Comité des droits de l’enfant, 27 septembre 2018, Y.B. et N.S. c. Belgique, Communication n°12/2017

Louvain-La-Neuve

L’enfant comme acteur du processus décisionnel migratoire.

Convention internationale relative aux droits de l’enfant – articles 3, 10 et 12 – kafala – demande de séjour à l’étranger – intérêt supérieur de l’enfant – protection de liens de famille de facto – droit de l’enfant d’être entendu.

Le refus d’autorisation de séjour pour un enfant sous kafala viole les articles 3, 10 et 12 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant dès lors qu’elle prive l’enfant d’une vie familiale effective. L’enfant doit être associé au processus de décision le concernant, y compris les procédures administratives en matière migratoire.

Christine Flamand

 

A. Communication

Les auteurs, un couple belgo-marocain, se sont vu confiés une petite fille dans le cadre d’une kafala à la suite d’un jugement d'abandon dressé par le Tribunal de première instance de Marrakech en août 2011. Elle avait été abandonnée par sa mère à la naissance et était née de père inconnu. Ce même Tribunal a délivré au couple une autorisation de voyage à l'étranger pour l'enfant. Le couple a introduit une demande de séjour pour raisons humanitaires (article 9 de la loi du 15 décembre 1980) à l’Office des étrangers afin que l’enfant puisse les rejoindre en Belgique. Le dossier comprenait les jugements de kafala et d'autres documents, démontrant qu'ils prennent en charge le bébé, lui permettant de s'épanouir dans un cadre de vie rassurant.

L'Office des étrangers a rejeté cette demande de visa en novembre 2012 arguant que la kafala n'est pas équivalente à une adoption et qu'il ne peut en être déduit aucun droit au séjour. Un recours est introduit devant le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) qui annule la décision de l'administration pour manque de motivation formelle. Cet arrêt intervient après trois ans. Une nouvelle décision est prise par l'administration 6 mois plus tard, soit quatre ans après la demande de visa initiale, refusant à nouveau le séjour en invoquant différentes raisons et principalement le fait que le couple peut veiller à l'éducation de l'enfant à distance. Un nouveau recours est introduit contre cette décision en octobre 2016. Le Conseil du contentieux des étrangers y fait droit en avril 2018. Cet arrêt intervient près de 7 ans après la demande de visa.

Face à ces refus, les auteurs sollicitent le Comité des droits de l’enfant par une requête du 22 mars 2017 afin de faire reconnaitre une violation de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE), notamment la violation de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3), de l’obligation d’entendre l’enfant lorsqu’il est directement concerné par une mesure (art. 12) et de la protection de la vie familiale (art. 10).

Le Comité conclut que l’Etat n’a pas « concrètement considéré l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il a évalué la demande de visa pour l’enfant et n’a pas respecté son droit à être entendu » (8.9). Le Comité conclut également à une violation de l’article 10 parce que l’Etat « n’a pas respecté l’obligation qui lui incombe, de traiter la demande des auteurs avec humanité et diligence » (8.12). Le Comité réfère aux conséquences fâcheuses pour les auteurs et l’enfant, tenant compte de la longueur des procédures (sept ans), de la séparation des auteurs nécessaire à la prise en charge de l’enfant au Maroc en l’absence d’un droit de séjour en Belgique et de la relation effective nouée entre l’enfant et l’auteure, qui correspond à une vie familiale de facto.

Le Comité insiste sur la nécessité de prendre en compte la vie familiale effective de l’enfant et de considérer l’enfant comme une personne à part entière qui doit pouvoir activement participer au processus de décision le concernant. Le Comité observe en l’espèce « que C.E. était âgée de cinq ans lorsque la décision (…) a été rendue et qu’elle aurait été capable de se forger une opinion sur la possibilité d’habiter de manière permanente avec les auteurs. (..) Dans le cas d’espèce, les implications de cette procédure sont d’une importance primordiale pour la vie et l’avenir de C.E. en ce qu’elles ont un lien direct avec la possibilité pour elle de vivre ensemble avec les auteurs en tant que famille ».

Le Comité demande aux autorités belges de réexaminer la demande de visa et de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les violations constatées ne se reproduisent plus.

