TPI, Bruxelles, 4ème ch., 2 juillet 2021, RG n°20/777/A

Louvain-La-Neuve

La Cour constitutionnelle interrogée sur la constitutionnalité des règles applicables au contrôle de la détention administrative de l’étranger.

Détention administrative – Délais applicables au pourvoi en cassation – Conformité aux articles 10 et 11 de la Constitution combinés avec les articles 5§4 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme – Réquisitoire de réécrou – Effets – Conformité à l’article 12 de la Constitution pris isolément ou lu en combinaison avec les articles 5 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme

La décision commentée statue sur une action en responsabilité intentée à l’égard de l’État belge par un étranger privé de liberté.

Celui-ci dénonçait divers manquements des autorités administratives et juridictions belges dans le cadre du contrôle de sa détention administrative. Il critiquait notamment l’interprétation opérée par la Cour de cassation des délais applicables au pourvoi. Il interrogeait la conformité de cette interprétation avec les principes d’égalité et de non-discrimination en ce qu’elle crée une différence de traitement injustifiée entre un justiciable privé de liberté dans le cadre d’une détention préventive et un étranger en séjour illégal privé de liberté dans le cadre d’une détention administrative. Il remettait par ailleurs en cause les effets attachés au réquisitoire de réécrou. Il faisait notamment grief à la Cour de cassation de ne pas avoir respecté le droit à un recours effectif en déclarant le pourvoi sans objet à la suite de la prise d’une nouvelle décision privative de liberté. 

Il sollicitait avant-dire droit d’interpeller par voie de questions préjudicielles la Cour Constitutionnelle, demande à laquelle le tribunal fait droit

Christelle Macq

A. Décision

Le requérant sollicitait la condamnation de l’État belge à des dommages et intérêts sur pied de l’article 1382 du Code civil en raison du non-respect par les juridictions saisies du contrôle de sa détention, de son droit à un recours effectif et de son droit à la liberté individuelle.

Il reprochait notamment à la Cour de cassation de s’être prononcée dans un délai dépassant celui prescrit par la loi (1). Il faisait par ailleurs grief à la Cour de ne pas avoir respecté le droit à un recours effectif en déclarant le pourvoi sans objet à la suite de l’adoption d’un réquisitoire de réécrou (2).

Avant dire droit, il sollicitait le tribunal d’interpeller par voie de questions préjudicielles la Cour Constitutionnelle ainsi que la Cour de Justice de l’Union européenne sur la validité du cadre législatif de la détention d’un étranger en séjour illégal (voir le détail des questions préjudicielles ci-après).

Privé de liberté pour la première fois en date du 24 mai 2019, il avait fait l’objet d’une première décision de prolongation de sa détention prise en date du 23 juillet 2019. Le 9 septembre 2019, il avait introduit une requête de mise en liberté à laquelle la chambre du Conseil a fait droit par ordonnance du 13 septembre 2019. Le 1er octobre 2019, la chambre des mises en accusation avait déclaré l’appel de l’État belge recevable et fondé et mis à néant l’ordonnance de la chambre du Conseil. Cette décision fera l’objet d’un pourvoi en cassation. Il ne sera statué sur celui-ci qu’en date du 13 novembre 2019. Entretemps, une nouvelle décision de maintien en détention appelée également réquisitoire de réécrou avait été prise en date du 14 octobre 2019 à la suite d’un refus d’embarquer lors d’une tentative de rapatriement ayant eu lieu le 13 octobre 2019. Ce réquisitoire de réécrou conduira la Cour de cassation en date du 13 novembre 2019 à rendre un arrêt de rejet à l’égard du pourvoi introduit contre l’arrêt du 1er octobre en raison de la caducité de l’ancien titre de privation de liberté découlant de la prise de la prise de cette nouvelle décision de maintien.

D’autres décisions de prolongation de privation de liberté ensuite prises, feront également l’objet de contestations jusque devant la Cour de Cassation sans que le requérant n’obtienne gain de cause[1].

L’action en responsabilité contre l’État belge, objet de la décision commentée, fût intentée en date du 22 janvier 2020. Le requérant fût éloigné trois jours après l’introduction de cette action, en date du 25 janvier 2020, sous la contrainte.

