De l’utilité d’enzymes qui font le ménage

Une équipe Welbio de l’Institut de Duve, vient de publier les résultats d’une recherche de longue haleine qui permettent d’expliquer deux maladies métaboliques congénitales caractérisées par un défaut de neutrophiles (globules blancs). Et d’envisager un nouveau traitement.

Nos cellules sont le siège d’une série impressionnante de réactions chimiques –le métabolisme intermédiaire- qui se déroulent grâce, notamment, à la présence de catalyseurs que sont les enzymes. Un ensemble précis de réactions –une voie métabolique- permet ainsi de transformer une molécule en une autre, de convertir des aliments en composés utiles. Un exemple bien connu de voie métabolique est la glycolyse, ensemble de dix réactions enzymatiques différentes qui permet d’extraire l’énergie dont notre corps a besoin à partir du glucose (sucre).

Chez la plupart d’entre nous, ce métabolisme se passe bien, mais il peut arriver que la machine se grippe. C’est le cas lorsqu’un gène qui code une enzyme qui intervient dans ces réactions a muté. La chaîne de fabrication est alors interrompue (l’enzyme mal codée est inactive). En amont de ce maillon faible, des substances –des déchets- s’accumulent donc tandis qu’en aval, il y a déficit en la substance finale. Ces maladies, ces erreurs innées du métabolisme comme on les appelle, sont le terrain de recherche de Maria Veiga da Cunha et de Guido Bommer, tous deux chercheurs qualifiés FNRS au sein de l’Institut de Duve, ainsi que d’Emile Van Schaftingen, Professeur émérite à la Faculté de Médecine de l’UCLouvain travaillant dans le même institut.  Ces recherches leur ont permis aujourd’hui d’expliquer -voir la publication dans PNAS(1)- deux maladies, des neutropénies congénitales, qui se caractérisent par un défaut de neutrophiles, nos principaux globules blancs… et de proposer un possible traitement.

Une longue tradition

Cet aboutissement s’inscrit en fait dans une longue tradition de recherche dans laquelle Christian de Duve a lui-même joué un rôle important. Une de ces maladies métaboliques, la glycogénose de type 1, a en effet été décrite dans les années 1940 par un couple de chercheurs américains, Carl et Gerty Cori, lauréats conjoints du Prix Nobel de médecine en 1947. Ils montrent que la maladie est due à une déficience en une enzyme très importante dans notre métabolisme, responsable de la production de glucose : la glucose-6-phosphatase (G6PC1). C’est dans ce laboratoire de l’université de Saint-Louis qu’un jeune chercheur, Christian de Duve –qui deviendra à son tour lauréat du Prix Nobel en 1974-, effectue alors un séjour post doctoral, étant à l’époque désireux de comprendre comment l’insuline agit sur le métabolisme du glucose.   
Une fois rentré à Louvain, Christian de Duve et son jeune collaborateur Géry Hers –qui sera à son tour le patron d’Emile Van Schaftingen- montrent que cette fameuse enzyme est associée au réticulum endoplasmique.

Il existe deux glycogénoses de type 1…

Entretemps, différents chercheurs, dont Géry Hers, avaient constaté qu’il existait deux formes de glycogénose de type I. Les malades atteints de cette maladie présentent en effet des symptômes bien caractéristiques: de l’hypoglycémie, une surabondance d’acide lactique et une hypertrophie du foie et des reins due à une accumulation dans ces organes de glycogène -un glucide stocké qui devient du glucose quand l’organisme en a besoin. Quatre fois sur cinq ils présentent un déficit en glucose-6-phosphatase, mais une fois sur cinq environ, l’activité glucose-6-phosphatase mesurée dans des biopsies de foie est tout à fait normale! On parlera désormais de glycogénose de type Ia ou de type Ib suivant que l‘activité de la glucose-6-phosphatase est déficiente ou non. Mais où est alors le problème dans la glycogénose de type 1b ?