B. Eclairage

La communication commentée est la seconde communication recevable et fondée du Comité des droits de l’enfant et la première plainte visant la Belgique.

Le commentaire ci-dessous aborde plusieurs aspects de la communication : la recevabilité de la plainte (1), la pratique de la kafala et ses conséquences en termes de filiation (2), la question de la kafala et de la vie familiale effective qu’elle implique (3) et l’examen des droits de l’enfant (4). Le commentaire se clôture par une réflexion sur la question de la solution durable pour un enfant sous kafala (5).

 1. Epuisement des voies de recours internes

Le Comité aborde dans un premier temps la recevabilité de la communication sur la base du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, qui a instauré ce mécanisme de plainte (la Belgique a ratifié ce protocole en 2014). Un recours au CCE était pendant au moment de l’introduction de la plainte, ce qui a eu pour conséquence que l’Etat belge a opposé l’irrecevabilité de la plainte.

Comme les autres textes organisant des recours internationaux en matière de protection des droits humains, le Protocole prévoit que l’une des raisons pouvant mener à l’irrecevabilité de la plainte est le non-épuisement des recours internes disponibles. Toutefois, cette règle ne s’applique pas « si la procédure de recours excède des délais raisonnables ou s’il est peu probable qu’elle permette d’obtenir une réparation effective » (art. 7, § 5).

Le Comité estime se trouver dans cette dernière situation, un laps de temps de sept ans s’étant écoulé depuis la première demande de séjour. Dès lors qu’il appartient à la même autorité d’examiner la requête qu’elle a déjà rejetée à deux reprises, il conclut à l’épuisement des voies de recours internes (7.2).

Le fait qu’un recours en annulation soit pendant au CCE ne fait pas obstacle au fait que le Comité puisse examiner la plainte. Il suit le raisonnement des auteurs qui estiment que la procédure pendante devant le CCE ne présente pas de garanties d’un recours effectif, puisque la juridiction ne dispose que d’un contrôle de légalité limité et qu’il ne peut substituer une décision à celle qu’il annule, comme démontré dans le cas soumis au Comité. De plus, l’administration n’est pas soumise à un délai précis pour reprendre une décision suite à la censure du CCE. Pour ces raisons, le Comité déclare la plainte recevable.

2. La kafala en bref

La kafala est une institution de droit marocain, régie par la loi relative à la prise en charge des enfants abandonnés. Cette loi définit la kafala comme « l’engagement de prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant » et précise que la kafala « ne donne pas de droit à la filiation ni à la succession » (art. 2). L’enfant abandonné est placé provisoirement dans un centre ou établissement publique de protection sociale des enfants. Après enquête, un jugement d’abandon peut être prononcé. Le juge des tutelles assure la tutelle des enfants déclarés abandonnés. Ces enfants peuvent ensuite être confiés en kafala à des époux musulmans ou à une femme musulmane (2.3 de la communication). Étant considérée comme une institution d’inspiration religieuse, elle trouve sa source première dans le Coran. Le droit marocain ne connait pas l’adoption, interdite par le Code de statut personnel (la Moudawana).

La kafala est une institution reconnue par la CIDE comme une forme de protection de remplacement. (art. 20, al.3). Elle prévoit que « tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial ou qui dans son propre intérêt ne peut pas être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciale de l’Etat ».

La kafala n’a pas d’équivalent en Belgique. Elle est reconnue en droit belge comme une tutelle officieuse. Elle ne produit ses effets qu'après avoir été entérinée par le tribunal de la famille (art. 475ter du Code civil). Dans le d’espèce, la kafala à l’étranger était doublée en Belgique d’une convention de tutelle officieuse, suite à sa reconnaissance par le Tribunal de la famille de Tournai. Comme le rappelle la cour d’appel de Bruxelles, « la tutelle officieuse se rapproche davantage de l'institution de la kafala de droit musulman, que la jurisprudence a également incluse dans le champ d'application de règlement Bruxelles ll bis, ce qui est dans la lignée de la convention de La Haye sur la protection des mineurs ». En effet, la kafala est reconnue par cette Convention comme une mesure de protection de l’enfant. Elle contient des règles déterminant la compétence internationale, le droit applicable et fixant les conditions de la reconnaissance des décisions rendues dans un Etat étranger (art. 3, e).

