Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° 2083, 13 juin 2014

Louvain-La-Neuve

Le contrôle de légalité de la détention afin d’éloignement du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité.

Une jurisprudence bien établie pose le principe selon lequel l'article 237, al. 3, C.P. ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs interdisent à la juridiction d'instruction de censurer la mesure de détention du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité. Cette jurisprudence ne respecte pas la directive 2008/115/CE.

Détention – Contrôle de légalité – Séparation des pouvoirs – Interdiction de censure Mérites, pertinence et efficacité – Art. 237 Code pénal – Directive 2008/115/CE dite « Retour ».

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité pakistanaise, est arrivé sur le territoire belge en décembre 2006. Il a introduit deux demandes d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 : la première le 15 décembre 2009, dont le refus fut accompagné d’un O.Q.T. notifié le 2 septembre 2013, et la seconde le 1er octobre 2013, dont le refus fut notifié le 28 janvier 2014 et accompagné d’un O.Q.T. avec maintien en vue d'éloignement et interdiction d'entrée de trois ans.

Dans le cadre de sa détention, deux rapatriements vers le Pakistan furent programmés et annulés en raison de recours introduits par le requérant. Un autre rapatriement, prévu le 4 mars 2014, fut également annulé en raison de l’opposition du requérant. Dans ce contexte, le 30 avril 2014, le requérant se vit notifier une nouvelle décision de prolongation de sa détention jusqu'au 2 juillet 2014.

Cette décision fit l’objet d’un recours déclaré non fondé par une ordonnance de la Chambre du conseil de Bruxelles du 21 mai 2014. Dans le présent arrêt, la Chambre des mises en accusation confirme cette ordonnance. À cette occasion, elle rappelle les limites auxquelles elle se trouve astreinte dans son contrôle de légalité de la détention.

Elle réaffirme ainsi que les juridictions d'instruction doivent se borner à vérifier si la mesure de détention ainsi que la décision d'éloignement qui en est le soutien sont conformes à la loi sans pouvoir se prononcer sur leur opportunité. Elle insiste sur le fait que le contrôle de légalité porte sur la validité formelle de l'acte, notamment quant à l'existence de sa motivation et au point de vue de sa conformité tant aux règles de droit international qu'à la loi du 15 décembre 1980. Elle termine en posant le principe selon lequel l'article 237, alinéa 3, du Code pénal ainsi que le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs interdisent à la juridiction d'instruction de censurer la mesure de détention du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité. L’affirmation de ce dernier principe mérite d’être discutée.

B. Éclairage

L’interdiction faite à la juridiction d'instruction de censurer la mesure de détention afin d’éloignement du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité a été confirmée à plusieurs reprises par la jurisprudence[1]. Elle se fonde sur l’article 237, al. 3, du Code pénal qui se lit comme suit : « Seront punis d'un emprisonnement d'un mois à deux ans, d'une amende de cinquante euros à cinq cents euros […] : Les membres et membres assesseurs des cours et tribunaux […] qui auront excédé leur pouvoir en s'immisçant dans les matières attribuées aux autorités administratives, soit en faisant des règlements sur ces matières, soit en défendant d'exécuter les ordres émanés de l'administration. »

Cet article sanctionne les violations du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs par les magistrats, notamment lorsque ceux-ci excèdent leur pouvoir et empiètent sur les fonctions administratives[2]. La censure des décisions de détention afin d’éloignement du point de vue de leur mérite, de leur pertinence ou de leur efficacité constitue-t-elle un excès de pouvoir des juridictions d’instruction au sens de cet article 237 C.P. ? Nous ne le pensons pas.

Depuis la transposition de la directive 2008/115/CE dans l’ordre juridique belge[3], cette forme de censure fait directement partie du contrôle de légalité confié aux juridictions d’instruction. L’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 impose que les juridictions d’instruction réalisent un contrôle de légalité des mesures privatives de liberté et d'éloignement du territoire sans pouvoir se prononcer sur leur opportunité. Or, plusieurs exigences de pertinence ou d’efficacité des mesures de détention sont désormais intégrées dans la loi. Il en va de même du contrôle de la proportionnalité, qui, s’il n’est pas neuf, s’accompagne au regard de la directive de l’obligation de recourir à des mesures aternatives. Cela a pour conséquence que le respect de ces exigences doit être examiné dans le cadre du contrôle de légalité de la détention sans que cela ne constitue un excès de pouvoir au sens de l’article 237 C.P.

À titre d’exemple, la pertinence des mesures de détention afin d’éloignement est examinée à travers l’exigence de perspectives raisonnables d’éloignement. L’article 15, § 4, de la directive 2008/115/CE impose que lorsqu’il n’existe plus perspective raisonnable d’éloignement, on mette immédiatement fin à la rétention[4]. Or, quelle est la pertinence d’une détention afin d’éloignement sans perspective d’éloignement ? La censure de la mesure détention du point de vue de sa pertinence fait donc désormais partie intégrante du contrôle de légalité des juridictions d’instruction.