Le réticulum endoplasmique (où se trouve G6PC1) est entouré d’une membrane qui n’est pas franchissable par les molécules polaires. Sauf s’il existe une protéine transporteuse adéquate qui aide à franchir cette barrière. C’est le cas ici. L’enzyme G6PC1 catalyse la réaction d’hydrolyse du glucose-6-phosphate en D-glucose, mais cette réaction –primordiale pour que notre foie puisse fournir le glucose dont notre cerveau a besoin- a lieu à l’intérieur même du réticulum endoplasmique alors que le glucose-6-phosphate est formé dans le cytosol de la cellule. Pour que la conversion du glucose-6-phosphate en glucose ait lieu, il faut donc qu’un transporteur fasse pénétrer le glucose-6-phosphate dans le réticulum.  L’existence de ce transporteur est postulée dans les années 1970 par un groupe américain. Il ne sera cependant identifié qu’en 1997… par Emile Van Schaftingen et ses collaborateurs. Et les chercheurs louvanistes montrent que les patients souffrant de glycogénose de type Ib ont leur transporteur de G6P qui a muté. La réaction de conversion du glucose-6-phosphate en glucose ne peut donc pas s’enclencher, exactement comme s’il y avait déficience en G6PC1. On explique ainsi sans difficultés les problèmes métaboliques des patients atteints de glycogénose de type Ib. 

L’énigme de la neutropénie

Il restait cependant un problème ! Les cliniciens ont  en effet repéré dès les années ’60 une autre différence importante entre les patients atteints de glycogénose de type Ia et Ib : ces derniers souffrent en plus de problèmes de neutropénie, c’est-à-dire un manque de neutrophiles, principaux globules blancs qui nous permettent de nous défendre contre les bactéries. D’où, bien sûr, des problèmes récurrents d’infections. Cette neutropénie ne s’expliquait cependant pas par les problèmes de conversion de glucose-6-phosphate en glucose évoqués plus haut. Un mystère qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.

… et trois enzymes G6PC ! 

Entretemps le séquençage de notre génome avait permis des avancées majeures, dont le fait que notre glucose-6-phosphatase n’est pas unique, il en existe trois versions (ou plus précisément, il existe trois gènes différents qui codent trois protéines qui se ressemblent) : G6PC1, G6PC2 et G6PC3. Cette dernière a intéressé nos chercheurs car si elle ressemble à G6PC1, elle a une activité nettement plus faible sur le glucose-6-phosphate. En outre, si G6PC1 s’exprime dans le foie et le rein, G6PC3 est présente dans tous les tissus… comme le transporteur de glucose-6-phosphate. Chose particulièrement intéressante, quand cette enzyme est déficiente, il n’y a pas de problème de métabolisme (accumulation de glycogène dans le foie et le rein) mais bel et bien un problème de neutropénie ! Comme dans la glycogénose de type Ib.

C’est ce qui amené l’équipe de l’Institut de Duve à reprendre ses recherches dans le but d’élucider ce phénomène avec l’idée que G6PC3 et le transporteur de glucose-6-phosphate servaient sans doute à détruire une molécule encore inconnue, qui serait toxique pour les neutrophiles. Cette molécule inconnue serait transportée à l’intérieur du réticulum endoplasmique par les transporteurs du glucose-6-phosphate et ensuite hydrolysée par G6PC3.

Des enzymes qui font le ménage

Mais quelle était cette molécule ? Certains détours peuvent être très fructueux ! Après ses découvertes de 1997, l’équipe de l’Institut de Duve a travaillé sur d’autres maladies métaboliques que celles qui nous occupent. Cela lui a permis de faire la découverte surprenante d’enzymes qui « font le ménage »  dans le métabolisme intermédiaire. On lit dans tous les livres de biochimie que les enzymes des grandes voies métaboliques sont très spécifiques c’est-à-dire qu’elles ne produisent que leur produit physiologique, sans déchets. Mais la réalité est différente : toutes ces enzymes font de petites quantités de déchets dont certains sont toxiques pour l’organisme. Pour éviter cette toxicité, - et c’est là une contribution importante de notre équipe louvaniste - la nature a inventé des enzymes dites de réparation métabolique qui éliminent ces produits toxiques en les métabolisant. Jusqu’à aujourd’hui, l’équipe louvaniste a identifié une dizaine d’enzymes de ce type… parmi lesquelles notre fameuse G6PC3.