En droit belge, un enfant soumis à la kafala peut dans certains cas être adopté en vertu de l’article 361-5 du Code civil, malgré le fait qu’il vienne d’un pays qui ne connaît pas l’adoption mais elle est soumise à des conditions strictes[1].

3. Kafala et vie familiale

- Droit au regroupement familial

Si l’institution de la kafala est reconnue comme une mesure de protection juridique, elle ne crée pas pour autant de lien de filiation (contrairement à l’adoption) et n’ouvre pas le droit au regroupement familial ni à un séjour quelconque.

La directive 2003/86 relative au regroupement familial ne l’évoque pas. La directive 2004/38 relative aux droits des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres est également muette à ce sujet. La Cour Suprême du Royaume-Uni a toutefois interrogé la Cour de Justice de l’Union européenne afin de de savoir si un enfant, sous ordonnance de kafala, peut être assimilé à un descendant direct au sens de l’article 2.2. de la directive. La Cour n’a pas encore répondu à cette question préjudicielle.

L’on pourrait toutefois considérer que les mineurs sous kafala sont des personnes faisant partie du ménage au sens de l’article 3, § 2, a) de cette même directive et visées à l’article 47 de la loi du 15 décembre 1980. Il s’agit notamment de personnes dépendantes, qui étaient à charge du citoyen qui a fait usage de la libre circulation, avant l’arrivée sur le territoire du pays d’accueil. Par cette disposition relative aux membres de la famille du citoyen de l’Union, le regroupement familial s’ouvre à une famille élargie, hors lien de filiation strict. Le citoyen doit dans ce cas démontrer que l’enfant était déjà à sa charge avant l’arrivée sur le territoire belge. En dehors de cette possibilité, seule une demande de séjour pour raisons exceptionnelles est actuellement possible, laissée au pouvoir discrétionnaire de l’Office des étrangers.  L’examen de cette demande n’est soumis à aucun délai et a, en pratique, peu de chances d’aboutir à une décision positive. En concluant à une violation de différents droits de l’enfant, le Comité souligne les limites de ce pouvoir discrétionnaire, qui doit tenir compte des droits fondamentaux des enfants ainsi que du droit à la vie familiale. La Cour constitutionnelle avait déjà souligné que l’examen des demandes de régularisation pour raisons humanitaires doit respecter les droits fondamentaux conventionnels (B.6)[2]. Selon la Cour, « ce pouvoir discrétionnaire ne peut […] être interprété en ce sens que sans référence expresse au nécessaire respect des droits fondamentaux conventionnels, il autoriserait le ministre ou son délégué à violer les articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, de sorte qu’une catégorie d’étrangers serait privée du bénéfice des droits qui sont garantis par ces dispositions conventionnelles. En ce qu’elle exige un examen méticuleux de chaque demande, la disposition attaquée offre la possibilité d’examiner individuellement chaque demande, sur la base d’éléments concrets, à la lumière notamment de ces dispositions conventionnelles » 

- Protection des liens familiaux de facto

Le Comité reconnait que la relation affective nouée entre les auteurs et l’enfant depuis 2011 et la vie en commun ont naturellement créé des liens familiaux de facto, dont l’administration belge devait tenir compte. Il assimile par conséquent la requête des auteurs à une demande de réunification familiale et examine s’il y a une violation de l’article 10 de la CIDE. Le Comité considère que cette disposition n’oblige pas un Etat partie à reconnaître le droit de réunification familiale aux enfants sous kafala. Le Comité estime que l’Etat doit toutefois tenir compte des relations familiales établies de facto et souligne que dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut considérer la préservation de ce milieu familial (8.11). Il se réfère à l’observation n°14 du comité des droits de l’enfant qui souligne que le terme « famille » englobe les parents biologiques et adoptifs ou, le cas échéant, les membres de la famille élargie ou de la communauté, comme prévu par la coutume locale (§59).

