On connaissait le Prosecco, vin blanc italien effervescent. Voici PROSEco, un programme de recherche qui tente d’établir si le modèle économique des plateformes d’échange type Airbnb ou Uber est soutenable pour l’ensemble des parties prenantes. Le second pourrait se révéler aussi pétillant que le premier !
Paul Belleflamme est professeur d'économie à UCLouvain, où il est rattaché au Centre de recherche opérationnelle et d'économétrie (CORE) et à la Louvain School of Management (LSM) . Micro-économiste comme il se définit lui-même, il s’intéresse aux agents économiques et à l’utilisation des technologies numériques, plus particulièrement les conséquences de leur usage pour les acteurs économiques. Normal donc de trouver les stratégies des plateformes digitales au centre de ses préoccupations. « Ces plateformes sont des intermédiaires qui facilitent les interactions entre différents agents économiques, précise-t-il. Le plus souvent des acheteurs et des vendeurs mais pas uniquement : Facebook est une plateforme digitale qui favorise du lien social, sert d’intermédiaire entre consommateurs et publicitaires mais la plateforme en tant que telle ne produit rien, c’est un facilitateur. » Un « marché » qui a ses particularités au premier rang desquelles le rôle très actif des consommateurs/utilisateurs. Leurs décisions de comportement dépendent en effet fortement de celles d’autres consommateurs. Sur ces marchés, on consomme d’abord de l’interaction ; y être seul n’a aucun sens.
« Nos choix vont être guidés en partie par ce qu’on imagine que d’autres vont choisir. Les consommateurs prennent des décisions en essayant d’anticiper les effets de ces décisions sur le comportement d’autres agents économiques. C’est pourquoi, dans nos analyses, nous utilisons souvent les outils de la théorie des jeux qui permet d’analyser des problèmes de décision multi-personnels, explique Paul Belleflamme. »
Autre caractéristique très importante de cette économie : elle produit une foule de données. Une aubaine pour les chercheurs qui peuvent ainsi vérifier si leurs théories tiennent la route.
Economie de partage
C’est dans ce contexte de recherche que Paul Belleflamme et sept collègues de l’UCLouvain et l’UNamur ont imaginé un projet d’action de recherche concertée (ARC – lire l’encadré) sur les plateformes de partage : PROSEco (Platform Regulation and Operations in the Sharing Economy). « Le terme est un peu galvaudé, s’excuse presque Paul Belleflamme, le porte-parole du projet. On cite toujours les exemples d’Airbnb et Uber mais où est le partage ? Des détenteurs de biens et services (une voiture, un appartement) en partagent l’utilisation. La plateforme intervient en tant qu’intermédiaire pour faire coïncider les besoins des uns et des autres. D’une certaine manière cela a toujours existé ; c’est l’offre et la demande. » Ce qu’il y a de neuf, ce sont les progrès technologiques qui ont permis la rencontre de l’une avec l’autre de manière rapide, sûre et à bas coût. Pensons au ‘calvaire’ que devait endurer hier un autostoppeur et la facilité avec laquelle une plateforme comme Blablacar permet aujourd’hui de partager un véhicule.
Mais une telle plateforme devient intéressante à partir du moment où elle est fréquentée et plus elle l’est, plus c’est intéressant. « C’est ici qu’intervient un élément neuf, explique le Professeur Belleflamme : cela ne fonctionne que si vous arrivez aussi à créer de la confiance. C’est ce qu’a réussi Blablacar par exemple et pas certains de ses prédécesseurs qui ont disparu à cause de voyageurs qui ne se présentaient pas au départ, ne payaient pas ou de conducteurs peu scrupuleux. Ce qui doit être partagé, ce ne sont pas seulement des véhicules, mais aussi de la confiance. » En clair, il faut reproduire dans un univers virtuel, entre des anonymes, les mécanismes qu’on établit en général lors de contacts directs, sur le long terme.
Est-ce durable ?