1. Quant au délai pris par la Cour de Cassation pour prononcer ses arrêts

L’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 qui règle les délais applicables en matière de contrôle de la détention de l’étranger renvoie aux  dispositions relatives à la détention préventive.

De manière constante, la Cour de cassation considère que le pourvoi introduit contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui statue en matière de privation de liberté administrative d’un étranger demeure régi par les dispositions du Code d’instruction criminelle et les délais de droit commun, alors qu’une détention préventive ordonnée dans un cadre pénal est soumise à des délais de procédure plus courts par application de la loi du 20 juillet 1990[2]. Le raisonnement de la Cour de cassation tient dans le fait que la loi du 15 décembre 1980, qui renvoie aux dispositions applicables en matière de détention préventive, précède celle du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive et qu’en 1980, une autre loi relative à la détention préventive était d’application, celle du 20 avril 1874, laquelle renvoyait au Code d’instruction criminelle.

Le tribunal souligne cependant que cet avis n’est pas partagé par la doctrine. Ainsi, Damien Vandermeersch considère que l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 renvoie à la loi du 20 juillet 1990, les délais applicables étant dès lors ceux prescrits par l’article 31 de cette loi qui oblige la Cour de cassation à statuer dans un délai de quinze jours à partir de l’introduction du pourvoi[3].

Le tribunal renvoie par ailleurs aux discussions ayant suivi le dépôt d’un amendement à l’occasion d’une des modifications de la loi du 15 décembre 1980 et visant à préciser à l’article 72 que « la procédure de cassation ordinaire en matière de détention préventive est applicable si bien que la Cour de cassation doit se prononcer dans les quinze jours »[4]. L’amendement avait été rejeté aux motifs que « le ministre ne peut que constater que la loi est claire et que l’interprétation de la Cour de cassation est en contradiction avec elle »[5].

Le tribunal constate que, dans le présent dossier, les arrêts rendus par la Cour de Cassation ont été prononcés au-delà de ce délai de quinze jours. Il souligne par ailleurs le fait que ces arrêts statuaient sur les pourvois interjetés contre des arrêts de la chambre des mises en accusation à l’égard de requêtes de mise en liberté. Le requérant est par conséquent directement intéressé à la question du délai endéans lequel la Cour de Cassation doit statuer dans la mesure où la sanction légale du non-respect éventuel est la mise en liberté de la personne détenue.

Le tribunal souligne enfin que « dans le contexte doctrinal et législatif pré-décrit, il ne peut être question en l’espèce de constitutionnalité manifeste de l’exclusion de l’application de la loi du 20 juillet 1990 au pourvoi en matière de mesure de privation de liberté d’un étranger et qui dispenserait le tribunal d’interpeler la Cour Constitutionnelle »[6].

Il estime dès lors nécessaire de poser à la Cour Constitutionnelle la question préjudicielle  suivante : « dans l’interprétation selon laquelle il n’implique pas l’application de l’article 31§3 de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive au pourvoi en cassation introduit contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant en matière de privation de liberté administrative de l’étranger, l’article 72 alinéa 4 de la loi du 15 décembre 1980 viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus en combinaison avec les articles 5§4 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, en ce qu’il crée une différence de traitement injustifiée entre un justiciable privé de liberté dans le cadre d’une détention préventive et un étranger en séjour illégal privé de liberté dans le cadre d’une détention administrative en application de la loi du 15 décembre 1980 ? »[7].

2. Quant à la délivrance d’un réquisitoire de réécrou valant nouvelle détention

L’article 27§3 alinéa 1er de la loi du 15 décembre 1980 prévoit que l’étranger qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement et qui n’a pas obtempéré dans le délai imparti peut être détenu à cette fin, en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement pendant le temps strictement nécessaire pour l’exécution de la mesure d’éloignement.

L’article 29 de cette même loi fixe les délais maximums endéans lesquels l’étranger peut être détenu à la suite d’une décision prise par application de l’article 27§3. Cette détention est valable pour deux mois prolongeables jusqu’à 5 mois et en cas de menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale jusqu’à 8 mois.