La Cour européenne des droits de l’homme a également affirmé à plusieurs reprises que même en l’absence de filiation biologique ou adoptive, l’existence de liens de facto équivaut à une vie familiale effective et l’article 8 CEDH s’applique. L’affaire Wagner c. Luxembourg (2007) concernait l’adoption par une femme célibataire d’une petite fille péruvienne. L’adoption avait fait l’objet d’un refus d’exequatur en droit luxembourgeois parce que les règles de droit international privé luxembourgeois ne permettaient pas de donner effet à une adoption par une femme célibataire[3]. La Cour européenne a estimé qu’il y avait une vie familiale de fait. Elle a jugé qu’il fallait tenir compte du temps vécu ensemble, de la qualité des relations ainsi que du rôle assumé par l’adulte envers l’enfant. Elle a estimé que la non-reconnaissance de l’adoption constituait une ingérence dans cette vie familiale. La Cour a tenu compte, dans son analyse de proportionnalité, des intérêts en présence et a d’emblée accordé un poids particulier à l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle a tenu compte de la réalité sociale et familiale, de la validité de l’adoption à l’étranger et des inconvénients du refus de reconnaissance de la décision péruvienne dans la vie quotidienne de l’enfant. Comme l’enfant n’avait plus de lien avec sa famille dans le pays d’origine, la balance a résolument penché en faveur de l’intérêt supérieur de l’enfant.

En matière de kafala, deux arrêts ont été prononcés par la Cour européenne des droits de l’homme, contre la France et contre la Belgique, lorsqu’il y a eu refus d’adoption des enfants sous tutelle. La Cour a jugé dans ces deux cas qu’il y avait des liens familiaux de facto et a examiné la violation de l’article 8 de la CEDH[4]. Elle a toutefois estimé que le refus d’adoption ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans leur vie familiale.

  • Dans l’arrêt Harroudj (2012), la tutrice souhaitait adopter l’enfant et estimait que l’impossibilité d’adopter la fillette portait une atteinte disproportionnée à sa propre vie familiale, constituant une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a estimé que le droit au respect de la vie familiale était suffisamment protégé par le droit de séjour octroyé à l’enfant et la possibilité de facto de mener une vie familiale. En effet, la jeune fille était en possession d’un titre de séjour (en France, contrairement à la situation belge, il y a une volonté de reconnaître des effets de regroupement familial à la kafala). Dans cet arrêt, la Cour se réfère à l’arrêt Wagner en rappelant les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour : « là où l’existence d’un lien familial avec un enfant se trouve établie, l’Etat doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et accorder une protection juridique rendant possible l’intégration de l’enfant dans sa famille » (pt 41).
  • Dans l’affaire Chibhi (2014), la même question se pose. La jeune fille avait été abandonnée et recueillie par son oncle et sa tante par le biais d’une kafala. Le couple belge tenta en vain d’adopter l’enfant en Belgique. Dès son arrivée en Belgique, l’enfant a bénéficié d’une autorisation de séjour temporaire qui fut régulièrement renouvelée. Après la clôture de la seconde procédure d’adoption, elle s’est retrouvée sans titre de séjour. Sept mois plus tard, plusieurs titres de séjour temporaire lui furent octroyés avant de se voir octroyer un titre de séjour illimité, trois ans plus tard. La Cour reconnaît dans ce cas également l’existence d’une vie familiale de facto mais conteste le fait que l’impossibilité d’adopter soit une ingérence disproportionnée dans la vie familiale et ce, même si la jeune fille a disposé d’un titre de séjour très précaire pendant toute son adolescence.

Cette référence à la vie familiale de facto est également rappelée par le CCE dans le cas d’une jeune fille arrivée en bas-âge dans le cadre d’une kafala et entretemps devenu majeure : « Dans l’appréciation de savoir s’il existe une vie familiale ou non, il y a lieu de prendre en considération toutes les indications que la partie requérante apporte à cet égard, comme par exemple la cohabitation, la dépendance financière, la dépendance du parent vis-à-vis du membre de sa famille ou les liens réels entre parents. Le Conseil constate que la partie défenderesse avait connaissance de ces faits et circonstances pertinents concernant la vie familiale montrée au sens de l’article 8 CEDH. L’appréciation de savoir s’il existe en l’espèce une vie familiale qui mérite la protection de l’article 8 CEDH revient à la partie défenderesse ». Dans un autre arrêt, le CCE rappelle que la circonstance que le lien juridique de filiation n’ait pas été reconnu par l’administration ne suffit pas en soi à exclure l’existence d’une vie familiale effective, laquelle avait été invoquée par la partie requérante en temps utile.