Six jeunes chercheurs (doctorants et post-doc, en économie, droit et recherche opérationnelle) vont être engagés dans le cadre de PROSEco (Voir aussi le blog de Paul Belleflamme) ; ils ont 5 ans pour répondre à une question centrale définie par les promoteurs du projet : le modèle économique de ces plateformes de partage est-il soutenable pour l’ensemble des parties prenantes ? Pour y répondre, les chercheurs vont travailler autour de trois thématiques qui constituent l’ossature du projet : Comment ces plateformes créent-elles et distribuent-elles de la valeur ? Comment concevoir des systèmes de notation et d’examen efficaces et équitables (le fameux problème de la confiance…) ? Quels sont les impacts des politiques de prix utilisées sur ces plateformes ?
« Prenons l’exemple d’Uber, explique Paul Belleflamme. Sa valorisation boursière est élevée mais l’entreprise ne dégage aucun bénéfice. Pour y arriver, elle doit encore grandir car une plateforme de ce type n’a de sens que si elle est très fréquentée : ne disposer que de quelques chauffeurs dans quelques villes ne sert à rien. Il faut donc qu’elle élimine la concurrence. C’est là-dessus que parient les investisseurs. Pour l’instant, l’entreprise ne crée donc de la valeur que pour les utilisateurs (c’est plus performant qu’un réseau de taxis), pas pour les investisseurs, ni pour les chauffeurs qui souvent s’estiment mal payés, sans vrai statut. » Ce modèle est-il soutenable à terme pour toutes les parties prenantes, pour l’ensemble de la société ? Remarquons que l’équipe de promoteurs compte des juristes car beaucoup de questions juridiques se posent, notamment quant au statut des personnes qui travaillent pour ces plateformes et sur l’utilisation des données qu’elles génèrent. Rien, d’ailleurs, ne dit que ces modèles seront encore en place tel qu’aujourd’hui au terme de la recherche. Airbnb commence à construire ses propres logements (façon d’éliminer les propriétaires, ceux pour qui, soumis aux mêmes lois que l’hôtellerie ou à des restrictions et taxes, le système va perdre de sa valeur) tandis qu’Uber songe à des flottes de voitures autonomes (là aussi, façon d’éliminer le maillon faible coûteux, les chauffeurs au statut menacé).
Henri Dupuis
Les ARCLes Actions de Recherche Concertées sont une initiative de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour favoriser l’émergence de nouvelles équipes interdisciplinaires. Elles visent au développement de centres universitaires ou interuniversitaires d’excellence en recherche fondamentale dans des domaines considérés comme prioritaires par les académies universitaires. Après déclaration d’une manifestation d’intérêt, les promoteurs sélectionnés doivent remettre un dossier qui explique le projet, le budget, les actions de diffusion, etc. et le défendre devant le Conseil de la Recherche et des lecteurs externes. Les ARC s’étendent en principe sur 5 ans et sont dotées d’un financement important permettant l’engagement et le travail de plusieurs chercheurs sur cette durée. |
Coup d'oeil sur la biographie de Paul Belleflamme
« C’est un peu par élimination que j’ai choisi l’économie, note Paul Belleflamme. Dans la famille, le droit et la médecine étaient déjà pris. Et comme je n’étais ni 100% sciences dures ni 100% sciences humaines, j’ai trouvé que l’économie était un bon compromis. Il y a ce côté intermédiaire entre les deux car on fait finalement beaucoup de mathématiques et de modélisation mais en même temps, on peut communiquer sur des questions du quotidien. L’économie c’est la science des choix. Il faut comprendre comment on pose ces choix qui sont toujours contraints. »
Va donc pour un master en économie, accompli à l’UNamur (1991), ainsi que sa thèse de doctorat (1997). Paul Belleflamme est également titulaire d'une maîtrise en économie de l'Université Columbia (1992). En 1998, il a été chargé de cours en économie à l’Université Queen Mary de l’Université de Londres. Depuis septembre 2002, il est professeur d'économie à l’UCLouvain.
Paul Belleflamme a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées en économie et est, avec Martin Peitz, l'auteur de Industrial Organization: Markets and Strategies (Cambridge University Press, 2010 et 2015). Il enseigne des cours dans le domaine de l'organisation industrielle, avec une attention particulière pour l'économie numérique.