CJUE, M.G. et N.R. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie du 10 septembre 2013 (aff. C-383/13 PPU)

Louvain-La-Neuve

Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une décision de prolongation de la rétention d’un étranger en séjour irrégulier.

Dans son arrêt M.G. et N.R. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie du 5 septembre 2013, la Cour de Justice de l’Union européenne juge que la violation du droit d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier à être entendu préalablement à une décision prolongeant la mesure de rétention en vue d’un éloignement prise à son encontre, ne saurait entraîner sa remise en liberté que si cette violation a effectivement privé celui qui l’invoque de la possibilité de mieux faire valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent.

Directive 2008/115/CE (« directive retour »), article 15, § 6 – Rapatriement des personnes en séjour irrégulier – Procédure d’éloignement – Mesure de rétention – Prolongation de la rétention – Droits de la défense et droit d’être entendu (article 41, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) – Violation – Conséquences sur la légalité de la détention.

A. Arrêt

La Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après : C.J.U.E.) se prononce sur une question préjudicielle posée par le Raad van State (Pays-Bas) sur base de l’article 267 TFUE, portant sur l’interprétation de l’article 15, § 6, de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, également appelée « directive retour », concernant les détentions administratives d’étrangers en séjour irrégulier, et plus particulièrement les mesures de prolongation de celles-ci.

Dans le cas d’espèce, deux ressortissants étrangers en séjour irrégulier ont été placés en rétention par les autorités néerlandaises dans le cadre d’une procédure d’éloignement. Leur rétention a été prolongée pour une période n’excédant pas douze mois au motif, notamment, d’un manque de coopération des intéressés dans le cadre de leur éloignement.

Les intéressés introduisent un recours auprès des juridictions néerlandaises contre cette décision de prolongation de leur détention. En première instance, le juge constate que les droits de la défense des deux étrangers détenus ont été violés, du fait qu’ils n’avaient pas été régulièrement entendus préalablement à l’adoption des décisions de prolongation de leur rétention. Cependant, il considère que les juridictions ne sont pas tenues d’annuler une décision de prolongation d’une détention en cas de violation du droit d’être entendu au préalable, si « l’intérêt de […] maintenir [l’étranger] en rétention est considéré comme prioritaire »[1].

En appel, le juge néerlandais s’interroge sur la compatibilité d’une telle jurisprudence avec le droit de l’Union. Plus précisément, il décide de poser une question préjudicielle à la C.J.U.E. afin de savoir si la violation par l’administration du principe général du respect des droits de la défense, également repris par l’article 41, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (sous la forme du droit d’être entendu avant qu’une mesure individuelle défavorable ne soit prise), implique dans tous les cas la levée de la détention ou si le juge peut maintenir la mesure s’il l’estime justifiée au terme de la mise en balance des intérêts en présence.

Dans son arrêt, la C.J.U.E. commence par dire qu’elle tient pour établi que, en l’espèce, les décisions de prolongation de la détention ont été prises en violation du droit d’être entendu, les juridictions néerlandaises l’avaient elles-mêmes affirmé. La Cour estime dès lors devoir uniquement se prononcer sur les conséquences qu’entraîne une telle violation sur la légalité de la rétention des deux étrangers concernés.

La Cour poursuit l’examen de la question préjudicielle en constatant que l’article 15, § 6, de la directive retour ne prévoit aucune règle de procédure et ne précise pas « si, et dans quelles conditions, devait être assuré le droit d’être entendu, ni les conséquences qu’il conviendrait de tirer de la méconnaissance de ce droit, hormis l’exigence, de caractère général, de remise en liberté pour le cas où la rétention ne serait pas légale »[2]. La juridiction de Luxembourg précise toutefois que « le respect de ces droits s’impose même lorsque la règlementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité »[3], mais rappelle, dans le même temps, qu’elle a déjà considéré que « les droits fondamentaux, tels que le respect des droits de la défense, n’apparaissent pas comme des prérogatives absolues, mais peuvent comporter des restrictions, à condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis »[4].