Dans la communication commentée, le Comité souligne que l’article 10 de la CIDE n’oblige pas un Etat partie à reconnaître le droit de réunification familiale aux enfants sous kafala. L’Etat doit toutefois tenir compte des relations familiales établies de facto. Dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut tenir compte de la préservation de ce milieu familial.

Le Comité reconnaît la vie familiale effective et conclut à la violation de l’article 10 de la CIDE en raison du peu d’égards accordés au traitement de la demande. Vu la très longue période d’examen du dossier de visa de long séjour, le Comité conclut que l’Etat n’a pas respecté l’obligation qui lui était faite de traiter la demande des auteurs avec humanité et diligence

4. Droit d’être entendu et intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre de la demande de séjour

Le Comité rappelle que la prise en compte de l’intérêt de l’enfant est une considération primordiale et constitue une question transversale, que les Etats doivent examiner de manière approfondie. Elle implique une motivation renforcée par rapport à des situations individuelles. L’observation n°14 du Comité des droits de l’enfant vise à opérationnaliser la mise en œuvre du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, comme une règle de fond, une règle interprétative, et une règle de procédure (pt.6). Toute décision doit expliciter de quelle manière l’intérêt supérieur de l’enfant a été pris en considération. Toutes les décisions concernant les enfants sont visées, celles qui affectent directement les enfants et les décisions qui ont un impact sur les enfants, même s'ils ne sont pas les destinataires directs de la décision.

La prise en compte de l’intérêt supérieur est également ancrée comme obligation générale en droit européen, notamment dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 7 et 24). La Cour de justice a jugé que la CIDE fait partie intégrante du droit de l’Union au titre de principe général de droit communautaire. Elle rappelle l’obligation pour les Etats membres de tenir compte lorsqu’ils apprécient chaque situation particulière, de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la vie de famille, de l’état de santé de l’intéressé et du principe de non-refoulement. La Cour souligne que la CIDE implique le principe du respect de la vie familiale. Elle est fondée sur la reconnaissance, exprimée à son sixième considérant, que l’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial.

Le Comité constate en l’espèce qu’il n’y a pas eu d’examen de la situation concrète de l’enfant dans le cadre de la demande de séjour et en particulier, le fait qu’elle est née de père inconnu et qu’elle a été abandonnée par sa mère biologique, ce qui exclut une prise en charge par sa famille biologique. Les décisions de refus de séjour de l’administration ne se réfèrent pas au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, alors que l’enfant est sous kafala depuis l’âge de six mois et qu’elle a développé une relation socio-affective évidente avec sa tutrice, équivalent à des liens familiaux. Cette relation n’est examinée par l’administration que sous l’angle du droit de séjour, sans égard à l’intérêt supérieur de l’enfant.

Le Comité évoque également une violation du droit de l’enfant d’être entendu en ce que l’administration n’a pas mis en place une telle possibilité. Or, l’enfant doit pouvoir activement participer au processus de décision le concernant. L’article 12 garantit à l’enfant capable de discernement le droit d’exprimer librement ses opinions sur toute question l’intéressant tout en prenant en compte son âge et son degré de maturité. Il prévoit en outre que l'enfant a la possibilité « d'être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un représentant ou d'une organisation appropriée, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale ». La Constitution belge prévoit, dans son article 22bis, que « chaque enfant a le droit de s'exprimer sur toute question qui le concerne ; son opinion est prise en considération, eu égard à son âge et à son discernement ».

L’Observation générale n°12 précise qu’il n’y a pas de limite d’âge en ce qui concerne le droit de l’enfant d’exprimer son opinion et qu’il n’est pas nécessaire que l’enfant ait une connaissance complète de tous les aspects de la question le concernant. Même si l’enfant n’était âgé que de cinq ans, le Comité estime qu’elle était capable de se forger une opinion sur la possibilité d’habiter de manière permanente en Belgique avec ses tuteurs (pt 8.7).

