Des huiles contre les insectes

Au moment où les scientifiques lancent un cri d’alarme face à la disparition accélérée des insectes, il peut paraître étonnant d’exposer les résultats de recherches visant … à les détruire. Mais la lutte contre certaines espèces reste une obligation économique et alimentaire. Le tout est d’arriver à les supprimer de manière éco-responsable, par exemple en utilisant des huiles essentielles.

« Nous avons commencé à travailler sur la protection des stocks de grains il y a quelques années, lors d’une collaboration avec le Cameroun, se souvient le professeur Thierry Hance, directeur du laboratoire Elib (Ecology of interactions and biological control) de l’UCLouvain et membre de Louvain4Evolution. Là-bas, la saison sèche peut durer de 6 à 8 mois et elle a tendance à s’allonger, ce qui conduit à des problèmes de soudure entre deux récoltes. Pour y remédier, les paysans stockaient les grains dans des silos en terre où proliféraient les insectes qui détruisaient une part non négligeable des récoltes. »

Comment les empêcher de nuire ? Les partenaires camerounais du projet se sont souvenus que les paysans utilisaient jadis des plantes pour éliminer les insectes, alternant dans les silos des couches de feuilles et de grains. Une tradition qui s’est perdue avec l’arrivée des insecticides de synthèse. « Cela se faisait à la mode africaine si j’ose dire, explique le professeur Hance. Les paysans recevaient des petits sacs d’insecticide sans notice, sans mode d’emploi. D’où, bien sûr, des accidents. Il fallait donc trouver un autre moyen pour éloigner les insectes ». Une enquête a tout d’abord été menée auprès des anciens afin de répertorier les plantes qu’ils utilisaient. L’une d’entre elles en particulier - le poivre noir d’Ethiopie - s’est révélée prometteuse. Les chercheurs de l’UCLouvain et de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) ont donc entamé l’extraction des huiles essentielles de cette plante et ont étudié les meilleurs moyens de les utiliser pour protéger les récoltes. Avant de céder le relais aux Camerounais.

En wallonie aussi

L’expérience camerounaise s’est soldée par un succès qui a intéressé la Région Wallonne et l’entreprise belge Biosix spécialisée dans le stockage de grains : elles ont décidé de co-financer des recherches pour développer un produit similaire utilisable chez nous. C’est le projet Oilprotect qui en est à mi-parcours. L’équipe du Professeur Hance est le promoteur de ce programme réalisé en collaboration avec des laboratoires de l’ULB et de Gembloux Agro-Bio Tech. Le stockage des grains, qui se prolonge en moyenne un an, est en effet une pratique courante en Wallonie. Les silos à grains deviennent alors le repaire de champignons, d’acariens et d’insectes, au premier rang desquels les charançons (Sitophilus granarius), les silvains (Oryzaephilus surinamensis) et autres capucins des grains (Rhyzopertha dominica). Tout un petit monde qui cause des dégâts importants. S’en débarrasser est une obligation économique et alimentaire et, pour ce faire, il n’existe à l’heure actuelle que deux méthodes. « L’idéal, explique Sébastien Demeter, responsable du projet au sein du laboratoire Elib, c’est évidemment de travailler sur le type de stockage. Il existe aujourd’hui des silos où la température est maintenue sous 10°C, ce qui interdit toute activité et reproduction des insectes. Mais cela est coûteux. Presque tous les stockeurs de grains ont donc recours à des insecticides de synthèse très toxiques comme la deltaméthrine qui agit comme neurotoxique. Quelques gouttes -40 ml- de ce produit par tonne de grains suffisent pour protéger une récolte pendant une année. » Mais cet insecticide est dans le collimateur du législateur européen vu sa toxicité ; il faut donc lui trouver un substitut… aussi efficace mais naturel et, bien sûr, non toxique pour les êtres humains. Et pourquoi pas une huile essentielle ?

Chercher des végétaux qui peuvent jouer le rôle de bio-insecticide est une évidence : au cours de l’évolution, les plantes ont appris à se défendre contre les insectes. Suite à des mutations, certaines ont sans doute cessé de dégrader des métabolites secondaires et les ont stockés dans des vacuoles. Si ces substances se révèlent toxiques ou répulsives pour des insectes, les plantes qui ont développé cette ‘anomalie’ se sont donc vraisemblablement mieux reproduites que celles qui en étaient dépourvues. Les chercheurs ont donc d’abord travaillé sur des bases de données d’huiles existantes pour en sélectionner une dizaine dont ils ont estimé intéressant le rapport coût /efficacité. L’équipe du professeur Hance s’est ensuite attelée à chercher comment agissent les huiles essentielles, ou des mélanges de ces huiles, en privilégiant la piste de l’action sur l’octopamine des insectes, un neurotransmetteur, c’est-à-dire une molécule qui assure le contact entre deux neurones différents en vue de la transmission de l’influx nerveux. Fait intéressant, ce neurotransmetteur existe chez les insectes mais pas chez les vertébrés, donc pas chez les humains. Les huiles essentielles qui bloquent ce système de transmission n’ont donc pas d’influence sur notre système nerveux.   