En l’espèce le requérant contestait la possibilité d’adopter une nouvelle décision de privation de liberté en lieu et place d’une décision de prolongation de détention et critiquait les conséquences que pareille décision entraîne. Il critiquait le fait que les articles 27§3 et 29 de la loi du 15 décembre 1980 aient pour effet de « rendre sans objet le recours judiciaire portant sur la légalité de l’ancien titre de privation de liberté ; mettre à néant la durée de la détention déjà encourue et, partant, prolonger de manière imprévisible le délai de détention ; soustraire l’étranger aux garanties reconnues pour les détentions de longue durée, telles que notamment le contrôle mensuel du respect des conditions de détention »[8].

Dans sa décision, le tribunal note que l’adoption d’un réquisitoire de réécrou en date du 14 octobre 2019 a eu pour conséquence d’exclure toute décision définitive sur la légalité tant de la mesure privative de liberté du 23 juillet 2019 que sur la décision de prolongation de sa détention en date du 2 octobre 2019. Les recours introduits contre ces décisions ont, en effet, ensuite été rejetés par les juridictions concernées, celles-ci les jugeant sans objet en raison de l’adoption de ce réquisitoire de réécrou.

Par ailleurs, l’adoption d’un nouveau titre de détention a eu également pour effet de mettre à néant la durée de la détention déjà encourue.

Dès lors, le tribunal estime nécessaire pour la résolution du litige de poser la question préjudicielle suivante à la Cour Constitutionnelle : « Dans l’interprétation selon laquelle il autorise l’adoption d’une nouvelle décision de privation de liberté se substituant à une décision de prolongation et ayant pour triple effet de rendre sans objet le recours judiciaire portant sur la légalité de l’ancien titre de privation de liberté ; mettre à néant la durée de la détention déjà encourue et, partant, prolonger de manière imprévisible le délai de détention ; soustraire l’étranger aux garanties reconnues pour les détentions de longue durée, telles que notamment le contrôle mensuel du respect des conditions de détention, l’article 27§3 viole-t-il l’article 12 de la Constitution pris isolément ou lu en combinaison avec les articles 5 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ? »[9].

B. Éclairage

Les analyses critiques des règles applicables en matière de contrôle de la détention de l’étranger abondent[10]. Celles-ci plaident notamment en faveur d’un élargissement de l’étendue du contrôle rationae materiae de la détention administrative de l’étranger. Elles dénoncent par ailleurs l’insuffisance des garanties procédurales entourant le contrôle de la détention de l’étranger[11]. Dans le prolongement de ces critiques, la décision commentée remet en cause la constitutionnalité des délais applicables au pourvoi en cassation ainsi que des conséquences à attacher à la prise d’une décision de réécrou. Nous proposons de revenir dans un premier temps sur ces critiques et les enjeux qui les sous-tendent (1).

Cette décision intervient en parallèle de réflexions autour d’une réforme en profondeur des règles relatives au contrôle de la détention de l’étranger amorcées par le politique. Plusieurs organismes et associations ont été invités à se positionner sur la direction à donner à la matière. Nous nous attacherons dans un second temps à revenir dans les grandes lignes sur les réformes envisagées ou à envisager (2).

1. Les règles entourant le contrôle de la détention de l’étranger, objet constant de critiques

- Étendue du contrôle de la détention : légalité vs opportunité

Une des principales critiques exposées à l’égard du contrôle de la détention de l’étranger est sa limitation à un contrôle de légalité. L’article 72 alinéa 2 de la loi du 15 décembre 1980  précise que la juridiction d’instruction vérifie si les mesures privatives de liberté et d'éloignement du territoire sont conformes à la loi sans pouvoir se prononcer sur leur opportunité. Ainsi, à la différence du contrôle qu’elles effectuent dans le cadre d’une détention préventive pénale, les juridictions d’instruction ne sont pas habilitées à se prononcer sur l’opportunité de la mesure privative de liberté[12]. La Cour de cassation considère que « le contrôle de légalité porte sur la validité formelle de l’acte, notamment quant à l’existence de sa motivation et au point de vue de sa conformité tant aux règles de droit international ayant des effets directs dans l’ordre interne, qu’à la loi du 15 décembre 1980. Le contrôle implique également la vérification de la réalité et de l’exactitude des faits invoqués par l’autorité administrative, le juge examinant si la décision s’appuie sur une motivation que n’entache aucune erreur manifeste d’appréciation ou de fait. »[13]. A l’inverse, elle refuse aux juridictions d'instruction le pouvoir de censurer la mesure de détention du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité[14].