Et le coupable  est …

Mais si G6PC3 est une enzyme de réparation, que répare-t-elle ? On a vu qu’elle hydrolyse mal le glucose-6-phosphate. D’où l’idée d’essayer de trouver une substance qui serait un bon substrat pour G6PC3 et, rappelons-le, pourrait être transportée par le transporteur du glucose-6-phosphate.
Et c’est ce que Maria Veiga da Cunha, Guido Bommer et Emile Van Schaftingen ont trouvé : le 1,5-anhydroglucitol-6-phosphate (1,5 AG6P), un dérivé formé par phosphorylation de 1,5-anhydroglucitol, un analogue du glucose que nous avons tous dans le sang et qui est apparemment inutile. Nos trois chercheurs ont montré que si l’enzyme de réparation G6PC3 ne joue pas son rôle, ne fait pas le ménage, ou si le transporteur de G6PT ne joue pas le sien,  le 1,5-anhydroglucitol-6-phosphate s’accumule dans les neutrophiles et leur pose problème en bloquant le métabolisme du glucose.
Des analyses réalisées sur des malades souffrant de déficience en G6PC3 et G6PT ont ainsi montré que leurs neutrophiles contiennent des concentrations d’1,5AG6P qui sont au moins 1000 fois supérieures à celles trouvées chez des sujets sains.  

Traitement en vue ?

Pour traiter les malades, il faudrait abaisser la concentration de 1,5AG6P  dans leurs cellules en diminuant  la concentration sanguine de 1,5-anhydroglucitol, la molécule à partir de laquelle il est formé. Pourrait-on y arriver en supprimant le 1,5-anhydroglucitol de l’alimentation ? Pas simple, parce qu’il est présent dans presque tous les aliments. La solution est sans doute un médicament utilisé pour combattre le diabète qui inhibe le transport du glucose du rein vers le sang et provoque une perte de glucose dans les urines. Ce médicament cause aussi une perte de 1,5-anhydroglucitol dans les urines et abaisse donc fortement sa concentration dans le sang. Comme nos chercheurs l’ont montré, il restaure un taux de neutrophiles normal chez des souris déficientes en G6PC3 ! Des essais cliniques doivent évidemment être réalisés avant de pouvoir confirmer l’efficacité de ce traitement chez l’homme. Mais si c’était le cas, il aurait l’avantage sur les traitements actuels d’être moins onéreux, moins fréquents et surtout moins douloureux pour les patients et présentant sans doute moins d’effets secondaires.

Henri Dupuis
 

Coup d'oeil sur les bio

De gauche à droite: Emile Van Schaftingen, Maria Veiga da Cunha et Guido Bommer

Emile Van Schaftingen

S’il a un temps hésité à entreprendre des études de physique, Emile Van Schaftingen a fini par se diriger vers la médecine (diplômé en 1978 de l’UCLouvain). Mais déjà dans un but précis : la recherche. Dans laquelle il se lance dès qu’il en a l’occasion. Le hasard veut que ce soit au sein de l’équipe de Géry Hers, élève de Christian de Duve, où, comme il l’avoue lui-même, il sera vite contaminé par les problèmes de métabolisme intermédiaire sur lesquels travaillait son mentor.  Agrégé de l’enseignement supérieur en 1985, il enseignera la biochimie en faculté de médecine jusqu’à son éméritat intervenu en 2018 tout en assurant la direction de l’Institut de Duve depuis 2004. 

Maria Veiga da Cunha

Après des candidatures au sein de l’Institut supérieur d’agronomie de l’université technique de Lisbonne, Maria Veiga da Cunha termine ses études d’ingénieur agronome (1986) à l’UCLouvain. En 1990, elle est docteur en sciences de l’université d’Oxford avec une thèse en microbiologie sur le métabolisme  bactérien. Elle a rejoint l’Institut de Duve  en 1992. Passionnée par le métabolisme, cela fait plus de 25 ans qu’elle travaille dans ce domaine en collaboration avec Emile Van Schaftingen. Elle est depuis 2000 chercheuse qualifiée du FNRS.

Guido Bommer

Guido Bommer accomplit sa formation de médecin à l’université Ludwig-Maximilians de Munich (2001). Il entame alors une spécialisation en gastro-entérologie, toujours  à Munich. Il bifurque vers la recherche à l’occasion d’un séjour à l’université d’Ann Arbor, aux USA.  Muni d’un doctorat en sciences Biomédicales obtenu à l’UCLouvain en 2009, il fonde une équipe à l’Institut de Duve pour y étudier certains aspects du contrôle du métabolisme, plus particulièrement le rôle de microARNs dans ce contrôle. Chargé de cours au département de biochimie, il est également chercheur qualifié au FNRS. Il vient récemment d’obtenir un grant ERC. 
 

 

Publié le 29 janvier 2019