Des super-pouvoirs auditifs !

Saviez-vous que la vision a un rôle calibrateur pour localiser des événements dans l’espace ? Mais alors, comment font les personnes aveugles pour localiser un son autour d’elles ? La réponse à cette question risque de vous étonner...

Pour la perception de l’espace, la vision domine

Nous avons tous déjà expérimenté un spectacle de ventriloque. L’illusionniste utilise sa gorge et sa cage thoracique pour émettre des sons, tout en faisant bouger les lèvres d’une marionnette. Et que croit le spectateur ? Que le son vient de la bouche de la marionnette. Plusieurs expériences en laboratoire ont confirmé ce rôle dominant de la vision. Elles consistaient à émettre un son (audio) et un flash (visuel) à deux endroits différents dans une pièce, puis à demander aux participants d’où venait l’événement audio-visuel. Systématiquement, les participants pointent du doigt le flash. “Sur la base de ce genre de travaux est née une théorie qui affirme que la vision est tellement importante pour localiser les événements dans l’espace, qu’elle a un rôle calibrateur des autres sens. C’est la prédominance visuelle sur les autres sens, qui explique ce phénomène. Nous recalibrons généralement l’origine spatiale d’un son avec son origine visuelle car la vision prédomine pour le traitement de l’espace”, détaille Olivier Collignon, neuropsychologue et promoteur d’une intéressante étude doctorale réalisée par Ceren Battal et publiée dans Psychological Science.

Quid des aveugles ?

Au  laboratoire d’Olivier Collignon, qui s’est toujours intéressé au développement de certaines habiletés cognitives ou perceptives chez les personnes privées d’un sens, une question  brûlait les lèvres : quid des aveugles dans le cadre de cette théorie ? Si la vision est si nécessaire et si importante pour développer le sens de localisation des événements dans l’espace, les aveugles sont-ils dépossédés de ce calibrateur ? Ces personnes n’ont-elles pas accès à cet instructeur visuel qui leur explique d’où vient le son ? Si cette théorie de la calibration visuelle est vraie, les aveugles précoces (de naissance) seraient-ils donc tout simplement incapables de localiser des sons ? C’est ce que Ceren Battal a essayé d’observer...

Localiser un son 

La doctorante est partie de cette hypothèse pour son étude comportementale. Elle a présenté à 16 aveugles totaux et 16 voyants de contrôle deux sons entre lesquels elle faisait varier la distance. Il était ensuite demandé aux participants de dire si le deuxième son était plus à droite ou à gauche, plus en haut ou en bas que le premier. Les chercheurs ont utilisé pour cela un système composé de 64 haut-parleurs pouvant stimuler l’environnement sonore assez largement. Ensuite, ils ont analysé l’exactitude de la réponse des participants, tout en diminuant progressivement la distance entre les sons.

Une conclusion étonnante

Ce qu’a observé Ceren Battal défie tous les pronostics : “Contre toute attente”, explique Olivier Collignon, “les aveugles étaient meilleurs à cet exercice que les voyants. A un moment donné, les sons sont tellement proches qu’il devient impossible de dire s’il est plus à gauche/à droite/en haut/en bas. Or, cette distance minimale est plus petite chez les aveugles que chez les voyants”. Non seulement, les personnes privées de la vue depuis leur naissance n’ont pas de problème à localiser les sons dans l’espace, mais en plus, ils y parviennent plus précisément que les voyants. En l’absence de vision, les habiletés auditives semblent donc être plus raffinées car les aveugles doivent compenser l’absence de vision en aiguisant les modalités sensorielles préservées.

Vraiment si innovant ?

Pour Olivier Collignon, cette découverte met fin aux débats préexistants. Et pourtant, n’est-il pas répandu de dire que les personnes privées de certains sens surdéveloppent les autres sens ? “C’est vrai”, répond Olivier Collignon, “mais en ce qui concerne la localisation spatiale, le débat restait vigoureux car le rôle dominant de la vision pour la perception de l’espace laissait présumer qu’en son absence, les aveugles pourraient avoir des problèmes. Il est répandu de dire que les aveugles ont l’oreille absolue, par exemple. Mais ce genre de théorie ne concerne que des expériences où la vision ne joue pas un rôle calibrateur. Pour la perception de l’espace, plusieurs articles précédant notre recherche suggéraient que les aveugles étaient déficitaires pour la localisation spatiale incluant le son.”

Et dans le cerveau, que se passe-t-il ?

Après avoir observé au niveau comportemental comment les aveugles localisent les sons, une autre étude est déjà en cours, en neuro-imagerie cette fois. Que se passe-t-il dans le cerveau des aveugles lors de cette expérience ? “Une des grandes hypothèses serait que les régions qui traitent normalement l’espace visuel (certaines régions du cortex occipital situé à l’arrière du cerveau) s’activent aussi chez les aveugles pour tout ce qui est traitement auditif spatial, en plus du cortex auditif”, répond le neuropsychologue. Mais ce n’est qu’une hypothèse qui sera confirmée ou infirmée très bientôt dans un prochain article.

