C.C.E., 27 février 2015, n° 139.936

Louvain-La-Neuve

L’interdiction d’entrée, une décision accessoire qui suppose une motivation distincte.

Le Conseil du contentieux des étrangers annule pour défaut de motivation l’interdiction d’entrée de deux ans adoptée par l’Office des étrangers à l’encontre d’un ressortissant serbe. Il reproche à l’interdiction d’entrée d’être exclusivement motivée en référence à la décision de rejet de sa demande de régularisation pour circonstances exceptionnelles. Cet arrêt illustre la jurisprudence constante du Conseil du contentieux des étrangers selon laquelle l’interdiction d’entrée constitue une décision distincte de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire dont elle est l’accessoire, ce qui implique qu’elle reçoive une motivation distincte.

Art. 11 de la directive retour – Art. 74/11 de la loi du 15 décembre 1980 – Interdiction d’entrée – Obligation de motivation (annulation).

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité serbe, conteste l’interdiction d’entrée de deux ans dont est assorti l’ordre de quitter le territoire qui lui a été notifié suite au rejet de sa demande de régularisation de séjour pour circonstances exceptionnelles[1]. Il introduit un recours en annulation assorti d’une demande en suspension d’extrême urgence.

Un arrêt antérieur a rejeté la demande en suspension d’extrême urgence au motif que le requérant échoue à démontrer un péril imminent[2]. Le requérant invoquait son absence du territoire belge au jour du prononcé de l’arrêt au fond sur la requête en annulation. Le Conseil du contentieux des étrangers lui a répondu que ce préjudice ne résulte pas de l’interdiction d’entrée mais de l’ordre de quitter le territoire, de telle sorte que la suspension de l’interdiction d’entrée ne lui serait d’aucun secours :

« l’imminence du péril en ce qu’elle est exposée ci-dessus [expulsion vers le pays d’origine] découle plutôt de l’exécution de l’ordre de quitter le territoire avec maintien en vue d’éloignement du 9 octobre 2014 que de la décision d’interdiction d’entrée de deux ans prise le même jour qui est l’objet du présent recours »

L’arrêt ici commenté examine la requête en annulation au fond.

Le requérant invoque un défaut de motivation, arguant notamment que la décision ne procède pas à une évaluation individuelle de sa situation familiale. Il se plaint d’être contraint de vivre éloigné de ses parents, de ses sœurs et de ses beaux-frères qui résident en Belgique.

Le Conseil du contentieux des étrangers constate que la décision d’interdiction d’entrée est motivée sur la base du rejet de sa demande de régularisation de séjour pour circonstances exceptionnelles. Or, la décision d’interdiction d’entrée constitue une décision distincte de la décision de rejet de la demande de régularisation. Elle suppose en conséquent une motivation distincte. Selon le Conseil :

« le fait d’avoir considéré que lesdits éléments ne constituaient pas une circonstance exceptionnelle justifiant l’introduction d’une demande d'autorisation de séjour au départ du territoire belge, n’implique nullement qu’ils ne devraient pas être examinés en vue de la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée envisagée, la partie défenderesse devant se livrer à cet égard à des examens distincts »[3]

Pour cette raison, le Conseil du contentieux des étrangers annule l’interdiction d’entrée..

B. Éclairage

L’article 74/11 de la loi du 15 décembre 1980, qui transpose l’article 11 de la directive retour, règlemente l’adoption d’une interdiction d’entrée à l’encontre d’un ressortissant de pays tiers. Il requiert une évaluation au cas par cas (1). Le Conseil du contentieux des étrangers en déduit que l’interdiction d’entrée doit recevoir une motivation distincte de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire dont elle constitue l’accessoire (2).

1. L’article 74/11 de la loi du 15 décembre 1980. L’adoption d’une interdiction d’entrée requiert une évaluation au cas par cas

L’article 74/11 de la loi du 15 décembre 1980 n’autorise pas l’adoption automatique d’une interdiction d’entrée. Il enjoint d’opérer une évaluation au cas par cas, qu’il encadre en fixant la durée maximale de l’interdiction d’entrée (i) et en énumérant les diverses hypothèses dans lesquelles une interdiction d’entrée ne peut pas être édictée (ii).

(i) La durée de l’interdiction d’entrée doit être fixée en fonction des circonstances propres à chaque espèce. L’article 74/11, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 prévoit que la durée de l’interdiction d’entrée est déterminée « en tenant compte de toutes les circonstances propres à chaque cas », tout en fixant deux délais maximums.

