant n’a pas donné son consentement éclairé. Le refus de se soumettre à l’évaluation de l’âge ne peut pas entraîner le rejet de la demande d’asile ou d’autres demandes du mineur[16].
Principes régissant l’évaluation :
Concernant les techniques utilisées pour déterminer l’âge d’un enfant, le Comité des droits de l’enfant attend des états qu’ils procèdent à une évaluation complète du développement physique et psychologique de la personne, réalisée par des professionnels[17]. Cette évaluation doit respecter le principe de non-discrimination[18], notamment en prenant en compte le sexe de l’enfant, sa culture et son statut d’enfant. Les autorités doivent recourir à la méthode la moins intrusive possible[19]. La sixième observation générale du Comité des droits de l’enfant précise que l’évaluation de l’âge d’un mineur doit prendre en considération sa maturité psychologique, et non pas uniquement se fonder sur son apparence physique.
L’intérêt supérieur de l’enfant, prévu à l’article 3 de la Convention, doit constituer une considération primordiale tout au long de la procédure. Les États ont l’obligation d’évaluer le caractère approprié des procédures, en veillant au bien-être de l’enfant et en privilégiant l’utilisation de méthodes non médicales[20].
Le bénéfice du doute occupe également une place importante dans les procédures d’évaluation de l’âge. Ce principe est reconnu par le Comité des droits de l’enfant, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et par le droit de l’Union européenne[21]. Il doit être appliqué tout au long de l’estimation de l’âge du mineur : de l’évaluation des preuves aux résultats et à ses contestations éventuelles[22]. D’après ce principe, les résultats non concluants doivent être interprétés par les autorités comme étant en faveur de l’enfant[23].
En outre, le second alinéa de l’article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant prévoit la possibilité pour les enfants d’être accompagnés d’un représentant dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative. Dans son Observation no 24, le Comité des droits de l’enfant préconise la présence d’un parent, d’un tuteur ou d’un représentant légal tout au long de la procédure, afin qu’il puisse participer activement et intervenir en cas d’ingérence de la part des autorités. Le représentant légal et/ou le tuteur doivent être qualifiés et indépendants. Ils agissent dans l’intérêt de l’enfant représenté, en veillant à son bien-être[24]. Conformément au principe du bénéfice du doute, toute personne affirmant être un mineur doit pouvoir se voir désigner un représentant légal, y compris au cours de la procédure d’estimation de l’âge. Les autorités nationales qui ne le respectent pas violent les articles 3 (principe de l’intérêt supérieur de l’enfant) et 12 (droit de l’enfant d’être entendu) de la Convention. Le Comité estime qu’un défaut de représentation adéquate risque de mener à une injustice importante[25]. Il a réitéré cette observation dans ses constatations du 25 juin 2024 relatives à la communication no 80/2019, A.M. c. Suisse.La désignation d’un représentant légal ne doit en aucun cas entraver le droit du mineur à exprimer ses opinions. Celles-ci doivent être prises en considération tout au long de la procédure[26], en fonction de la maturité de l’enfant[27].
Le Comité considère également que le poids de la preuve ne doit pas uniquement reposer sur le destinataire de la procédure, étant donné que les États ont souvent plus facilement accès aux informations recherchées[28]. Les documents mis à la disposition des autorités ne peuvent être considérés comme faux que s’il a été prouvé que c’était le cas. Ces documents, ainsi que les déclarations des enfants et de leurs proches, doivent être pris en compte par les autorités au moment de rendre leur décision[29].
Dans l’arrêt Darboe et Camara c. Italie, la Cour européenne des droits de l’homme déclare que l’évaluation de l’âge d’une personne doit obligatoirement être accompagnée de garanties procédurales suffisantes (Darboe and Camara v. Italy, § 124). Elle estime que le droit de toute personne au respect de sa vie privée, protégé par l’article 8 CEDH, doit inclure la présomption de minorité pour les MENA (Darboe and Camara v. Italy, § 153). De plus, les procédures d’évaluation de l’âge sont confidentielles et permettent de garantir la protection des données ainsi que la sécurité de l’enfant[30].
Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme considère les procédures d’estimation de l’âge comme une étape préliminaire à l’examen des demandes d’asile (Mahamed Jama v. Malta, § 150). Par conséquent, une approche sérieuse et prudente de ces procédures est requise[31].
Principes postérieurs à l’évaluation :
Les états doivent permettre aux enfants de contester la décision prise à l’issue de la procédure par l’intermédiaire d’un recours effectif[32]. En cas de conduite inappropriée de la part d’un professionnel, les enfants ont la possibilité de porter plainte[33].
Les autorités ont l’obligation d’informer les enfants des conséquences de la décision rendue, de l’existence de recours disponibles et de la marche à suivre pour y avoir accès[34].
- Recours à des examens médicaux
Le recours à des examens médicaux pour évaluer l’âge d’un mineur est particulièrement controversé. C’est la raison pour laquelle le Conseil de l’Europe recommande aux États de prendre en compte une série de garanties lorsqu’ils décident de recourir à ce type de méthode. En effet, les examens médicaux doivent : « (1) respecter pleinement la dignité de l’intéressé, (2) être le moins [invasifs] possible, (3) respecter la sensibilité culturelle, (4) donner aux enfants la possibilité d’être examinés par une personne du même sexe ». Le Conseil décourage l’utilisation de techniques médicales impliquant des radiations et condamne le recours à des « examens de maturité sexuelle », les estimant inutilement stressants et traumatisants[35].
Dans son observation générale conjointe no 4 et no 23, le Comité des droits de l’enfant demande aux États de ne pas avoir recours à des techniques médicales, telles que les analyses osseuses et dentaires, en raison de leur imprécision et de leur marge d’erreur importante. Il estime en effet que ces méthodes peuvent fortement ébranler les personnes concernées et entraîner des procédures juridiques superflues.
Au niveau de l’Union européenne, l’article 25(5) de la directive 2013/32/UE relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale offre la possibilité aux États membres de recourir à des examens médicaux lorsqu’ils tentent de déterminer l’âge d’un MENA, dans le cadre d’une demande de protection internationale. Pour procéder à ces examens, les autorités doivent avoir des doutes sur l’âge du demandeur de la protection, « après avoir pris connaissance de déclarations générales ou de tout autre élément pertinent ». Toutefois, ce type d’examen doit être accompagné de garanties, telles que le principe du bénéfice du doute, le consentement du mineur et/ou de son représentant, ou le respect de la dignité de la personne. La disposition prévoit également que le refus d’un MENA de se soumettre à un examen médical ne peut pas automatiquement mener au rejet de sa demande de protection internationale par les autorités. À partir de cet article, le législateur européen a la volonté d’attribuer un caractère exceptionnel aux examens médicaux. Ceux-ci ne pourront être réalisés qu’en cas de circonstances précises et dans le respect des conditions prévues[36].
À l’heure actuelle, aucune technique d’estimation de l’âge n’est capable de déterminer précisément l’âge d’un individu[37]. De ce fait, les autorités ne peuvent pas évaluer l’âge d’un enfant uniquement à partir des résultats de procédures médicales[38]. La marge d’erreur doit toujours être prise en compte (Darboe and Camara v. Italy, § 140).
- Le cas de l’Espagne
Dans l’affaire T.V. c. Espagne, les rapports d’évaluation de l’âge de la requérante ont été réclamés par la défense de U., dans le cadre de la procédure interne, afin d’attribuer une qualification juridique correcte aux faits reprochés. Ils ont ensuite été utilisés pour contester le témoignage de la requérante et classer l’affaire sans suite. Les évaluations de l’âge ne sont évidemment pas réservées à l’identification de MENA, et peuvent être demandées dans d’autres contextes[39]. Cependant, dans une affaire où le doute persiste sur l’âge de la victime, dans un contexte de traite transnationale des êtres humains, le recours aux méthodes d’estimation de l’âge utilisées en l’espèce et la façon dont elles ont été exploitées semblent plus que discutables.