Dans le même ordre d’idée, l’efficacité de la mesure de détention afin d’éloignement est contrôlée dans le cadre de l’examen la subsidiarité du recours à la détention. L’exigence de n’avoir recours à la détention que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes est désormais bien établie tant en droit national qu’international et européen[5]. Cette exigence constitue un contrôle d’efficacité d’autres mesures moins coercitives par rapport à la détention. L’article 7, al. 3, de la loi du 15 décembre 1980 apparaît particulièrement explicite à cet égard : « À moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement, l’étranger peut être maintenu »[6]. Une censure de la détention du point de vue de son efficacité fait donc également partie du contrôle de légalité des juridictions d’instruction.

Enfin, en cas de périodes de détention prolongées au-delà de six mois, le droit européen impose que la juridiction d'instruction soit en mesure de substituer sa décision à celle de l’Administration. Dans son arrêt Mahdi du 5 juin 2014[7], la C.J.U.E. a considéré qu’en cas de périodes de détention prolongées au-delà de six mois, l’autorité judiciaire chargée du contrôle devait rechercher tout élément pertinent pour sa décision et pouvoir substituer sa propre décision à celle ayant ordonné la rétention initiale. Elle devrait ainsi être en mesure d’ordonner soit la prolongation de la rétention, soit une mesure de substitution moins coercitive, soit la remise en liberté du ressortissant lorsque cela est justifié[8]. En pratique, il n’est pas rare que cette durée de six mois de détention soit dépassée[9]. Cette forme de substitution de la juridiction d’instruction à l’autorité administrative écarte définitivement le prescrit de l’article 237 C.P.

En conclusion, le contrôle de légalité de la détention intègre, depuis la transposition de la directive 2008/115/CE, une censure des décisions de détention du point de vue de leur mérite, de leur pertinence ou de leur efficacité. En cas de détention au-delà de six mois, l’autorité judiciaire doit même substituer sa décision à celle de l’administration. Cela ne constitue ni un excès de pouvoir ni une immixtion dans les matières attribuées aux autorités administratives au sens de l’article 237 C.P. L’interdiction de censurer la mesure de détention afin d’éloignement du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité déduite de cette disposition nous parait dès lors devoir être écartée.

PdH.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Bruxelles (mis. acc.), n° 2083, 13 juin 2014.

En jurisprudence

Doctrine

H.-D. Bosly, C. De Valkeneer et N. Van Der Eecken, « Chapitre VI - De la coalition des fonctionnaires et de l’empiétement des autorités administratives et judiciaires », in Les infractions – Volume 5, Bruxelles, Éditions Larcier, 2012, p. 307.

E. Derriks, K. Sbai et M. Van Regemorter, Droit des étrangers - Chronique de jurisprudence 2007-2010, Les Dossiers du Journal des tribunaux, 2012, Larcier.

Pour citer cette note : P. d’Huart, « Le contrôle de légalité de la détention afin d’éloignement du point de vue de ses mérites, de sa pertinence ou de son efficacité », Newsletter EDEM, octobre 2014.


[1] Cass. (2e ch.), arrêt no P.10.1676.F, 17 novembre 2010 ; Cass. (2e ch.), arrêt no P.11.2042.F, 21 décembre 2011 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2084, 13 juin 2014 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2703, 13 août 2014.

[2] H.-D. Bosly, C. De Valkeneer et N. Van Der Eecken, « Chapitre VI - De la coalition des fonctionnaires et de l’empiétement des autorités administratives et judiciaires » in Les infractions – Volume 5, Bruxelles, Éditions Larcier, 2012, p. 307.

[3] Loi du 19 janvier 2012 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, M.B., 17 février 2012.

[4] Art. 15, paragraphe 4, de la directive 2008/115/CE : « Lorsqu’il apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des considérations d’ordre juridique ou autres […], la rétention ne se justifie plus et la personne concernée est immédiatement remise en liberté. » ; C.J.U.E., 30 novembre 2009, Kadzoev c. Bulgarie, C-357/09, Rec. C.J.U.E., p. I-11189, § 67. Cette exigence a été transposée dans l’article 7, al. 5, de la loi du 15 décembre 1980

[5] Cour eur. D.H., 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. no 13229/03, § 70 ; C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11, § 39 ; article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE ; article 7, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980.

[6] Dans le même sens, voy. Cass. (vac.), arrêt noP.12.1028.F, 27 juin 2012.

[7] C.J.U.E., 5 juin 2014, Mahdi c. Bulgarie, C‑146/14 PPU. Voy. P. d’Huart, « Prolongation de la détention : forme et contrôle judiciaire de la décision de prolongation de la détention aux fins d’éloignement », Newsletter EDEM, juin 2014.

[8] Ibid., § 64.

[9] À titre d’exemple, on peut ainsi relever une détention qui a duré 9 mois : Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2771, 19 août 2013.

Publié le 14 juin 2017