Nombre sont ceux qui plaident en faveur d’une révision et d’un élargissement de ce contrôle de légalité à un contrôle d’opportunité[15].

Premièrement, car cette révision apparaît nécessaire à garantir le respect des exigences posées par le droit de l’Union européenne. La directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, dite directive « retour », encadrant le placement en rétention des ressortissants de pays tiers, exige expressément un contrôle de la proportionnalité et de la subsidiarité de la détention. La Cour de justice de l’Union a, dans le cadre de l’interprétation de cette directive, adopté une interprétation large de la légalité, l'alignant sur l'opportunité, et a reconnu au juge le pouvoir de substituer sa propre appréciation à celle de l'administration (voy not. l’arrêt Mahdi).

Deuxièmement, la limitation du contrôle dévolu aux juridictions d’instruction à un contrôle de légalité ne permet pas, en l’absence de contrôle du caractère proportionné et nécessaire de la détention, de garantir le respect du droit à la liberté individuelle consacré, notamment, par l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme de même que par l’article 12 de notre Constitution. La Cour européenne des droits de l’homme considère que « la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie qu’en dernier recours lorsque d’autres mesures ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention » (voy. not. l’arrêt Saadi c. Royaume-Uni, pt. 70). Le professeur Damien Vandermeersch écrit en ce sens : « Lorsque le droit à la liberté individuelle est en jeu, le pouvoir judiciaire est le garant du respect de ce droit et doit constituer un rempart contre toute forme d’abus de pouvoir ou d’arbitraire : cet objectif ne peut être atteint par un seul contrôle de légalité formelle mais nécessite aussi une vérification de l’opportunité de la mesure, notamment au regard des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Le juge devrait ainsi pouvoir procéder lui-même à une appréciation, indépendante et impartiale, des éléments de fait de la cause pour vérifier et, si nécessaire, censurer, la mesure sous l’angle de ses mérites, de sa pertinence et de son efficacité [16].

Enfin, la nécessité d’élargir les pouvoirs de contrôle d’une mesure privative de liberté confiés aux juridictions d’instruction apparaît évidente lorsque que l’on opère une comparaison avec le contrôle judiciaire d’une privation de liberté, dont bénéficie la personne privée de liberté dans le cadre d’une détention préventive pénale. Actuellement, l’étranger qui fait l’objet d’une mesure privative de liberté n’a droit, moyennant le dépôt d’une requête, qu’à un contrôle de légalité de la mesure dont il fait l’objet tandis que la personne privée de liberté dans le cadre d’une détention préventive pénale a droit à un contrôle automatique par les autorités judiciaires de la légalité et de l’opportunité de sa privation de liberté. Or, à l’instar de D. Vandermeersch ou P. Martens[17] qui voient là une différence de traitement injustifiable entre deux catégories de personnes placées dans une situation comparable puisque toutes deux atteintes dans ce qu’elles ont de plus fondamental ─ leur liberté ─ aucun motif suffisant ne nous paraît propre à justifier cette différence de traitement.

- Les garanties procédurales entourant le contrôle de la détention

Outre l’étendue du contrôle opéré par les juridictions, les garanties procédurales entourant ce contrôle ont été jugées insuffisantes non seulement par la doctrine mais également par les juridictions européennes.

Il a, notamment, été plaidé à maintes reprises pour une interprétation évolutive de la référence aux délais applicables en matière de détention préventive par l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980[18].

L’article 72 qui règle les modalités selon lesquelles les juridictions d’instruction sont habilitées à contrôler la légalité de la détention administrative de l’étranger renvoie « aux dispositions légales relatives à la détention préventive ».