Le premier délai maximum, de trois ans, concerne le ressortissant de pays tiers qui ne répond pas aux conditions pour bénéficier d’un délai de départ volontaire ou qui n’a pas exécuté une décision d’éloignement antérieure. Le second délai maximum, de cinq ans, concerne le ressortissant de pays tiers qui a commis une fraude au séjour ou un mariage de convenance. Ce délai maximum de cinq ans peut être étendu au-delà pour l’étranger qui présente un danger pour l’ordre public ou la sécurité nationale.

(ii) Certaines situations s’opposent à l’adoption d’une interdiction d’entrée. L’article 74/11, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 énumère diverses hypothèses, obligatoires et facultatives, dans lesquelles une interdiction d’entrée ne peut pas être adoptée.

Les premières hypothèses, qui s’imposent à l’administration, sont celles où l’étranger a dénoncé auprès des autorités les auteurs de l’infraction de traite des êtres humains dont il a été victime, sans que cela ne lui permette de bénéficier d’un titre de séjour parce qu’il a renoué un lien avec ces auteurs, cessé de coopérer avec la justice ou encore parce que les autorités judiciaires ont mis fin à la procédure initiée contre ces auteurs[4] . Elles ne bénéficient pas à l’étranger qui a conclu un mariage de convenance ou qui présente une menace pour l’ordre public. Les secondes hypothèses, qui ne s’imposent pas à l’administration, sont celles où des raisons humanitaires militent contre l’édiction d’une interdiction d’entrée.

2. La jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers. L’interdiction d’entrée doit recevoir une motivation distincte de l’ordre de quitter le territoire et de la décision de refus de séjour dont elle constitue l’accessoire

Par une jurisprudence constante, le Conseil du contentieux des étrangers considère que l’interdiction d’entrée est une décision accessoire de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire (i). L’arrêt ici commenté juge que la motivation de l’interdiction d’entrée ne peut pas se confondre avec celle de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire (ii).

(i) L’interdiction d’entrée constitue l’accessoire de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire. Conformément au principe selon lequel l’accessoire suit le principal, le sort de l’interdiction d’entrée dépend du sort de l’ordre de quitter le territoire et de la décision de refus de séjour. L’interdiction d’entrée perd sa raison d’être en cas d’annulation de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire[5].

À l’inverse, le sort de l’ordre de quitter le territoire et de la décision de refus de séjour ne suit pas celui de l’interdiction d’entrée : l’accessoire suit le principal, mais le principal ne suit pas l’accessoire. Ainsi, dans l’arrêt n° 225.455 du 12 novembre 2013, le Conseil d’État a cassé un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers, qui déduisait l’annulation de l’ordre de quitter le territoire de l’illégalité de l’interdiction d’entrée:

« si une décision d’interdiction d’entrée est nécessairement l’accessoire d’une décision d’éloignement, celle-ci, tel un ordre de quitter le territoire, peut en revanche exister légalement, indépendamment de celle-là, de sorte que l’illégalité de la première citée n’entraîne pas nécessairement celle de la seconde »

Dans l’affaire à l’origine de l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers rejette la demande en suspension de l’interdiction d’entrée au motif que l’expulsion du territoire invoquée au titre de préjudice imminent ne résulte pas de l’interdiction d’entrée, mais de l’ordre de quitter le territoire. Bien que non isolée[6], cette jurisprudence nous parait particulièrement formaliste. Le sort de l’interdiction d’entrée suit celui de l’ordre de quitter le territoire dont elle est l’accessoire. Les arguments invoqués à l’encontre de l’ordre de quitter le territoire nous semblent donc pertinents pour connaitre de la légalité de l’interdiction d’entrée.

(ii) L’interdiction d’entrée suppose une motivation distincte de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire. Dans l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers annule l’interdiction d’entrée pour défaut de motivation, au motif que l’Office des étrangers s’est contenté de renvoyer à la motivation de la décision de refus de séjour.

Ce faisant, le Conseil du contentieux des étrangers adopte une position similaire à celle exprimée par le Conseil d’État dans l’arrêt n° 227.900 du 26 juin 2014, où il a cassé un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers qui imposait au requérant la charge d’avancer les éléments pour lesquels une interdiction d’entrée d’une durée moindre que la durée maximale devrait lui être appliquée. Le Conseil d’État a estimé qu’il revient au contraire à l’Office des étrangers de motiver pourquoi il a édicté une interdiction d’entrée de la durée maximale :

« Zoals verzoeker terecht laat gelden, impliceert het verplicht opleggen van een inreisverbod niet dat daarbij ook de maximumtermijn van drie jaar moet worden opgelegd. De duur van het inreisverbod moet overeenkomstig artikel 74/11, § 1, eerste lid, van de Vreemdelingenwet immers worden vastgesteld door rekening te houden met de specifieke omstandigheden van het geval. In strijd met deze bepaling, oordeelt de Raad voor Vreemdelingenbetwistingen dat geen specifieke motivering is vereist om de maximumtermijn op te leggen. Op die manier legt de Raad voor Vreemdelingenbetwistingen een verplichting die op hemzelf rust bij de vreemdeling, die zou moeten aantonen waarom het maximum niet zou moeten worden opgelegd. »[7]