Une tablette qui réagit au toucher

Le 1er octobre dernier, ce fut le top départ de la participation au projet Multitouch pour deux doctorants de l’UCLouvain. L’un d’entre eux est supervisé par Olivier Collignon qui nous en dit plus sur ce projet.

Dans quel cadre est né ce projet ?

Il s’agit d’un projet européen faisant partie des Actions Marie Sklodowska-Curie (AMSC). Une de ces actions est appelée Innovative Training Network (ITN) et consiste à financer des bourses de doctorat sur un sujet particulier à travers différentes universités européennes. Ensemble, les doctorants européens vont étudier une thématique multidisciplinaire et apporter des solutions innovantes.

Quelles sont les spécialités de l’UCLouvain pour ce projet ?

A l’UCLouvain, deux doctorants ont été sélectionnés pour ce projet : un étudiera la perception des formes et texture tactiles avec le Pr André Moureau, l’autre travaillera sur la perception du mouvement tactile avec moi.

Qu’est-ce que le projet “Multitouch” ?

Aujourd’hui, sans surprise, on interagit de plus en plus avec des écrans dans la vie de tous les jours : pour acheter un ticket de train, payer au magasin, trouver son chemin, etc. Une chose manque encore à nos écrans : le retour tactile ou haptique. Imaginez par exemple que vous touchez un poisson sur votre écran et que vous sentez ses écailles, sa température, l’eau, etc. Imaginez aussi que vous conduisez et que vous voulez changer de fréquence radio, et que sur votre écran, vous sentez les boutons permettant de changer la musique.

Quel est l’intérêt de ce projet ?

Il y a d’abord un intérêt multisensoriel qui rendrait l’expérience plus proche de la réalité. Mais au-delà de cela, il y a un intérêt dans des conditions de faible vision. Si la luminosité est faible ou si vous conduisez, vous pourriez malgré tout utiliser votre écran. Enfin, il y a un intérêt pour les personnes privées de la vision. Jusqu’ici, les aveugles utilisent des logiciels de codage auditif qui lisent à haute voix les menus du téléphone, par exemple. C’est déjà un miracle, mais on pourrait aller plus loin grâce au retour haptique. Les aveugles pourraient sentir les boutons sur leur écran et naviguer de façon agréable et ergonomique.

Cela ouvre à ce public de belles perspectives…

Oui, grâce au retour haptique, on pourrait même imaginer que les aveugles appréhendent l’art. Ils pourraient expérimenter “Le baiser” de Klimt via le toucher plutôt que via une description auditive de ce qui est représenté dans l’oeuvre.

Au niveau européen, quelles autres spécialités seront représentées ?

La collaboration s’établit entre :

  • l’Université de Lille (France) avec des compétences en mécatronique et ingénierie électrique, ainsi qu’en informatique.
  • La Fondazione Istituto Italiano di Tecnologia (Italie) avec des compétences en psychologie et ingénierie neuroscientifique et biomédicale.
  • L’Universitatea Stefan Cel Mare Din Suceava (Roumanie) avec des compétences en informatique et technologie de l’information et des communications.
  • L’UCLouvain (Belgique) avec des compétences en psychophysique et en neurophysiologie.

Quelles sont les perspectives d’avenir de ce projet ?

En mettant en commun toutes ces connaissances académiques, l’Europe espère booster le développement d’une tablette fonctionnant avec le retour haptique. Et pour cela, les universités vont collaborer avec des firmes industrielles, avec, qui sait ?, dans 4 ans, à la fin du projet, un produit commercialisable ?

Lauranne Garitte

 

Coup d’œil sur la bio d'Olivier Collignon

Licencié en neuropsychologie à l’ULg ainsi que titulaire d’un master en sciences cognitives à l’UCLouvain, puis spécialisé en neuroscience cognitive, Olivier Collignon a entrepris une thèse de doctorat à l’UCLouvain sur la problématique de la plasticité cérébrale en cas de cécité. Cette thématique l’a suivi tout au long de son parcours car il a poursuivi avec un post-doctorat au Centre de recherche en neuropsychologie et cognition à l’Université de Montréal. Depuis 2012, il est responsable du groupe de recherche “Crossmodal Perception and plasticity Lab (CPP Lab)” et est professeur associé au “Center for Mind and Brain Science (CIMeC)” de l’Université de Trente. Depuis 2016, il est Chercheur qualifié au FNRS et professeur associé à l’UCLouvain. Ses recherches sont financées par de multiples sources au niveau de l’UCLouvain (ex. le FSR ou Louvain Coopération), par le FNRS (ex. MIS, EOS), ou au niveau européen (ex. l’ERC Grant, ou les actions Marie-Curie). Ses recherches portent sur la question générale : comment une région cérébrale développe-t-elle, maintient-elle et change-t-elle son rôle sensoriel et fonctionnel ?

Olivier Collignon, Visage de la recherche

Publié le 17 décembre 2020