La possibilité d’être entendu et d’exprimer son opinion participe au processus de la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant en même temps qu’il est une garantie procédurale qui doit être assurée à tout enfant dans le cadre d’une décision le concernant. Le Comité estime que l’opinion de l’enfant est d’autant plus importante dans la procédure de séjour car cette implication de l’enfant « avait un lien direct avec la possibilité pour l’enfant de vivre avec les auteurs en tant que famille » (pt 8.8).

Si l’audition de l’enfant est habituellement prévue dans les procédures juridictionnelles liées au droit de la famille (notamment par le Tribunal de la famille), l’affirmation de la nécessité d’entendre l’enfant dans le cadre de la procédure de séjour qui le concerne est un acquis important de cette communication. Par conséquent, une procédure permettant à l’enfant d’être entendu doit aussi être prévue concrètement dans toute procédure non juridictionnelle relative au séjour afin que l’enfant participe davantage à la détermination de son intérêt supérieur et de la décision qui est prise en conséquence. Ce droit devrait être aménagé tant au niveau de l’Office des étrangers qu’au niveau du recours en annulation au CCE. Il faut donc réfléchir à une manière de procéder dans le cadre du contentieux de recours pour y inclure l’audition de l’enfant. La sanction d’une absence d’audition de l’enfant par l’Office des étrangers devrait en tout état de cause aboutir à une annulation de cette décision par le CCE.

Ces constatations rejoignent la récente Observation générale conjointe relative aux droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales. Celle-ci prévoit que « les enfants, devraient être traités comme des titulaires de droits à part entière ; leurs besoins particuliers devraient être pris en considération de manière égale et individuelle et leur opinion être dûment entendue et prise en compte. Ils devraient avoir accès à des recours administratifs et judiciaires contre les décisions qui concernent leur propre situation et celle de leurs parents, pour garantir que toutes les décisions sont prises dans leur intérêt supérieur » (pt. 14). Elle prévoit en outre que les Etats doivent, « dans le cas d’enfants sans papier dans le contexte des migrations internationales, élaborer et mettre en œuvre des lignes directrices, en faisant particulièrement attention à ce que les délais, les pouvoirs discrétionnaires ou le manque de transparence dans les procédures administratives ne portent pas atteinte au droit de l’enfant à la réunification familiale (…). La décision concernant la question de savoir si l’enfant et sa famille doivent être réunis dans le pays d’origine, de transit ou de destination devrait être fondée sur une évaluation solide dans laquelle l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale et la réunification familiale prise en considération et qui prévoie un plan de réinsertion durable à l’élaboration duquel l’enfant est assuré de pouvoir participer » (pt. 34).

5. Droits de l’enfant et solution durable

Dans la situation que le Comité examine, il est question d’un enfant séparé de sa famille de facto, qui se trouve à l’étranger. Si l’enfant avait résidé en Belgique, il aurait été considéré comme un mineur étranger non accompagné (MENA) et aurait été réorienté vers la procédure y applicable  même s’il pouvait continuer à vivre au sein de sa famille de substitution (art. 61/14 à 61/17 de la loi). Cette procédure prévoit la désignation d’un tuteur et la recherche, avec son aide, d’une solution durable. Cette solution est prioritairement recherchée dans le pays ou ses parents résident légalement et vise à sauvegarder l’unité familiale. Dans cette procédure, la recherche d’une solution durable est centrale. Une évaluation et la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant est prévue. S’il n’y a pas de solution durable trouvée dans le pays de retour, celle-ci est examinée dans le pays d’accueil. Dans la recherche d’une solution durable, l’intérêt de l’enfant constitue l’élément déterminant. L’enfant sous kafala ne pourra demeurer dans sa famille de substitution que si les autorités administratives estiment qu’il s’agit pour lui de la « solution durable ».

Si l’enfant n’est pas en Belgique mais à l’étranger et n’a donc pas le statut de MENA, il n’existe pas de procédure similaire de recherche d’une solution durable. Or, il va de soi que la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant, applicable à tous les enfants, intègre la recherche d’une solution durable, également pour le mineur séparé de sa famille de facto. Il participe de la même démarche à l’égard d’un enfant de favoriser l’unité familiale.

