Beaucoup d’idées préconçues circulent sur les joueurs de jeux vidéo. Souvent, elles sont inquiétantes, donnant une image très stéréotypée d’un jeune isolé qui ne s’intéresse qu’à son ordinateur, sa tablette ou son portable. Olivier Servais, chercheur au Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’UCL, s’est intéressé à décortiquer une réalité qui n’est peut-être pas aussi noire que l’on pourrait le penser !
C’est le hasard qui a mené Olivier Servais à s’intéresser aux personnes qui jouent aux jeux vidéo. Au cours d’un séjour au Canada, où il travaillait comme anthropologue, il a constaté l’attrait de certaines populations amérindiennes pour les jeux d’argent. « Là-bas, les casinos sont en grande partie gérés par leurs communautés ; par extension, les casinos en ligne bénéficient d’un grand intérêt. Par ailleurs, il y a quelques années, alors que je donnais cours aux premières années en Bac à l’UCL, j’ai constaté qu’une série de jeunes s’installaient au fond de l’auditoire avec leur ordinateur et jouaient en ligne tout en suivant le cours. Et ce n’étaient pas ceux qui échouaient ! Cela m’a donné un terrain d’enquête intéressant ! », ironise-t-il.
Expérience internationale
Bien qu’il ne soit pas un joueur assidu, Olivier Servais s’est intéressé au phénomène, en particulier aux MMORPG. « Pour lancer une étude, j’ai déposé un dossier au Fonds Spécial de Recherche (FSR). J’ai alors obtenu une bourse qui m’a permis d’encadrer un doctorant », précise-t-il. En conséquence, il lui fallait développer ses connaissances approfondies du terrain et du champ de recherche. Son expérience de recherche, il l’a construite sur le terrain, et approfondie sur le continent américain, qui propose des recherches pointues. « En sabbatique, j’ai passé un semestre à l’Université de Californie à Irvine en 2012 où j’ai beaucoup appris au contact de chercheurs de très haut niveau. J’ai également été amené à traduire un ouvrage de référence sur les mondes virtuels qui m’a obligé à trouver des termes en français pour ceux qui n’en avaient pas encore pour écrire le lexique, comme MMORPG. »
Parce qu’il est l’un des rares à s’être intéressé en monde francophone au jeu en ligne avant 2010, il a vite été lancé dans des sujets émergents, collaborant avec les plus grands spécialistes de la question aux États-Unis ou en France, notamment. « J’ai également collaboré à des ouvrages sur les nouvelles technologies dans lesquels j’ai abordé la question des jeux en ligne. Le problème est qu’en Belgique, nous disposions de peu d’études sur ce sujet, et nous manquons de masse critique. »
Laboratoire d’étude
Il restait donc à créer un réseau de recherche belge. « J’ai alors établi de multiples collaborations avec de jeunes académiques ou post-doc comme Joël Billieux, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation et chercheur à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCL, ou comme Thibault Philippette, chercheur à l’Institut Langage et Communication. Nous avons créé avec un groupe de plusieurs universitaires le Laboratoire Jeux et Mondes virtuels, ce qui a initié des collaborations avec une trentaine de chercheurs provenant de plusieurs universités du pays (UGent, KULeuven, Ulg, l’ULB, UNamur, UCL) et de hautes écoles (IHECS, Haute Ecole de Bruxelles…). Le but est de réunir des chercheurs de tous horizons qui s’intéressent au jeu en général, et peuvent contribuer à mener des études scientifiques solides. »
Une initiation à but professionnel
Le plus étonnant dans cette histoire est qu’Olivier Servais n’est, à la base, pas un joueur de jeux vidéo. Ce qui lui a probablement permis de jeter un regard détaché sur une question qui draine pas mal de clichés et de préjugés, sujet de son étude : le profil des « gamers ». « Le principal cliché a trait au problème de l’‘addiction’. Or, il ne peut pas être question d’addiction au sens propre, puisque ce terme implique une dépendance à une substance : alcool, tabac, drogues diverses. Il peut éventuellement s’agir de dépendance, de passion : il faut nuancer. Pour mieux comprendre le groupe principal de joueurs en ligne que j’ai suivi sur mon terrain, je me suis immergé dans un MMORPG bien connu, World of Warcraft. J’ai donc observé ce monde du jeu de rôle en ligne que je ne connaissais pas ; j’ai choisi ce jeu car à l’époque près de la moitié de ses joueurs y jouaient quotidiennement. Je ne pense pas que l’on puisse parler, pour la plupart d’entre eux, de dépendance. Par contre, l’aspect qui peut inciter les joueurs à y revenir très régulièrement et à jouer de nombreuses heures, c’est l’aspect social de ce jeu. La capacité de notre avatar à survivre et se développer dépend des autres; nos actes ont des conséquences immédiates ou à plus long terme sur le déroulement du jeu et ceux des autres vont influencer notre évolution. Il est donc logique que les joueurs soient tentés d’associer intensivement les autres à leurs vies ludiques. C’est donc le type de jeu qui peut inciter à y passer beaucoup de temps. »
Dépendance et désocialisation ?
Mais à partir de quand peut-on parler réellement de dépendance ? « Ce n’est pas la quantité d’heures passées devant son jeu qui va être décisive, mais davantage le fait que le jeu devient la première activité sociale du joueur. La dépendance, s’installe ainsi lorsque le jeu prend toute la place, au détriment de la vie sociale, du travail, des études, ou cause une souffrance. Cela existe, il suffit pour cela de voir les cliniques du jeu qui ouvrent et abordent ces problématiques. »
Selon le chercheur, les personnes qui deviennent dépendantes à ces jeux pourraient tout aussi bien l’être dans d’autres activités comme un sport collectif, par exemple, où elles se sentent valorisées. « Par leur avatar, ces personnes qui peuvent être, par exemple, très peu sûres d’elles, se cachent dans un anonymat rassurant. Elles ne sont pas jugées sur leur apparence, mais sur leur capacité à apporter quelque chose au jeu, aux autres joueurs. Il n’y a pas de place pour les jugements de valeur et le jeu crée dès lors des liens entre des personnes issues de milieux très différents, de pays et de cultures opposées qui ne se seraient jamais rencontrées sans le jeu. »
Contrairement à une autre idée reçue, les grands consommateurs de jeux vidéo ne sont pas spécialement des personnes qui s’isolent dans un monde virtuel. « Cela existe, il ne faut pas se voiler la face, mais il s’agit d’une minorité. La plupart ont des compétences sociales très développées. Contrairement aux hardcore gamers au Japon, où la proportion de personnes désocialisées, les hikikomori, est plus importante que chez nous. »
Carine Maillard