L’Espagne a déjà été critiquée à de nombreuses reprises par le Comité des droits de l’enfant pour ses techniques d’évaluation de l’âge. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (ci-après « GRETA ») a également constaté divers problèmes relatifs à cette procédure, notamment dans son rapport de 2023 concernant l’Espagne. Dans les faits, les experts médico-légaux se sont largement limités à des évaluations médicales (radiographie du carpe et radiographie dentaire), sans tenter d’estimer le développement psychologique de la requérante. C’est pourquoi, dans son rapport de 2023, GRETA invite l’Espagne à ne pas uniquement se baser sur les examens médicaux lors de l’estimation de l’âge d’un enfant, mais à procéder à une évaluation exhaustive de son développement physique et psychologique. Cette critique rejoint les observations faites par la requérante devant la Cour (§ 85).
En 2022, les autorités espagnoles ont préparé un avant-projet de loi sur la procédure d’évaluation de l’âge dans le but de prendre en considération les critiques antérieures et de mieux respecter le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Rien n’a encore été adopté pour l’instant, mais GRETA exprime d’ores et déjà des inquiétudes sur certains aspects de l’avant-projet[40].
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 10 octobre 2024, T.V. c. Espagne, req. no 22512/21.
Législation
- Articles 1, 3 et 7 de la Convention relative aux droits de l’enfant, New York, 21 novembre 1989 ;
- Article 3(a) du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, New York, 15 novembre 2000 ;
- Article 4(a) de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, Varsovie, 13 mai 2005 ;
- Article 25(5) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2023 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), J.O.U.E., L 180, p. 60.
Jurisprudence
- Comité des droits de l’enfant, Constatations relatives à la communication no 11/2017, N.B.F. c. Espagne, 27 septembre 2018 ;
- Comité des droits de l’enfant, Constatations relatives à la communication no 24/2017, M.A.B. c. Espagne, 7 février 2020 ;
- Comité des droits de l’enfant, Constatations relatives à la communication no 80/2019, A.M. c. Suisse, 21 mai 2024 ;
- Cour eur. D.H., 11 septembre 2007, V.T. c. France, req. no 37194/02 ;
- Cour eur. D.H., 10 mai 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, req. no 25965/04 ;
- Cour eur. D.H., 26 novembre 2015, Mahamed Jama v. Malta, req. no 10290/13 ;
- Cour eur. D.H., 30 mars 2017, Chowdury et autres c. Grèce, req. no 21884/15 ;
- Cour eur. D.H., 25 juin 2020, S. M. c. Croatie, req. no 60561/1 ;
- Cour. eur. D.H., 16 février 2021, V.C.L. et A.N. c. Royaume-Uni, req. nos 77587/12 et 74603/12 ;
- Cour eur. D.H., 7 octobre 2021, Zoletic and others v. Azerbaijan, req. no 20116/12 ;
- Cour eur. D.H., 21 juillet 2022, Darboe and Camara v. Italy, req. no 5797/17.
Doctrine
- Flamand, C., « Primauté du statut d’enfant sur le statut de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais… », Cahiers de l’EDEM, avril 2019 ;
- de Nanteuil, M., « Exploitation de travailleurs migrants : la politique de l’autruche sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme », Cahiers de l’EDEM, novembre 2021 ;
- Stoyanova, V., « The Grand Chamber Judgment in S.M. v Croatia : Human Trafficking, Prostitution and the Definitional Scope of Article 4 ECHR », Strasbourg Observers, 3 juillet 2020.
Autres
- Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 6 (2005) sur le traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine, 1er septembre 2005, CRC/GC/2005/6 ;
- Comité des droits de l’enfant, Observation générale conjointe no 4 (2017) pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 23 (2017) sur les obligations des États en matière de droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales dans les pays d’origine, de transit, de destination et de retour, 16 novembre 2017, CMW/C/GC/4-CRC/C/GC/23 ;
- Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 24 (2019) sur les droits de l’enfant dans le système de justice pour enfants, 18 septembre 2019, CRC/C/GC/24 ;
- Council of Europe, Explanatory Report to the Council of Europe Convention on Action against Trafficking in Human Beings, January 2005 ;
- Conseil de l’Europe, L’évaluation de l’âge des enfants migrants : Une approche fondée sur les droits de l’homme, Guides à l’usage des responsables, décembre 2019 ;
- European Council on Refugees and Exiles, Legal Note 13: Age assessment in Europe: Applying European and international legal standards at all stages of age assessment procedures, December 2022 ;
- Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains, « L’accès à la justice et à des recours effectifs pour les victimes de la traite des êtres humains », Rapport d’évaluation sur l’Espagne, troisième cycle d’évaluation, juin 2023 ;
- Agence de l’Union européenne pour l’asile, Guide pratique d’EASO sur l’évaluation de l’âge, 2e éd., 1er septembre 2018.