Par le biais de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, il nous semble que ce principe est aisément transposable à des enfants séparés de leur famille de facto, et qui cherchent à la rejoindre dans le pays d’accueil, conformément à leur intérêt supérieur. C’est aussi le raisonnement du Comité des droits de l’enfant dans la communication commentée. La prise en compte de cet intérêt supérieur suggère de trouver une solution durable en phase avec une réunification familiale en raison de liens familiaux de fait en intégrant l’avis de l’enfant à ce sujet.

L’Observation n° 23 du Comité des droits de l’enfant abonde dans ce sens lorsqu’elle préconise que, « dans le cas des enfants non accompagnés et des enfants séparés, y compris les enfants séparés de leurs parents en raison de l’application des lois relatives à l’immigration, il faut s’efforcer de trouver pour les enfants et de mettre en œuvre sans attendre des solutions durables et fondées sur les droits, y compris la possibilité d’une réunification familiale. La protection du droit à un milieu familial exige souvent des Etats non seulement qu’ils s’abstiennent de prendre des mesures qui pourraient entraîner la séparation d’une famille ou d’autres atteintes arbitraires au droit à la vie de famille, mais aussi qu’ils prennent des mesures positives visant à maintenir l’unité familiale, y compris le regroupement des membres de la famille qui ont été séparés » (27).

6. Conclusion

Comme la kafala pose problème en matière d’acquisition de séjour mais qu’elle reflète souvent des liens familiaux effectifs, le Comité des droits de l’enfant insiste sur la nécessité pour l’administration de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant comme considération principale. Ce principe doit l’emporter sur les considérations liées à l’immigration. Il s’agit d’une obligation légale pour l’administration, qui ne peut faire l’économie d’un examen approfondi de la situation individuelle de l’enfant et qui doit tenir compte de l’opinion de l’enfant. En vertu du principe de non-discrimination, l’enfant doit être traité prioritairement comme une enfant et non comme un migrant. Dans l’évaluation de son intérêt supérieur, la question du droit de séjour doit rester secondaire[5].

Le Comité confirme ainsi que la solution durable pour l’enfant qui a introduit une demande de séjour à l’étranger doit être trouvée au regard de son intérêt supérieur, intégrant les relations familiales de facto ainsi que l’opinion de l’enfant. Et recommande que l’OE réexamine à nouveau la demande de séjour, de manière urgente et dans un esprit positif, en tenant compte de l’opinion de l’enfant.

Reste à observer quelle suite sera donnée à cette recommandation par l’Etat belge…

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Comité des droits de l’enfant, 27 septembre 2018, Y.B. ET N.S. c. Belgique, Communication n°12/2017

Jurisprudence :

Cour eur.D.H., Harroudj c. France, 04 octobre 2012

Cour eur.D.H., Chibhi Loudoudi et autres c. Belgique, 16 mars 2015

Doctrine

Saroléa, S. et Henricot, C., « Droit international privé et droit de la famille », Recyclage en droit, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2009, pp. 145 et suiv.

Saroléa, S. et Merla, L., « Migrantes ou sédentaires : des familles ontologiquement différentes ? », Janvier 2019, à paraître.

Pour citer cette note : C. Flamand, « L’enfant comme acteur du processus décisionnel migratoire », Cahiers de l’EDEM, février 2019.

 


[1] S. Saroléa et C. Henricot, « Droit international privé et droit de la famille », Recyclage en droit, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2009, pp. 145 et suiv.

[2] J.-Y.Carlier, S.Saroléa,  Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pt 171.

[3] S. Saroléa et C. Henricot, « Droit international privé et droit de la famille », Recyclage en droit, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2009, pp. 145 et suiv.

[4] S. Saroléa et L. Merla, « Migrantes ou sédentaires : des familles ontologiquement différentes ? », Janvier 2019, à paraître.

[5] CODE, Les droits des enfants migrants, analyse, décembre 2012 ;   https://www.lacode.be/IMG/pdf/Analyse_CODE_Les_droits_des_enfants_migrants.pdf

Publié le 01 mars 2019