La Cour de cassation estime, par « excès de formalisme »[19], que loi du 20 juillet 1990  relative à la détention préventive n’est pas applicable puisque celle-ci est postérieure à la loi du 15 décembre 1980. L’obligation prescrite par la loi du 20 juillet 1990 à la Cour de cassation de se prononcer dans les 15 jours sur le pourvoi intenté à l’encontre d’une décision statuant sur une détention ne doit donc pas être respectée et ce délai peut être dépassé.

Ceci pose question au regard de l’article 15 de la directive dite « retour » qui exige un contrôle juridictionnel accéléré. Dans son rapport législatif 2020, le Procureur général près la Cour de cassation, André Henkes met en évidence le fait que cette jurisprudence pose également difficulté au regard de l’article 5 §4 de la Convention. Cet article consacre le droit de toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. Dans un arrêt Firooz Muneer c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les règles procédurales applicables notamment au pourvoi en cassation avaient empêché qu’un étranger privé de sa liberté puisse obtenir qu’un tribunal statue à bref délai sur la légalité de sa détention. Ce faisant, elle a conclu à la violation de l’article 5§4 de la Convention. Renvoyant à cet arrêt André Henkes, plaidait, dans son rapport législatif 2020, pour une révision des délais applicables aux recours mis à la disposition de l’étranger contestant sa privation de liberté, de manière à statuer à bref délai sur sa détention. Par ailleurs, le refus par la Cour de cassation d’appliquer les délais prescrits par la loi du 20 juillet 1990 entraîne une différence de traitement entre les personnes privées de liberté dans le cadre d’une détention préventive pénale et les étrangers privés de liberté dans le cadre d’une détention administrative. Ceci pose question au regard de l’interdit de discrimination, ces deux catégories de personnes étant, à l’évidence, placées dans des situations comparables[20]. Il s’agit dans les deux cas d’une personne privée de liberté de manière préventive dont la régularité du maintien en détention n’est contrôlée par le pouvoir judiciaire qu’a posteriori, ce qui justifie dans les deux cas, le besoin d’une procédure accélérée. La décision commentée offre à la Cour Constitutionnelle de se positionner sur cette question.

La pratique consistant à remettre les compteurs à zéro suite à l’adoption d’un réquisitoire de réécrou et la jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation a également fait couler beaucoup d’encre.  La Cour de cassation considère que le réquisitoire de réécrou constitue « un titre autonome de privation de liberté » dont l’adoption a pour effet que la procédure judiciaire intentée contre une précédente décision de maintien en détention n’a plus d’objet[21]. Dès lors, il « suffit »[22] aux autorités administratives d’adopter une nouvelle décision privative de liberté pour que les recours introduit contre de précédentes décisions soient déclarés sans objet, l’étranger ne disposant plus d’aucun moyen pour en contester la légalité. La Cour de Cassation a toutefois récemment nuancé cette jurisprudence en précisant que « s’il est invoqué que la première décision de privation de liberté est affectée d’une illégalité de nature à invalider une décision subséquente, il appartient au juge saisi de cette contestation de l’examiner en application de l’article 5.4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[23].

Cette jurisprudence de la Cour de Cassation, consistant à considérer que le recours introduit à l’égard d’une décision privative de liberté devient sans objet à la suite de l’adoption d’une nouvelle décision privative de liberté qui se substitue à la première, a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme qui l’a jugée contraire à l’article 5§4 de la Convention (voy. not. l’arrêt Saqawat c. Belgique). La Cour a estimé qu’« en ne permettant pas à un étranger maintenu en détention d’obtenir sa libération malgré plusieurs constats d’illégalité et ce au motif qu’un nouveau titre de détention est venu fonder sa détention, la législation belge n’offre pas les garanties d’effectivité requises par l’article 5, §4 de la Convention »[24].

J.-B. Farcy, commentant cette décision, soulignait très justement dans les présents cahiers le fait que la pratique de l’Office des étrangers consistant à adopter une nouvelle décision privative de liberté alors que les précédentes sont soumises à un contrôle judiciaire, a pour effet de priver l’étranger maintenu en détention du droit à un recours effectif. En effet, « s’il est loisible à l’administration de délivrer un nouveau titre de détention avant qu’un juge ait pu se prononcer sur la légalité du titre précédent, le recours n’a plus lieu d’être et l’étranger, qui demeure cependant privé de liberté, perd l’intérêt qu’il avait à agir »[25].