La Cour rappelle ensuite que le droit de l’Union ne détermine pas les conséquences à attacher à la méconnaissance du droit d’être entendu lors d’une décision de prolongation de détention. Elle juge alors que ces conséquences relèvent du droit national pour autant que les mesures arrêtées respectent les principes d’équivalence[5] et d’effectivité[6], renvoyant à la fois à l’autonomie procédurale des Etats membres et au respect de sa jurisprudence relative aux droits de la défense et du système mis en place par la « directive retour ».

Après avoir rappelé certains points de sa jurisprudence, la Cour affirme que toute irrégularité dans l’exercice des droits de la défense lors d’une procédure administrative de prolongation de la rétention en vue d’un éloignement ne constitue pas forcément une violation de ces droits et, donc, ne saurait automatiquement entraîner l’illégalité de la détention.

Tentant de faire une balance entre proportionnalité et efficacité des mesures d’éloignement (« priorité pour les Etats membres »[7], selon la Cour), la C.J.U.E. affirme que « pour qu’une telle illégalité soit constatée, il incombe […] au juge national de vérifier, lorsqu’il estime être en présence d’une irrégularité affectant le droit d’être entendu, si, en fonction des circonstances de fait et de droit spécifiques de l’espèce, la procédure administrative en cause aurait pu aboutir à un résultat différent du fait que les ressortissants des pays tiers concernés auraient pu faire valoir des éléments de nature à justifier qu’il soit mis fin à leur détention »[8]. Pour la Cour, « ne pas reconnaître un tel pouvoir d’appréciation au juge national […] risque de porter atteinte à l’effet utile »[9] de la directive retour.

Sur base de ces affirmations, la C.J.U.E. répond à la question préjudicielle que le juge national « ne saurait accorder la levée de la mesure de rétention que s’il considère, eu égard à l’ensemble des circonstances de fait et de droit de chaque espèce, que cette violation [du droit d’être entendu] a effectivement privé celui qui l’invoque de la possibilité de mieux faire valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent »[10].

B. Éclairage

Si l’arrêt commenté constitue une illustration supplémentaire de la prise en compte grandissante par la C.J.U.E. de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans sa jurisprudence, il démontre surtout qu’il est parfois difficile pour la Cour d’imprégner le droit de l’Union de ces droits fondamentaux tout en ménageant une certaine autonomie pour les Etats membres dans sa mise en œuvre.

Ce n’est pas la première fois que la Cour de Luxembourg est confrontée à la mise en œuvre de la « directive retour » par les Etats membres. Dans son arrêt El Dridi[11], soulignant les « tensions entre […] les droits fondamentaux consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme et […] l’objectif de gestion efficace des migrations poursuivi par la directive retour »[12], la Cour a affirmé avec force que l’usage du droit pénal dans le cadre de la politique migratoire des Etats membres ne peut venir contourner les garanties prévues par la « directive retour ». Dans cet arrêt, la C.J.U.E. s’est basée sur l’effet utile de la directive pour affirmer que la directive 2008/115 s’oppose à une règlementation d’un Etat membre prévoyant une peine d’emprisonnement pour le seul motif qu’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier demeure sur le territoire sans motif, en violation d’un ordre de quitter le territoire. Dans son arrêt Achughbabian[13], la C.J.U.E. a précisé sa jurisprudence El Dridi : à nouveau, elle s’est basée sur l’exigence de réalisation efficace de l’objectif de la directive, à savoir l’éloignement, pour affirmer qu’une législation permettant l’infliction d’une peine d’emprisonnement au cours de la procédure de retour est susceptible de porter atteinte à l’effet utile de la « directive retour ». Elle a conclu que, pour avoir un effet utile, la directive retour n’autorise pas une règlementation nationale réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales pour un étranger en séjour irrégulier n’ayant pas été soumis aux mesures coercitives qu’elle prévoit.

Dans ces deux arrêts, l’effet utile de la directive était donc invoqué par la C.J.U.E. pour limiter les atteintes à la liberté d’aller et de venir des ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier. Les références, dans l’arrêt El Dridi, à l’article 5 CEDH et à l’arrêt Saadi c. Royaume-Uni de la Cour européenne des droits de l’homme[14], paraissaient en tout cas traduire cette volonté. Le souci de donner un effet utile à la directive retour justifiait également, dans ces deux arrêts, une limitation de la souveraineté des Etats membres dans l’adoption de sanctions pénales punissant le séjour irrégulier.

