Voilà un moment que les chercheurs tentent de mettre hors-jeu un acteur clé de la survie et la multiplication des cellules tumorales. Sans grand succès. Mais aujourd’hui, une équipe de chercheurs menée par l’UCLouvain a trouvé un moyen complètement inédit d’y parvenir.
D’une manière ou d’une autre, toute cellule a besoin de « respirer ». C’est-à-dire absorber les gaz et/ou nutriments nécessaires à sa survie. Dans cette optique, les cellules cancéreuses d’une tumeur solide[1] peuvent être classées en deux grandes catégories :
- Les cellules oxydatives sont à la périphérie et à la surface de la tumeur. Elles respirent grâce à l’oxygène transporté par les petits vaisseaux sanguins qui irriguent ladite tumeur.
- Les cellules glycolytiques sont à l’intérieur de la tumeur. Leur accès au sang – et donc à l’oxygène – étant limité, elles doivent respirer autrement. Pour ce faire, elles utilisent et transforment du glucose (sucre).
Une symbiose métabolique
La lactate déshydrogénase (LDH) est une enzyme a priori exprimée par toutes les cellules tumorales. Et pour cause : elle joue un rôle fondamental dans leur métabolisme. En effet, la LDH participe à la transformation du glucose en substances qui permettent aux cellules – même celles situées au cœur de la tumeur – de respirer. « D’un point de vue biochimique, c’est un système de symbiose métabolique assez remarquable ! », explique le Pr Raphaël Frédérick, responsable du laboratoire de chimie médicinale (CMFA) de l’UCLouvain. « Cellules oxydatives (périphériques) et cellules glycolytiques (internes) s’échangent du lactate, un dérivé du glucose transformé par la LDH. Ce qui leur permet à toutes de vivre, de fonctionner et, le cas échéant, de se reproduire. »
Une cible compliquée à inhiber
Vu le rôle fondamental joué par cette enzyme, de nombreux chercheurs veulent inhiber la LDH. Le but : l’empêcher d’opérer. Et, ainsi, priver les cellules tumorales de leur respiration. Hélas ! La LDH s’est révélée être une cible difficile. « Certaines molécules peuvent inhiber la LDH », précise le Pr Frédérick. « Le problème, c’est que ces molécules ne sont pas spécifiques à la LDH. Elles inhibent d’autres enzymes, notamment dans les cellules saines. Par conséquent, ces inhibiteurs provoqueraient des effets secondaires chez le patient. »
Un groupe de chercheurs belges a donc opté pour une autre approche, très peu explorée jusqu’ici : cibler le site de tétramérisation de LDH, c’est-à-dire le site d’assemblage de cette enzyme composée de 4 unités.
Changer de site et casser le tétramère
Certaines enzymes font leur travail grâce à une seule unité; elles forment des monomères. La LDH, elle, est un tétramère ; elle a besoin de former un ensemble de 4 unités pour être active. « Nous nous sommes donc intéressés au site de tétramérisation. C’est-à-dire l’endroit, le moment et la façon dont la LDH s’assemble. L’idée est de “casser” le tétramère, voire d’empêcher qu’il ne se forme. Dans les deux cas, la LDH, inactive, serait incapable de jouer son rôle métabolique. Ce qui priverait les cellules tumorales de leur respiration. »
De nouveaux outils pour une recherche multidisciplinaire
Mais avant d’imaginer une molécule capable de réaliser ce travail de sabotage, les chercheurs ont d’abord dû comprendre comment le tétramère de LDH se forme. Pour ce faire, ils ont notamment utilisé un appareil de résonnance magnétique nucléaire (RMN) et la thermophorèse à microéchelle, un instrument d’optique très perfectionné. « Ces instruments permettent d’étudier et d’analyser les interactions à l’échelle moléculaire », explique le Pr Frédérick. « Pour nous, chimistes, il s’agissait de nouveaux outils. Mais c’est toute la beauté de cette étude, à la fois multicentrique (voir encadré) et multidisciplinaire. Léopold Thabault, le jeune chercheur et premier auteur de l’article paru récemment[2] sur cette recherche, a ainsi travaillé avec des collègues chimistes, pharmaco-oncologues et des biophysiciens. »
Une molécule prometteuse ?
Après avoir mis en évidence la formation du tétramère de la LDH, les chercheurs ont trouvé une première molécule[3] aux effets prometteurs. Leur résultats sont publiés dans The Journal of Medicinal Chemistry. « In vitro, elle gêne beaucoup la respiration des cellules tumorales », commente le Pr Frédérick. « Mais il est encore trop tôt pour affirmer que notre molécule a un effet notable sur leur survie et, a fortiori, leur prolifération. Nous devons l’étudier davantage, comprendre exactement ses mécanismes d’action et vérifier dans quelle mesure nous pourrions l’améliorer et optimiser ses effets. » Pour, peut-être, ouvrir une nouvelle voie thérapeutique contre le cancer.
Un projet, plusieurs financements
Le projet « LDH disruptor » est un projet de recherche multicentrique, financé notamment par le Télévie. Il rassemble deux équipes de l’UCLouvain (équipes des Prs Raphaël Frédérick et Pierre Sonveaux), des chercheurs de l’UNamur, de l’ULiège et de la VUB. Les autres financements proviennent du FNRS (qui a notamment permis l’achat de la thermophorèse à microéchelle), de la Fondation contre le Cancer (qui a financé l’appareil de RMN), d’un ERC Starting Grant et d’un ARC de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Candice Leblanc
Vidéo portrait Raphael Frédérick :
Coup d’œil sur la bio de Raphael Frédérick
Raphaël Frédérick est professeur de chimie médicinale à l’UCLouvain. Il est vice-président du Louvain Drug Research Institute (LDRI) et responsable du Medicinal Chemistry Research Group. Il est aussi chercheur associé honoraire FNRS. Il est titulaire d’un master en chimie et d’un doctorat en Sciences pharmaceutiques, obtenus à l’Université de Namur en 2006. Chercheur à l’UNamur entre 2007 et 2013, il rejoint l’UCLouvain en 2013 pour y enseigner et poursuivre ses recherches en chimie médicinale.
Coup d’œil sur la bio de Léopold Thabault
Léopold Thabault effectue sa thèse de doctorat au Medicinal Chemistry Research Group du LDRI, grâce un mandat d’aspirant FNRS. Il est titulaire d’un Master en sciences pharmaceutiques, obtenu en 2016 à l’UCLouvain. La même année, il a reçu le prix Nedeljkovic récompensant le meilleur cursus universitaire.
[1] On oppose généralement les tumeurs solides qui apparaissent et se développent dans un tissu (organe, graisse, os, etc.) et les cancers dits liquides qui affectent les cellules sanguines (leucémies ou lymphomes).
[2] Thabault et al., Interrogating the Lactate Dehydrogenase Tetramerization Site Using (Stapled) Peptides in “Journal of Medicinal Chemistry”, 6 avril 2020.
[3] Il s’agit d’un peptide, une molécule constituée par un nombre restreint d’acides aminés.