2. Les prémisses d’une réforme en profondeur du contrôle de la détention de l’étranger

Dans son exposé d’orientation politique daté du mois de novembre 2020, Sammy Mahdi annonçait, « afin d’accroître la lisibilité du droit des étrangers, de préserver la sécurité juridique et d’éviter les incongruités au sein de la loi sur les étrangers », s’atteler à la rédaction d’un nouveau Code de la migration.

L’adoption d’un tel Code pourrait être l’occasion d’une réforme en profondeur des règles relatives au contrôle de la détention de l’étranger.

Une réforme d’ampleur de la loi du 15 décembre 1980 dans le sens d’un accroissement de sa lisibilité passe nécessairement à notre sens par une réforme des règles relatives au contrôle de la détention de l’étranger jugées, comme souligné ci-avant, peu claires et, par ailleurs, attentatoires aux droits fondamentaux.

Une refonte de ces règles pourrait être l’occasion d’habiliter les juridictions en charge de ce contrôle à évaluer non seulement la légalité de la mesure mais également son opportunité. Notons que le Secrétaire d’État incluait dans sa note de politique générale du 4 novembre 2000, l’intention d’étendre le contrôle de la détention administrative de l’étranger à un contrôle de légalité et d’opportunité. Ainsi il soulignait travailler « sur un recours effectif dans lequel la légalité et l’opportunité de la détention peuvent être vérifiées par le juge »[26].

En outre, une telle réforme pourrait être l’occasion d’aligner les règles relatives au pourvoi en cassation à celles applicables dans le cadre d’une détention préventive pénale de manière à raccourcir les délais endéans lesquels la Cour de cassation est autorisée à statuer. À cet égard une inspiration est à trouver du côté des propositions déjà formulées par le procureur général auprès de la Cour de Cassation André Henkes[27]. Celui-ci avait transmis un avant-projet de loi le 18 mai 2016 au Ministre de la Justice visant à réformer le recours en cassation en la matière, en le soustrayant pour partie à la procédure de droit commun, notamment par une accélération des délais, tout en laissant le temps utile à l’introduction du pourvoi en cassation et à la préparation du mémoire. Cette proposition n’a pas été retenue par monsieur le Ministre de la Justice. Cette proposition a été réitérée par le procureur général auprès de la Cour de cassation dans le cadre de son rapport législatif 2020 (voy. l’annexe 6 de ce rapport).

Enfin, une révision des règles applicables en matière de contrôle de la détention de l’étranger pourrait être l’occasion de revoir en profondeur les conséquences attachées en pratique au réquisitoire de réécrou afin de mettre en conformité la loi belge avec la jurisprudence européenne. Pour rappel, la jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Saqawat aux motifs notamment qu’elle entraîne une limitation déraisonnable à l’accès à un juge de la personne détenue. Il convient de donner suite à cet arrêt de condamnation en encadrant de manière stricte les effets attachés à cette décision. Une tentative d’éloignement et le « réécrou » ne peuvent avoir pour effet de faire perdre l’objet à la procédure pendante devant la juridiction d’instruction

En attendant une réforme législative, la décision commentée offre l’occasion à la Cour Constitutionnelle de donner à cette matière une direction plus respectueuse des droits fondamentaux.

C. Pour aller plus loin

Lire le jugement : TPI, Bruxelles, 4ème ch., 2 juillet 2021, RG n°20/777/A

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., arrêt du 11 avril 2013, Firoz Muneer c. Belgique, req. n° 56005/10.

Cour eur. D.H., arrêt du 30 juin 2020, Saqawat c. Belgique, req. n° 54962/18.

Doctrine :  

Hubert P., Huget P. et Lys G., « Le recours effectif devant les juridictions d’instruction et la Cour de cassation », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 695-719.

Martens P., « Privation de liberté d’un étranger en séjour illégal et contrôle des juridictions d’instruction (bis) », J.L.M.B., 2017, pp. 1288 à 1291.