Symbiose

Les chercheurs louvanistes s’intéressent aussi à d’autres modes d’action des huiles essentielles, sur des bactéries qui vivent en symbiose avec les insectes. Un travail que vient d’entamer François Renoz suite à sa thèse de doctorat. « J’ai étudié les relations entre des bactéries et les pucerons. Ceux-ci abritent en effet des bactéries symbiotiques dites obligatoires parce qu’elles fabriquent des acides aminés essentiels à la survie de l’insecte mais que celui-ci ne trouve pas dans son milieu de base, en l’occurrence la sève végétale dont il se nourrit. Si on supprime la bactérie, le puceron ne peut se reproduire et meurt. » Encore fallait-il parvenir à étudier de telles bactéries. Le chercheur a utilisé une voie de traverse : les pucerons abritent aussi d’autres types de bactéries symbiotiques, dites facultatives cette fois, car elles ne sont pas essentielles à la survie de l’insecte mais peuvent lui conférer des bénéfices dans des situations écologiques spécifiques. « Nous avons eu la chance d’isoler en milieu artificiel une de ces bactéries facultatives, appelée Serratia symbiotica, explique le chercheur, alors que la plupart de ces bactéries ne sont pas cultivables en milieu artificiel. Grâce à cela, j’ai pu étudier son impact sur le système immunitaire du puceron ou les outils dont elle dispose pour infecter efficacement un nouvel hôte. »

Vue d’un puceron avec ses bactéries symbiotiques

Le vert correspond aux bactéries symbiotiques obligatoires, Buchnera aphidicola (localisées dans des cellules spécialisées des pucerons appelées bactériocytes).

Le rouge correspond aux facultatives, Serratia symbiotica (localisées dans le tube digestif des pucerons).

Le bleu correspond aux tissus du puceron.

La question est en effet de savoir en quoi elles pourraient représenter un maillon faible. Les symbiotes obligatoires par exemple sont fragiles car localisées uniquement dans des structures particulières et parce qu’elles sont dégénérées du fait de leur spécialisation. Les stress environnementaux peuvent donc avoir un impact négatif sur elles.

Mais revenons à nos destructeurs de grains dans les silos. « Une de nos hypothèses, explique François Renoz, est que les huiles essentielles pourraient être un de ces stress mettant à mal ce maillon faible des insectes ciblés. Pour cela, j’étudie les modes d’action de ces huiles sur l’insecte en général, son système nerveux et digestif mais aussi sur ce partenariat qui peut constituer un maillon faible chez l’insecte. Par exemple, le charançon est associé à un symbionte obligatoire qui a un rôle nutritif et pourrait être impacté par les huiles. Ce serait alors un mode d’action intéressant pour détruire l’insecte. Pour l’instant ce n’est cependant qu’une hypothèse à tester.»

Intraveineuses

Enfin, l’équipe de Thierry Hance s’est attaquée à un autre problème : détruire les insectes grâce à des huiles essentielles non plus dans les silos mais en verger. Une pomme achetée en supermarché a été traitée plus ou moins 40 fois (insecticides, fongicides, etc.), une répétition qui s’explique notamment par le fait que les insectes ont des cycles de vie différents. L’étude, ici, vise à injecter l’huile essentielle directement dans les arbres, à la manière d’une intraveineuse. De ce fait, les huiles essentielles vont se retrouver dans les feuilles des arbres ; les pucerons (sur les pommiers) et les psylles (sur les poiriers) devraient ainsi être soit repoussés, soit détruits. La difficulté est de sélectionner des huiles essentielles efficaces mais qui n’endommageront pas les arbres, ne provoqueront ni perte de rendement… ni modification de l’arôme des fruits !


Thierry Hance

Après un baccalauréat en biologie à l'Université de Namur, Thierry Hance a obtenu son diplôme de maîtrise à l'Université catholique de Louvain, en zoologie, avec une spécialisation en écologie (1982). Il a mené sa thèse à la même université sur la comparaison expérimentale de deux systèmes proie-prédateur (1988). Par la suite, il a effectué un séjour postdoctoral dans une station de recherche agricole au Canada (Québec), où il a travaillé sur la résistance au froid des parasitoïdes des œufs de coléoptères.

À son retour en Belgique, il a d'abord occupé un poste permanent de chercheur au Fonds national de la recherche scientifique avant de devenir professeur à l'Université catholique de Louvain en 1996. Il a depuis développé une série de thèmes de recherche axés sur l'écologie des interactions. Il a également développé une expertise dans la surveillance des populations de moustiques. Plus récemment, il a développé un nouveau sujet de recherche sur la relation entre les bactéries endosymbiotiques et les insectes suceurs de plantes. Passionné par la vulgarisation scientifique, Thierry Hance a été, de 1991 à 2014, conseiller scientifique de l’émission « Le Jardin extraordinaire » de la RTBF.

Sébastien Demeter

C’est en Afrique que Sébastien Demeter étrenne son diplôme de master en biologie obtenu à l’UCLouvain en 2008. Au Kenya d’abord, au Rwanda ensuite, où il travaille notamment sur la dispersion des graines : dans quelle mesure des rats de Tasmanie peuvent-ils participer à la régénération d’une forêt en dispersant les graines végétales via leurs déjections ? De retour en Belgique en 2009, il rédige des ouvrages sur la diversité animale et sur des mesures agroenvironnementales pour le compte de la Région wallonne. Il rejoint ensuite l’UCLouvain en 2014 en tant qu’assistant de recherche ; il y est aujourd’hui responsable du programme sur l’utilisation des huiles essentielles en tant qu’insecticide.

François Renoz

François Renoz décroche son bac en biologie à l’UNamur et son master dans la même discipline à l’UCLouvain en 2009. Féru de cinéma et de photographie, il prend le temps de réaliser un master en arts du spectacle à l’ULB, spécialité analyse de films et écritures de scénarios (2011), avant de commencer sa thèse dans le laboratoire du Professeur Hance, thèse consacrée aux relations de symbiose entre insectes et bactéries, qu’il défend en décembre 2017. Il est depuis lors chercheur au sein de ce même laboratoire sous contrat RW DGO6, dans le cadre du programme OILPROTECT.

Publié le 12 mars 2019