Big data : cartographier les pulsations d’un territoire

Le big data, ces données massives générées par l’utilisation des nouvelles technologies, servent le marketing pour sûr mais pas que ! La recherche en bénéficie largement aussi, notamment dans le domaine de l’aménagement du territoire. Isabelle Thomas, Fellow Award 2019 de la Regional Science Association International (RSAI), en est une belle illustration.

« Ce qui me passionne ? Comprendre l’espace dans lequel nous vivons à l’aide de données géo-localisées. J’aime observer les régularités et surtout les irrégularités spatiales et les expliquer : où et pourquoi là ? Comprendre et optimiser l’organisation spatiale des activités humaines. L’espace et sa structuration me fascinent tant en ville qu’à la campagne, mais aussi dans les périphéries urbaines. Les enjeux y sont différents mais tout aussi importants. Trouver les outils pour les mesurer et les optimiser me motive. » Rattachée au CORE (Center for Operations Research and Econometrics) du Louvain Institute of Data Analysis and Modeling in economics and statistics (LIDAM) de l’UCLouvain, Isabelle Thomas s’est vue octroyer le « Fellow Award » par la Regional Science Association International (RSAI). Cette directrice de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique (FRS-FNRS) et professeure de géographie à l’UCLouvain où elle assure les cours de géographie économique et de cartographie statistique, est très touchée par cette reconnaissance.

Pour cette géographe curieuse d’interroger la complexité territoriale, les nouvelles données massives (les fameux « big data ») produites par tous les senseurs et App qui nous entourent constituent une nouvelle opportunité pour mesurer la complexité de la réalité géographique. « Je me plonge dans ces nouvelles données avec enthousiasme, mais aussi avec prudence : elles viennent certes enrichir nos connaissances et observations sur des aspects que nous n’observions pas du tout auparavant… Aujourd’hui, on peut toutefois aisément les détourner de leur objectif initial et cartographier les pulsations d’un territoire, minute par minute, comme mesurer les interactions entre personnes (via tweets ou communications téléphoniques par exemple). On obtient ainsi une meilleure connaissance qui peut conduire à une politique d’aménagement du territoire plus adéquate. Mais cela suppose aussi une grille de lecture théorique (modèles et théories) car sans cette grille, nous montrerons simplement que les gens dorment la nuit et bougent le jour ou que les camions sont sur les routes…

Une carrière a-typique

Elle voulait être professeure de langues germaniques, mais s’est ravisée en dernière minute. Après des études en géographie, elle entame un doctorat à l’UCLouvain grâce à un financement du FNRS ; sa thèse portait sur la localisation optimale des bureaux de postes analysés grâce à des modèles issus de la recherche opérationnelle. S’en suit un post-doctorat (toujours au FNRS), avant un passage de cinq ans à l’Etat-Major de la Gendarmerie à Bruxelles. En effet, faute d’un poste académique, elle n’hésite pas et devient collaboratrice scientifique civile dans un milieu à l’époque encore totalement militaire et masculin : la Gendarmerie. « J’ai eu ainsi la possibilité d’analyser les localisations des accidents de la route en Belgique, de mieux comprendre leurs concentrations et de mettre en pratique ce que j’avais étudié dans mon cursus, explique-t-elle. Où mettre les contrôles de police pour diminuer le nombre d’accidents ? J’y ai aussi appris à anticiper les demandes des décideurs et surtout à traduire les résultats scientifiques en conclusions opérationnelles. Ce sont là des choses qui sont aujourd’hui indispensables à la construction de projets scientifiques mais aussi dans ma démarche pédagogique. Par la suite, j’ai ensuite eu la grande chance d’obtenir un poste permanent au FRS-FNRS à l’UCLouvain ».

Isabelle Thomas soutient ensuite une seconde thèse, dite d’agrégation – un titre qui a disparu depuis mais qui correspondait à une thèse basée sur dix articles scientifiques. Son sujet : le lien entre les localisations d’activités humaines et les réseaux de transport. « Les colloques de sciences régionales me permettent de rencontrer économistes et planificateurs, théoriciens et hommes de terrains, poursuit la chercheuse. La géographie est par définition une science à la croisée des disciplines, entre « sciences humaines » et « sciences dures ». J’ai eu la grande chance de bénéficier de projets de recherche divers et variés, me permettant de me pencher sur un grand nombre de sujets sociétaux dans les régions urbaines, rurales, ou périurbaines. Citons par exemple les avantages et risques de l’usage du vélo dans la navette de travail, les prix et conditions de logements en Belgique, les échanges téléphoniques, etc. J’ai surtout eu la chance de faire de belles rencontres avec des chercheurs ouverts au dialogue interdisciplinaire : j’ai ainsi pu naviguer à la frange d’autres domaines au gré des contrats de recherche et des colloques, me conduisant à publier avec des économistes, des ingénieurs, des physiciens, des médecins. Quelle richesse ! Même si ce n’est vraiment pas facile car chaque discipline a ses codes, son jargon, sa manière de penser, d’écrire et de publier. Le tout est d’avoir un sujet fédérateur et des collègues mus par ce même désir de comprendre l’autre et d’aller plus loin, ensemble. »

Des recherches reconnues par ses pairs

La Regional Science Association International (RSAI) existe depuis 1954 et regroupe des associations de sciences régionales nationales et supranationales ; elle rassemble aujourd’hui plus de 4.500 chercheurs et décideurs de différentes disciplines intéressés par les impacts régionaux de processus souvent plus vastes (nationaux ou globaux) et de nature économique, environnementale ou encore sociale. Cette association organise nombre de séminaires et conférences et est à l’initiative de plusieurs revues scientifiques reconnues. Chaque année, l’Association met à l’honneur un ou plusieurs chercheurs qui se sont démarqués dans leur carrière par un engagement scientifique fort en sciences régionales. Depuis 2002, 88 chercheurs ont ainsi été récompensés. Isabelle Thomas est la troisième francophone et la huitième femme à recevoir un Fellow Award.

« Pour ce prix, on ne postule pas, explique la chercheuse. On est choisi par ses pairs. » Sa production scientifique, son investissement dans l’ERSA (la branche européenne de l’association), sa curiosité et son parcours atypique ont sans nul doute influencé la décision de la RSAI.

La Belgique est et restera pour Isabelle un terrain d’étude idéal pour lequel ces nouvelles données révèlent, voire confirment, des frontières explicites et implicites qui rappellent la complexité du pays. Même si les « big data » sont en vogue, Isabelle Thomas insiste sur le fait qu’on ne peut laisser parler les données par elles-mêmes. « Je sors d’une conférence dans laquelle je présentais un papier intitulé « Data boulimia, theory anorexia in quantitative geography? » : ce titre provocateur visait à montrer par plusieurs exemples que sans maîtriser données et théories on arrive à conclure à des contrevérités spatiales.

Marie Dumas

LIENS : 
THOMAS I., ADAM A., VERHETSEL A. (2017) Migration and commuting interaction fields: A new geography with a community detection algorithm? e-Belgeo, 2017: 4 
https://journals.openedition.org/belgeo/20507
ADAM A., DELVENNE JC, THOMAS I. (2017), Cartographies des champs d’interaction dans et autour de Bruxelles :  migrations, navettes et téléphonie mobile.  Brussels Studies, n° 118 
https://journals.openedition.org/brussels/1592

Isabelle Thomas  

 

Publié le 24 octobre 2019