Les éléments individuels que l’Office des étrangers doit prendre en considération pour motiver l’interdiction d’entrée ont ainsi trait à la situation familiale ou à l’état de santé de l’intéressé[8], ou encore à l’intérêt supérieur des enfants mineurs concernés[9]. De même, lorsque l’interdiction d’entrée résulte d’une condamnation pénale, l’Office des étrangers doit avoir égard à la situation personnelle de l’intéressé[10] sans devoir examiner le bien-fondé de la condamnation[11].

Connaitre la situation personnelle des intéressés implique, comme le souligne le Conseil du contentieux des étrangers dans l’arrêt n° 128.272 du 27 août 2014 objet d’une précédente Newsletter EDEM, que le requérant soit entendu par l’Office des étrangers préalablement à l’édiction de l’interdiction d’entrée[12]. Conformément à l’arrêt G. et R. de la Cour de justice de l’Union européenne, cependant, la violation du droit de l’étranger d’être entendu n’engendrera l’annulation de la décision contestée que si le requérant démontre que son audition lui aurait permis d’avancer des éléments de nature à justifier l’adoption d’une décision différente[13].

L.L.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.C.E., 27 février 2015, n° 139.936

- Sur l’interdiction d’entrée : S. SAROLEA (dir.) et P. d’HUART, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. La directive retour, Louvain-la-Neuve, UCL-CeDIE, 2014, p. 74 et s. ;

- Sur l’obligation d’entendre l’étranger avant d’édicter une interdiction d’entrée : M. LYS, « Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une mesure d’interdiction d’entrée », Newsletter EDEM, septembre 2014 et sur l’obligation d’entendre l’étranger avant l’adoption d’une mesure d’éloignement, voy. H. GRIBOMONT, « Ressortissants de pays tiers en situation irrégulière : le droit d’être entendu avant l’adoption d’une décision de retour », J.D.E., 2015 (à paraitre).

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « L’interdiction d’entrée, une décision accessoire qui suppose une motivation distincte », Newsletter EDEM, mai 2015.


[1] Art. 9bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584.

[2] C.C.E., 15 octobre 2014, n° 131.522.

[3] C.C.E., 27 février 2015, n° 139.936, pt 3.

[4] Art. 61/3, § 3, et 61/4, § 2, de la loi du 15 décembre 1980.

[5] Voy. C.C.E., 20 décembre 2012, n° 94.249 ; 15 janvier 2013, n° 95.142 ; 27 février 2013, n° 98.002.

[6] Voy. entre autres C.C.E., 27 février 2015, n° 139.923,  pt 4.2. ; 15 octobre 2014, n° 131.522, pt 2.1.2.3. ; 9 février 2015, n° 138.180, pt 4.3. ; 2 février 2015, n° 137.836, pt 4.2.

[7] C.E., 26 juin 2014, n° 227.900.

[8] Voy. par ex. C.C.E., 26 février 2015, n° 139.793 (fournit des soins à sa tante malade) ; C.C.E., 5 février 2015, n°137.958 (vit une relation amoureuse avec une femme belge).

[9] Voy. par ex. C.C.E., 1er août 2013, n° 107.890 (poursuite de la scolarité des enfants).

[10] C.C.E., 26 février 2015, n° 139.781 (interdiction d’entrée de cinq ans suite à une condamnation pour mariage blanc, intervenue en 1998 – annulation par le C.C.E.).

[11] C.C.E., 26 février 2015, n° 139.754 (interdiction d’entrée de 8 ans suite à une condamnation pour diverses infractions liées aux stupéfiants – confirmation par le C.C.E.).

[12] C.C.E., 27 août 2014, n°128.272, obs. M. LYS, « Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une mesure d’interdiction d’entrée », Newsletter EDEM, septembre 2014. Voy. aussi C.C.E., 24 février 2015, n° 139.207 (pas d’annulation) ; C.C.E., 19 mars 2015, n° 159.885, §3.2.3 (annulation).

[13] C.J.U.E., 10 septembre 2013, G. et R., aff. C-383/13 PPU, EU:C:2013:533, obs. M. LYS, « Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une décision de prolongation de la rétention d’un étranger en séjour irrégulier », Newsletter EDEM, octobre 2013 ; J.-Y. CARLIER, « Droit européen des migrations », J.D.E., 2014, p. 112, n° 15.

Publié le 13 juin 2017