Saroléa S., “Detention of Migrants in Belgium and the Criminal Judge: A Lewis Carroll World”, in M. Moraru, G. Cornelisse et Ph. De Bruycker (dir.), Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Oxford, Hart, 2020.

Vandermeersch, D., « La détention préventive de la personne présumée innocente et la privation de liberté de l’étranger », Rev. dr. pén., 2015, pp. 602 à 619.

Wibault, T., « Le recours effectif contre la détention – Un droit fondamental », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 689-694.

 

Pour citer cette note : C. Macq, « La Cour constitutionnelle interrogée sur la constitutionnalité des règles applicables au contrôle de la détention administrative de l’étranger », Cahiers de l’EDEM, septembre 2021.

 


[1] Voy. pour les détails les pages 6 et 7 de la décision.

[2] Voy. p. 9 de la décision qui renvoie not. Cass., 5 avril 2016, n°P.16.0334.N, Pas., I, 5 avril 2016.

[3] Voy. p. 10 de la décision renvoyant à D. Vandermeersch, « La détention préventive de la personne présumée innocente et la privation de liberté de l’étranger », 2015, p. 613.

[4] p. 10 de la décision renvoyant à Sénat, Doc. Parl, session 1995-1996, n°311/4, p. 29.

[5] Ibid.

[6] P. 11 de la décision commentée.

[7] P. 15 de la décision commentée.

[8] P. 13 de la décision commentée.

[9]  L’affaire est référencée sous le numéro 7620 à la Cour constitutionnelle.

[10] D. Vandermeersch, « La détention préventive de la personne présumée innocente et la privation de liberté de l’étranger », op. cit., pp. 602 à 619 ; S. Sarolea, “Detention of Migrants in Belgium and the Criminal Judge: A Lewis Carroll World”, in M. Moraru, G. Cornelisse et Ph. De Bruycker (dir.), Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Oxford, Hart, 2020.

[11] P. Hubert, P. Huget et G. Lys, « Le recours effectif devant les juridictions d’instruction et la Cour de cassation », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 695-719 ; T. Wibault, « Le recours effectif contre la détention – Un droit fondamental », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 689-694.

[12] Voy. pour une critique comparative du contrôle effectué par les juridictions d’instruction d’une mesure privative de liberté : D. Vandermeersch, « La détention préventive de la personne présumée innocente et la privation de liberté de l’étranger », op. cit., pp.602 à 619.

[16] D. Vandermeersch, op. cit., p. 618.

[17] D. Vandermeersch, op. cit., P. Martens, « Privation de liberté d’un étranger en séjour illégal et contrôle des juridictions d’instruction (bis) », J.L.M.B., 2017, pp. 1288 à 1291.

[18] Voy en ce sens. J.-B. Farcy, « Le pourvoi en cassation en matière de privation de liberté d’un étranger demeure soumis à des règles procédurales distinctes de celles relatives à la détention préventive : un formalisme excessif ? », Cahiers EDEM, octobre 2017 ; S. Sarolea, « Le pourvoi en cassation en matière de privation de liberté d’un étranger soumis à des règles procédurales distinctes de celles relatives à la détention préventive », Newsletter EDEM, août 2016, ainsi que P. Hubert, P. Huget et G. Lys, « Le recours effectif devant les juridictions d’instruction et la Cour de cassation », R.D.E., 2016/5, n°191, p. 713.

[20] D. Vandermeersch, op. cit., p. 613.

[22] Nous soulignons.

[23] Voy. Cass., 10 mai 2017, P.17.0447.F, R.D.E, n° 191.

[25] Ibid.

[26] P. 35 de la note de politique générale.

[27] Outre le rapport législatif 2020 précité, voy. « La privation de liberté d’un étranger et le recours auprès du pouvoir judiciaire. Discours prononcé par M. le Procureur général A. Henkes à l’audience solennelle de rentrée du 2 septembre 2019 », Pas., 2019/13, pp. 101-103. La version intégrale de ce discours peut être consultée sur le site internet de la Cour.

Publié le 06 octobre 2021