Dans l’arrêt commenté, on assiste, en quelque sorte, au processus inverse : ici, en effet, le souci de donner un effet utile à la directive retour aboutit non pas à une limitation de la souveraineté des Etats membres ou des atteintes à la liberté d’aller et de venir des étrangers, mais à la reconnaissance d’une marge de manœuvre importante aux Etats pour juger des conséquences du non-respect des droits de la défense sur la légalité d’une mesure de prolongation de la rétention.

La jurisprudence de la Cour de Justice en matière d’application et de mise en œuvre de la directive retour par les États membres continue d’osciller entre souveraineté nationale des États et respect des droits fondamentaux, déplaçant le curseur un peu plus d’un côté ou un peu plus de l’autre d’arrêt en arrêt.

L’arrêt commenté n’est pas non plus exempt de difficultés d’interprétation. Il faudra voir comment cette jurisprudence sera mise en œuvre par les juridictions nationales chargées du contrôle de la régularité des détentions des étrangers en séjour illégal. En effet, quand pourra-t-on considérer que la violation du droit d’être entendu préalablement à la prise de la décision de rétention a « effectivement privé celui qui l’invoque de la possibilité de mieux valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent » ? La réponse de la C.J.U.E. ne conduit-elle pas à limiter drastiquement la possibilité pour les juges nationaux de lever une mesure de détention en cas de violation des droits de la défense, singulièrement du droit d’être entendu ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer, par analogie avec le droit pénal, qu’un étranger qui n’a pas été préalablement entendu aurait en tout état de cause mieux pu faire valoir sa défense s’il l’avait régulièrement été, et que, dès lors, toute mesure de prolongation d’une détention sans audition préalable doit être considérée comme illégale ? Pourquoi, à nouveau, mettre davantage l’accent sur l’efficacité d’une procédure de retour, quitte à prolonger durant de longs mois une détention administrative, au détriment des droits fondamentaux des étrangers ?

On le voit, l’arrêt commenté n’est pas satisfaisant. Il a tout de même un mérite : celui de continuer à tenter d’interpréter le droit de l’Union à la lumière des droits fondamentaux énumérés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.J.U.E., 10 septembre 2013, M.G. et N.R. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, aff. C-383/13 PPU.

Doctrine :

L. Leboeuf, « La directive retour et la privation de liberté des étrangers. Le rappel à l’ordre de la Cour de Justice dans l’arrêt El Dridi », R.D.D.E., 2011, n° 163, pp. 181-191.

K. Parrot, « Normes communes en matière de retour des ressortissants étrangers de pays tiers en séjour irrégulier et situation française », Rev. crit. dr. intern. privé, 2013, liv. 1, pp. 124-133.

Jurisprudence :

C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi, aff. C-61/11 PPU.

C.J.U.E., 6 décembre 2011, Achughbabian, aff. C-329/11.

Pour citer cette note : M. LYS, « Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une décision de prolongation de la rétention d’un étranger en séjour irrégulier », Newsletter EDEM, octobre 2013.


[1] C.J.U.E., 10 septembre 2013, M.G. et N.R. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, aff. C-383/13 PPU, § 19.

[2] Ibid., § 31.

[3] Ibid., § 32.

[4] Ibid., § 33.

[5] Principe selon lequel les mesures nationales arrêtées « sont du même ordre que celles dont bénéficient les particuliers dans des situations de droit national comparables » (ibid, § 35).

[6] Principe selon lequel les mesures nationales arrêtées « ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union » (ibid, § 35).

[7] Ibid., § 43.

[8] Ibid., § 40.

[9] Ibid., § 41.

[10] Ibid., § 45.

[11] C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi, aff. C-61/11 PPU.

[12] L. Leboeuf, « La directive retour et la privation de liberté des étrangers. Le rappel à l’ordre de la Cour de Justice dans l’arrêt El Dridi », R.D.D.E., 2011, n° 163, p. 181.

[13] C.J.U.E., 6 décembre 2011, Achughbabian, aff. C-329/11.

[14] Cour eur. D.H., Saidi c. Royaume-Uni, 29 janvier 2008.

Publié le 16 juin 2017