Pour citer cette note : L. Debaere, « L’arrêt T.V. c. Espagne sous l’angle des procédures d’évaluation de l’âge des mineurs non accompagnés », Cahiers de l’EDEM, décembre 2024.
[1] Art. 3(a) du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, New York, 15 novembre 2000 ; art. 4(a) de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, Varsovie, 13 mai 2005.
[2] M. de Nanteuil, « Exploitation de travailleurs migrants : la politique de l’autruche sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme », Cahiers de l’EDEM, novembre 2021.
[3] Council of Europe, Explanatory Report to the Council of Europe Convention on Action against Trafficking in Human Beings, January 2005, § 87.
[4] Ibid., § 88.
[5] V. Stoyanova, « The Grand Chamber Judgment in S.M. v Croatia : Human Trafficking, Prostitution and the Definitional Scope of Article 4 ECHR », Strasbourg Observers, 3 juillet 2020.
[6] Agence de l’Union européenne pour l’asile, Guide pratique d’EASO sur l’évaluation de l’âge, 2e éd., 1er septembre 2018, p. 19.
[7] Ibid., pp. 17-18.
[8] C. Flamand, « Primauté du statut d’enfant sur le statut de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais… », Cahiers de l’EDEM, avril 2019.
[9] European Council on Refugees and Exiles, Legal Note 13 – Age assessment in Europe : Applying European and international legal standards at all stages of age assessment procedures, December 2022, p. 2.
[10] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 18.
[11] Conseil de l’Europe, L’évaluation de l’âge des enfants migrants : une approche fondée sur les droits de l’homme, Guides à l’usage des responsables, décembre 2019, p. 7.
[12] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 8.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Ibid., pp. 9-10.
[15] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 24.
[16] Conseil de l’Europe, op. cit., pp. 9-10.
[17] Comité des droits de l’enfant, Observation générale conjointe no 4 pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 23 sur les obligations des États en matière de droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales dans les pays d’origine, de transit, de destination et de retour, 16 novembre 2017, CMW/C/GC/4-CRC/C/GC/23, pt 4.
[18] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 10.
[19] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 24.
[20] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 15.
[21] European Council on Refugees and Exiles, op. cit., p. 15.
[22] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 17.
[23] European Council on Refugees and Exiles, op. cit., p. 16.
[24] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 24.
[25] Comité des droits de l’enfant, Constatations relatives à la communication no 11/2017, N.B.F. c. Espagne, 27 septembre 2018, pt 12.8.
[26] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 10.
[27] Ibid., p. 19.
[28] Comité des droits de l’enfant, Constatations relatives à la communication no 24/2017, M.A.B. c. Espagne, 7 février 2020, pt 9.2.
[29] Comité des droits de l’enfant, Observation générale conjointe no 4 et no 23, op. cit., pt 4.
[30] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 24.
[31] European Council on Refugees and Exiles, op. cit., p. 9.
[32] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 24.
[33] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 26.
[34] Ibid., p. 10.
[35] Ibid., p. 16.
[36] European Council on Refugees and Exiles, op. cit., p. 8.
[37] Agence de l’Union européenne pour l’asile, Guide pratique d’EASO sur l’évaluation de l’âge, op. cit., p. 37.
[38] Conseil de l’Europe, op. cit., p. 15.
[39] Agence de l’Union européenne pour l’asile, op. cit., p. 18.
[40] Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains, « L’accès à la justice et à des recours effectifs pour les victimes de la traite des êtres humains », Rapport d’évaluation sur l’Espagne, troisième cycle d’évaluation, juin 2023 pt 210.